Regard sur...

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LES STANDARDS II

 

 

Classics jazz
et mélodie

 

 

 

    « Une chose qu’il faut faire, c’est étudier les standards (…) Tu peux comparer les standards à une étude de Chopin. C’est quelque chose qu’il faut travailler. Quand on connaît le jazz, quand on aime le jazz et si l’on veut faire du jazz en tant que musicien, pour essayer d’avoir une voie, une personnalité, il faut connaître ses maîtres. Et les maîtres, ce sont les standards. C’est All The Things You Are, I Remember You, In a Sentimental Mood, etc. Toutes ces vieilles chansons qui ont soixante-dix ans, il faut les connaître. Il faut les connaître par cœur. »
   
Les standards de jazz possèdent en la personne de Michel Petrucciani — qui est l’auteur de ces paroles — un de leurs meilleurs ambassadeurs.1 Compositeur prolifique et interprète de ses propres créations, ce prodigieux pianiste aimait les standards et aimait les jouer, inlassablement. Il les cultivait avec régularité et bonheur comme, pourrait-on dire, le jardinier cultive avec un soin amoureux ses rosiers et ses resplendissants massifs de fleurs.
   
Qu’on le reconnaisse ou non, il faut bien dire en premier lieu que, d’un point de vue purement qualitatif, les standards d’hier surclassent souvent sans difficulté la plupart des compositions d’aujourd’hui. Au fil des années, les standards ont également eu le mérite d’engendrer une offre de milliers de versions d’interprétations différentes dont nous pouvons profitablement bénéficier. Après avoir été appris, absorbés, les standards laissent le champ libre à des exécutions nouvelles et originales. Il est possible de les appréhender quasiment sans entraves, y compris de les démarquer, de les recycler, de les arranger, de les métamorphoser (tempo, tonalité, style, etc.) lors de leur exécution et bien sûr lors de leur extension (les chorus). Rien n’oblige à leur appliquer un traitement ultra conformiste, ultra léché. Ils se prêtent au contraire à l’apport de touches personnelles audacieuses, aventureuses, transformatrices.
   
Par les temps qui courent, il arrive toutefois que les standards soient perçus comme simplistes, défraîchis, surannés, usés jusqu’à la trame, compris comme des « pièces de musée ». Leur caractère d’ancienneté semble les pénaliser aux oreilles de certains. Il n’est pas rare de rencontrer des apprentis musiciens, jeunes et moins jeunes, qui ambitionnent ardemment de faire du jazz mais qui considèrent, plus ou moins ouvertement, que les standards sont pour ainsi dire un « truc » pour passéistes, une marotte pour encroûtés. Beaucoup d’entre eux manifestent le désir ardent de plonger directement dans le grand bain du jazz « moderne », du jazz fusion-électrico-rock-pop-funk, et de s’y maintenir exclusivement. Voila une affaire de ressenti et de goût défendable et respectable mais n’y a t-il pas là un risque de se priver de richesses insoupçonnées ?
   
That is the question ?

    Autre prisme. Si plus simplement, d’aventure, on se sent « lassé » par les standards hyper connus tels que Satin Doll, Night and Day, Blue Monk, Bye Bye Blackbird ou Someday My Prince Will Come, si l’on s’ennuie en compagnie de On Green Dolphin Street,  Stella By Starlight, Softly ou Lullaby Of Birdland, si l’on se trouve à l’étroit avec Out of Nowhere, Stormy weather ou Summertime, il en existe des centaines et des centaines d’autres — moins connus, tout aussi puissants mélodiquement — qui ne demandent qu’à être joués. Spontanément, on pense par exemple à Undecided, Good Bait, Cheese Cake, Blue Skies, Robbin's Nest, Misterioso, Parisian Thoroughfare, Bernie’s Tune, Line for Lyons, No Problem, Crisis, Sock Cha cha, etc. etc. Bien d’autres très beaux thèmes encore moins populaires de nos jours que ces derniers sont en mesure de se montrer captivants et d’être à la hauteur de nos désirs de musique.
   
