Livre

Quincy photo

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

QUINCY JONES

Mémoires

 

Q, l'oiseau rare

 


    Lire l’autobiographie de Quincy Jones — rédigée en 2001 et republiée en français en 2021 , c’est avoir accès à un récit inouï portant sur soixante-huit années d’existence passées dans l’ébullition créatrice de plusieurs secteurs de la musique américaine. C'est bénéficier d'une somme de souvenirs incroyablement captivants.


    Comme le révèle sans attendre ses Mémoires et selon une expression moins en vogue aujourd'hui, Quincy Jones a mangé son pain noir avant de manger son pain blanc. En effet, si son histoire est celle d’un musicien exceptionnel qui s’est progressivement doublé d’un pharamineux homme d’affaires, la période de son enfance1 n’aura pas été des plus radieuses dans les quartiers noirs et déshérités de Chicago et Seattle : conditions de vie sordides, problèmes familiaux, délinquance, humiliations, injustices…

    A 11 ans, dans la salle des fêtes de Sinclair Heights de Bremerton (Seattle), Quincy Jones connaît son chemin de Damas : un moment foudroyant de révélation pour la musique avec son premier contact physique avec un piano ! Peu de temps après, stupéfié par les sons produits par la trompette du seul barbier des lieux, il décide de se mettre à cet instrument, s’immerge dans les manuels de solfège et d’harmonie empruntés à Joseph Powe, un de ses premiers professeurs, et intègre un orchestre de collège.

    Désormais, chaque année de sa jeunesse sera marquée par des avancées décisives. Dès l’âge de 13 ans, il se livre à l’écriture musicale, à l’orchestration, à l’arrangement, il s’entraîne trois ou quatre heures par jour, il se débrouille pour aller écouter tous les big bands qui passent à Seattle. Avant ses 15 ans, il rencontre des musiciens majeurs tels que Clark Terry, Count Basie, Duke Ellington, Woody Herman, Ray Charles2… Durant cette période, toujours à Seattle, il entre dans l’orchestre de Bumps Blackwell, orchestre qui aura notamment l’honneur d’accompagner Billie Holiday. Au passage, le rappel de ses débuts chez Blackwell donne une bonne idée des « cadences infernales » qui étaient alors celles de certains orchestres de jazz : « On faisait huit spectacles par jour, plus le battage devant la tente pour racoler les spectateurs, et on était épuisés au point de parfois dormir par terre avec nos cardigans blancs.».
   
Quincy Jones intègre ensuite la Berklee School of Music de Boston au sein de laquelle il suivra un cursus complet. Puis, le bassiste Oscar Pettiford lui commande deux arrangements et le fait venir trois jours à New York où il approche tout le gratin du jazz : Charlie Mingus, Dizzy Gillespie, Art Tatum, Miles Davis, Charlie Parker3 et bien d’autres… Dans la foulée, le voila embauché comme trompette dans la formation de Lionel Hampton pour lequel il écrit par ailleurs des orchestrations.
    A 23 ans, Dizzy Gillespie lui confie « la responsabilité de monter un orchestre de tournée pour le département d’Etat».
Un an plus tard, il est engagé comme directeur musical, arrangeur et chef d’orchestre chez Barclay. Un emploi qui le fera résider en France durant plus de quatre ans. Il profitera de ce séjour pour suivre parallèlement des cours avec la célèbre professeur de musique classique Nadia Boulanger4. A l’évocation dans le livre de cette mémorable musicienne au talent unique, pourquoi nous la représentons-nous presque en maître bouddhiste lorsqu’elle énonce ce précepte sur la musique : « Expressivité, sentiment, conviction, précision et connaissance, c’est ce que tout artiste recherche. Quand on vise ces cinq qualités, peu importe le genre musical. » ? C’est peut-être parce que ce précepte désigne une voie essentielle et universelle pour qui se livre sincèrement, résolument, à l’activité artistique. « Expressivité, sentiment, conviction, précision et connaissance » Ces quelques mots qui si on leur appliquait une distance désinvolte ou ironique pourraient ressembler à un truisme, à une volée de banalités, n'apparaissent-ils pas comme une sorte de mantra que chaque musicien, que chaque musicienne, ayant souci de vérité et de perfectionnement, a plus ou moins en tête ?
   
Quincy Jones conserve au fond de son cœur les nombreuses collaborations tant professionnelles qu’amicales qui ont jalonnées sa vie et qui incluent des personnalités telles que Cannonball Adderley, Dinah Washington, Freddie Hubbard, Sarah Vaughan, Billy Eckstine, Benny Carter, Marvin Gaye, Toots Thielemans, Henry Mancini, Aretha Franklin, mais aussi Sydney Poitier, Marlon Brando, Stephen Spielberg, Sydney Lumet, Richard Brooks… La liste est sans fin et sidérante ! Clifford Brown n’est pas oublié : « J’adorais Clifford (…) C’était le type le plus adorable, le plus humble et le plus intelligent du monde, et le meilleur trompettiste que j’aie jamais rencontré. (…) C’était un génie. Personne ne lui arrivait à la cheville. ». Pas davantage que ne sont négligés Franck Sinatra, Lionel Hampton et Count Basie pour lesquels il a de belles paroles5.
    Les années passent. Autres temps, autres mœurs. Quincy Jones brigue des horizons différents. En 1982, il produit Thriller du chanteur Michael Jackson6. Il rappelle dans son ouvrage comment d’autres sons, d’autres rythmes, d’autres harmonies sont venus à une époque peu à peu chasser ceux qui étaient installés dans le paysage musical, comment une chape de plomb s’est insidieusement abattue sur le swing, les grands ensembles, le be-bop. Ces genres qui avaient été si attractifs, si flamboyants, si révolutionnaires parfois, ne trouvaient plus leur public, ne faisaient plus recette, ne parvenaient plus à faire vivre leurs exécutants. Dans ce contexte, avec la venue d’offres nouvelles, et certainement compte tenu de la nécessité qu’imposent toujours les factures à régler, on comprend le « virage » qui s’est opéré pour lui vers des formes musicales davantage dans l’air du temps, vers la variété, la pop, le rap. Aux tenants du jazz pur et dur qui le jugent en renégat parce qu’il a navigué dans d’autres eaux, Quincy Jones fait cette mise au point en deux phrases : « Je suis un be-bopper dans l’âme et je le resterai toujours. J’aime et je crée toutes sortes de musiques, mais le be-bop a participé au façonnement de ma personnalité et de mon destin. ».