Versant pédagogique, ce que dit LA tradition qui a fait ses preuves et qui est garante du meilleur en terme d’excellence, c’est que, s’il n’est pas un génie né et s’il veut vraiment être digne de ce nom, un artiste peintre en devenir « se doit » d’étudier son Michel-Ange, son Botticelli, son Raphaël, son Vélasquez, son Delacroix, son Cézanne, avant de se lancer dans une facture personnelle et d’intégrer le cas échéant le camp de l’art contemporain… un philosophe ne peut faire l’impasse sur Platon, Aristote, Descartes, Spinoza, Kant, Hegel, avant de s’atteler à la rédaction de traités de son cru… un écrivain ne peut prétendre écrire potablement en s’affranchissant de lire un grand nombre d’ouvrages littéraires réalisés par ses prédécesseurs… De fait, un musicien qui souhaite s’initier sérieusement au jazz peut-il faire le choix de méconnaître King Oliver, Fats Waller, Fletcher Henderson, Bessie Smith, Cheek Webb, Louis Armstrong ? Peut-il s’exempter d’aller à la rencontre de Count Basie, de Lionel Hampton, de Jimmie Lunceford, de Duke Ellington ? Peut-il s’exonérer de se « modéliser » un temps sur l’œuvre d’Ella Fitzgerald, de Dinah Washington, Sarah Vaughan, Billie Holiday, Peggy Lee, Anita O’Day, Julie London, Charlie Parker, John Coltrane, Thelonious Monk, Ben Webster, Sonny Rollins, Benny Golson, Clifford Brown, Dizzy Gillespie, Dexter Gordon, Miles Davis ? Peut-il « zapper » George Gershwin, Irving Berlin, Billy Strayhorn, Cole Porter ? Peut-il se dispenser de fréquenter d’un peu près Stardust, Cherokee, These Foolish Things, Laura, Solar, Sweet Georgia Brown, How High The Moon, April In Paris, I Got Rhythm, Star Eyes, St. Thomas, On the Sunny Side of the Street, Ornithology, Whisper Not, etc. ? Et, sans s’opposer dans l’absolu à ce que l’on puisse avoir des velléités contemporaines et « actuelles », peut-il faire débuter son champ d’investigation, son étude et sa pratique musicales uniquement à partir des approches — aussi géniales soient-elles — que l’on doit à Herbie Hancock, Chick Coréa, Mike Stern, Franck Zappa, Pat Metheny, Michael Brecker, Paul Bley, Jeff Beck, John Scofield, Larry Carlton, Allan Holdsworth, Scott Henderson ?
   
That is the question ?
   
A chacun ses engouements, son moteur d’engagement en musique et vive la liberté ! mais voila des questionnements qui sont fréquemment débattus, côté élèves, dans les couloirs des conservatoires et des écoles de musique.

La mélodie

    « MÉLODIE : succession de sons qui, aidés par le rythme, dont la mélodie ne saurait en aucune manière se passer, forment un sens musical plus ou moins agréable à l’oreille. », dit le Dictionnaire Nouveau Larousse Illustré. « Ensemble de sons successifs (par opposition à l'harmonie) formant une suite musicale reconnaissable et agréable. », renchérit Le Robert.
   
Pour le jazz, tout au long de son développement, les airs des standards sont en quelque sorte des  « points de départ» mélodiques, des « prétextes », des supports, la base. Faire prévaloir la mélodie, ne pas perdre de vue la notion de chant dans l’interprétation, restent des concepts majeurs. S’il ne donnait pas sa part au chat en matière de déconstruction, de dissonances, de plans musicaux révolutionnaires, Thelonious Monk a commis un retentissant « Arrête de jouer toutes ces conneries, ces notes bizarres, joue la mélodie ! »  qui sonne encore à nos oreilles !2 Dans cet esprit, un jeune pianiste, compositeur et professeur d’harmonie jazz d’aujourd’hui, Étienne Guéreau, parle d’or, lui aussi : « Le chant, c’est tout ! La mélodie, c’est tout ! Tout part de là ! »3
   
Sur ce chapitre du thème et de la mélodie, citons également la magnifique évocation-souvenir du vibraphoniste Gary Burton : « Et voila qu’arrive Stan Getz dans ma vie, qui chante des chansons en fait. Une fois, il m’a emmené écouter Lena Horn. […] J’ai été scotché ! Je n’avais jamais entendu une chanteuse comme ça. Et tout d’un coup, j’ai compris comment se débrouiller avec une mélodie. Et j’ai compris pourquoi Stan Getz jouait comme ça. Quand on jouait un morceau, lui jouait la mélodie. Moi, je faisais un solo. J’essayais de montrer que j’étais créatif, novateur, etc. Puis, derrière moi, il jouait la mélodie à nouveau et c’était la fin du morceau. Je me disais : « Mais quel paresseux ! Il ne se défonce vraiment pas !». Et en fait, le public était fasciné par ce qu’il faisait et appréciait à peine mes solos à moi. Je me suis dit : « C’est peut-être moi qui ne suis pas dans le vrai. » C’est Getz qui m’a appris comment donner vie à une mélodie. Et je m’en suis rappelé pour le reste de ma carrière4
   
Avec ces quelques lignes sur le thème classics jazz et mélodie, il n’est bien sûr pas question de s’inscrire dans une querelle des « Anciens et des Modernes » ni de rallier le camp des scrogneugneus, mais seulement de s’autoriser à traduire un désir fort et profond, le désir de continuer à butiner les standards avec le même intérêt, avec la même passion.

                                                                                         Didier Robrieux

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  1. Michel Petrucciani, cité par Benjamin Halay, in Michel Petrucciani, Le pianiste pressé, ouvrage de Franck Médioni, Ed. de l’Archipel, 2024, p. 71.  [Un article sur cette biographie de F. Médioni est consultable sur ce site en rubrique « Articles / Jazz-Livres »]

  1. Thelonious Monk, (25 conseils de Monk pour les musiciens ("T. Monk's Advice »), 1960, transcrits par le saxophoniste Steve Lacy (1934-2004), cité par Laurent Coq, pianiste, Mystère Monk, Ed. Seghers, p. 299.

  1. Interview-vidéo d’Étienne Guéreau réalisée par Jazz Listeners (2024) : https://www.youtube.com/watch?v=-vA_oMowcew . Et Étienne Guéreau de poursuivre : « J’ai fait des articles de blog il y a quelques années; le titre [de l’un d’entre eux] était : « Les 10 commandements de l’harmoniste » et le 1er commandement [était] : « Tu partiras de la mélodie ! » […] Un des symptômes du mal, de la maladie des compositeurs d’aujourd’hui, c’est malheureusement la disparition de la mélodie. Quand il n’y a plus de thème, il n’y a plus rien ! Il reste une espèce de musique d’ambiance, parfois c’est bien fait, mais c’est une espèce de musique d’ambiance […] Il y a un moment, la vie, la musique, c’est d’abord une mélodie […] S’il y a une chose à faire quand tu apprends un thème, c’est connaître la mélodie avant de commencer à la trafiquer dans tous les sens et à avoir des harmonies de sauvages, de wisigoth, d’ostrogoth ! Il faut connaître la mélodie, c’est tout. Déjà, quand tu sais ça, tu sais tout ! » [34’28]. [Sur ce thème, voir également cette vidéo à partir de 1’1’’17]

  1. Le vibraphoniste Gary Burton au micro d’Alex Dutihl, Open Jazz, France Musique, 18 décembre 2018.
    Ajoutons également ce commentaire du pianiste Kenny Barron à propos de Stan Getz : « Quel grand musicien ! Mais surtout, sa façon d’aborder la mélodie était sans égal. C’est d’ailleurs quelque chose que j’ai toujours cherché à atteindre. Et puis ce son ! Tout simplement génial. On le reconnaissait en un quart de seconde ! Finalement, il n’y a pas beaucoup de musiciens à avoir une telle personnalité sonore. Avoir eu la chance de jouer et enregistrer avec lui fut quelque chose d’incroyable. » (Kenny Barron : De Dizzy Gillespie à Chet Baker, les confidences d'un prince du swing, interview de Marc Zisman, Télérama, 8 mars 2016)

 

[ Juin 2024 ]
DR/© D. Robrieux