    Quincy Jones appartient à cette catégorie de spécialistes virtuoses de l’arrangement et de l’orchestration auquel quantité de chefs d’orchestre, de musiciens, de producteurs, de metteurs en scène (il aura une forte activité dans le cinéma et la télévision) feront appel. Mais on voit que malgré la possession de dons hors du commun, les choses ne se sont pas toujours faites pour lui « en soufflant dessus ». Le monde d’Hollywood et du showbiz américain est un monde de merveilles artistiques, de lumières, de folies, de gigantismes, de luxe, de grande vie abondamment arrosée au champagne7, mais également un monde régi par un business avide et carnassier, un monde dans lequel tout doit aller vite, un monde qui ne fait pas de cadeaux ! Dans ce paradis infernal, on est vite éjecté et remplacé ! Quincy Jones dut, lui aussi, souvent s’accrocher, produire des efforts harassants pour honorer les contrats, respecter les « deadligne », éviter les ruptures d’engagements, les évictions immédiates. Il y laissera d’ailleurs la santé ; il sera victime d’un grave anévrisme cérébral dont il se sortira miraculeusement après deux opérations chirurgicales de tous les risques.

    Enfin, ce qui est aussi plaisant dans cette immense fresque des années vécues par Quincy Jones, c’est une nette volonté, semble-t-il, en ce qui le concerne, de faire barrage à l’ingratitude (même s’il confesse quelques moments de négligence). D’une manière générale, ce grand personnage, cet oiseau rare de la musique, prend en compte tout ce qui lui a été donné de vivre avec reconnaissance et a visiblement le goût de la l’altruisme, de la générosité. C’est ce qu’un nombre considérable de personnes lui reconnaît.

                                                                                             Didier Robrieux

 

QUINCY JONES
Mémoires

Traduit de l’anglais par Mimi et Isabelle Perrin

Ed. Le Cherche Midi, 2021

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  1. Quincy Jones est né en 1933.

  2. A 14 ans, Quincy Jones fait la connaissance de Ray Charles qui en a 16. Il ne cessera de fréquenter The Genius tout au long de son existence.

  3. Charlie Parker : « le géant des géants (…) le plus grand musicien du XXe siècle », selon les mots de Quincy Jones. Un Charlie Parker par ailleurs totalement dénué de scrupules qui ne se gênera pas de le plumer de 17 dollars pour aller s’acheter une dose de drogue chez son dealer attitré.

  4. Nadia Boulanger « admirait le jazz », note Quincy Jones, ce qui n’est pas toujours mentionné à propos de cette grande professeur de musique classique.

  5. Franck Sinatra : « Il avait une âme noire sous une peau blanche, et il le savait. Il adorait la musique des big bands, c’était ses racines. » /// Lionel Hampton : « Hampton était un Dieu (…) Il avait l’orchestre le plus swinguant d’Amérique, avec une section rythmique qui décoiffait et des saxos au son puissant qui se baladaient sur les sièges du public en chaussures à semelle souple. Question rythme, impros, swing et groove, Hampton était un grand jazzman et le roi du spectacle » […] « L’orchestre de Hamp swinguait dur et avait le feu sacré. Il fallait rudement bien jouer pour être dedans. Ça ne plaisantait pas. Ça venait des tripes, et, même si c’était du rock’n’roll pour faire danser les gens, c’était souvent du grand jazz. » /// Count Basie : « Basie était un seigneur (…) Count Basie savait faire plus avec deux notes que tout autre musicien, et il était passé maître dans l’art du tempo parfait. »

  6. Thriller : un des albums les plus vendus de tous les temps dans le monde. Quincy Jones avait rencontré Michael Jackson en 1972 alors que ce dernier n’avait que 12 ans. « Michael est un génie de la pop music dont le talent reste incompris, même par lui. » (Quincy Jones).

  7. A propos de « grande vie », on notera que si dans les mémoires d’un artiste musical mondialement connu la porosité entre vie publique et vie intime reste bien sûr inévitable, le chapitre, en milieu d’ouvrage, dans lequel Quincy Jones s’autoportraitise en « tombeur » prend un peu au dépourvu et n’apporte guère d’éléments passionnants.  Mais ce chapitre constitue, en fin de compte, un bémol très secondaire en regard de la magnifique teneur générale de ces 507 pages de Mémoires qui ne se veulent globalement jamais complaisantes ni élogieuses à l’excès pour leur auteur.

 

[Février 2022]
DR/© D. Robrieux