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Livre maxine gordon

 

 

 

 

 

 

 

 

DEXTER GORDON,
     SOPHISTICATED GIANT

Une biographie
             du célèbre saxophoniste ténor californien
      signée Maxine Gordon

 


    Fruit d’un travail méthodique et scrupuleux, cette biographie de Dexter Gordon (1923-1990) compile notes personnelles consignées par le musicien avant sa disparition et enquête effectuée par Maxine Gordon, son épouse.
   La carrière de ce monument du saxophone ténor originaire de Californie est jalonnée d’innombrables prestations publiques au sein de formations prestigieuses (Lionel Hampton, Fletcher Henderson, Billy Eckstine, Louis Armstrong) mais aussi aux côtés de la plupart des acteurs musicaux du bebop et du hard bop ainsi qu’auprès de « pointures » de toutes nationalités fréquentées lors de sa période européenne qui dura une quinzaine années. Ainsi, sa vie et son parcours professionnel connaitront quantité de beaux et grands moments : opportunités quasi constantes de jouer avec des musiciens et musiciennes les plus talentueux et les plus réputés, offres non stop de concerts et de tournées partout dans le monde, propositions sans cesse renouvelées d’enregistrements, témoignages d’estime abondants.

    Mais ce soliste vigoureux et prolixe sera aussi amené à vivre de bien mauvais épisodes en raison de sa consommation de stupéfiants durant deux décennies. Il est toujours triste et pénible d’observer combien le poison de la toxicomanie a miné, parfois pendant de longues années, la santé, l’équilibre, le bien être, de si nombreux jazzmen et jazzwomen. Dexter Gordon n’échappera donc pas à ce fléau. A cause de sa récurrence, on se surprend épisodiquement à percevoir le problème de la drogue dans le milieu du jazz comme une sorte de malédiction, de fatalité, tout en demeurant conscient que cette réalité ravageuse et glaçante possède des racines psychologiques et sociales complexes et profondes. En s’affranchissant de toute accentuation misérabiliste ou geignarde, le récit biographique de Maxine Gordon ne fait pas l’impasse sur l’existence quotidienne problématique, la précarité économique, la maltraitance, la relégation à l’état de sous-citoyen ou sous-citoyenne, voire de sous-humains, qui furent et il arrive qu’elles le soient encore de nos jours le lot de beaucoup de d’artistes aux USA.

Si l’on fait retour au plan musical, la biographie rappelle qu’un des modèles esthétiques primordiaux de Dexter Gordon fut Lester Young : « Quand on lui demandait s’il avait des regrets, il répondait : « Un seul. Je n’ai jamais pu jouer dans l’orchestre de Count Basie, au pupitre de Lester Young. »1 Dans cet ouvrage, on est aussi intéressé de découvrir les mots qu’a pu avoir Gordon à l’endroit de ses amis musiciens. Citons quelques noms : Gene Ammons  (Il « pouvait faire pâmer son public avec une seule note, par exemple un si bémol dans le registre grave »), Dizzy Gillespie (« Il était phénoménal »), Louis Armstrong (« C’était le meilleur »). Concernant Louis Armstrong, on relève d’ailleurs cette mise au point importante de Dexter Gordon, mise au point qui s’inscrit à rebours de certaines caricatures qui ont pu frapper ce fantastique trompettiste au style précurseur. En effet, s’il souriait souvent et s’il affichait une fréquente extérieure bonne humeur, celui que l’on surnommait Satchmo ou encore Pops n’était pas cet Oncle Tom que l’on se plait parfois à décrier : « Si quelqu’un — ce qui était de mise à une certaine époque — faisait une remarque désobligeante à propos d’Armstrong, Dexter se levait de son siège et rappelait à cette personne que les musiciens de jazz n’auraient guère eu de possibilité de gagner leur vie sans les sacrifices consentis par Armstrong. Il rappelait aussi que c’était Louis qui, en 1957, avait déclaré à des journalistes : « Maudit soit le gouvernement qui laisse les choses aller comme elles vont dans le Sud. Pour les gens de couleur, il n’y a pas de patrie. » Et il signalait que c’était Louis qui avait dit d’Eisenhower qu’il n’avait « rien dans le ventre » quand le président avait laissé Orval Faubus, gouverneur de l’Arkansas, empêcher l’intégration de la Central High School de Little Rock. » Rapportés par Maxine Gordon, des propos si avisés, si empreints de justice, méritent d’être cités dans leur intégralité.
    Le sens de l’humour n’était d’autre part pas absent chez Gordon. En témoigne, par exemple, la transcription d’un dialogue particulièrement comique entre lui et Miles Davis (ils étaient amis) à propos des vêtements qui sont « hip » et ceux qui ne le sont pas !...2 On peut aussi mentionner une blague amusante qui lui était, semble-t-il, coutumière. Il arrivait en effet au saxophoniste d’affirmer « qu’il « jouait toujours mieux le blues » quand il était payé avant le spectacle. »… 
    En poursuivant avec bonheur la lecture du texte de Maxine Gordon, nous sont livrés divers commentaires et informations sur les conditions dans lesquelles s’est déroulé le tournage d’Autour de Minuit. Sorti en 1986, ce film de Bertrand Tarvernier (1941-2021) accorde le rôle principal à Dexter Gordon qui y incarne un musicien de jazz américain installé à Paris à l’époque charnière des années 50 et 60. Le scénario de ce long métrage a été en partie inspiré par la période parisienne du pianiste Bud Powell décrite dans le livre de Francis Paudras intitulé La danse des infidèles, Bud Powell à Paris.3 Concernant Autour de Minuit, Dexter Gordon considérait que ce travail cinématographique « resterait le meilleur film jamais fait sur le jazz et ses musiciens, et cela parce que la musique avait été enregistrée live comme elle l’aurait été dans un club. » Au-delà de l’importance qu’il accordait à la restitution musicale authentique du film, il est également intéressant d’apprendre, par la plume de son épouse, que le saxophoniste avait également « beaucoup pensé à l’hommage qu’Autour de Minuit allait adresser aux musiciens de jazz dont les qualités n’avaient pas été encore reconnues, ainsi qu’à ceux qui étaient morts jeunes sans avoir eu, comme lui, l’occasion d’exposer leur talent. » Indépendamment de son apport dont on ne mesurait pas obligatoirement la portée, à chacun et à chacune de se faire une idée sur cette œuvre de cinéma qui n’est pas convaincante en tous points.

    Enfin, pour une approche supplémentaire de la musique de cet immense saxophoniste, l’ouvrage donne envie de se procurer ou de se faire prêter toutes affaires cessantes l’enregistrement — apparemment difficilement disponible en raison de sa rareté et de son coût — de la fameuse séance musicale qui eu lieu entre Wardell Gray (ténor également) et Dexter Gordon le 6 juillet 1947 au Elks club de Los Angeles. A l’évidence, cette joute mémorable a du être « quelque chose », comme on dit.

 

   Didier Robrieux

 

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  1. p. 27. Dexter Gordon rappelle explicitement dans quel sillage il s’est construit : « Nous venions tous les deux [Gordon et son complice le saxophoniste Wardell Gray] de Lester et de Bird. Bird n’avait jamais été un mystère pour moi, parce qu’il venait de Lester. Et d’autres aussi… » (p. 131) ; «  […] quand j’ai entendu mon premier disque de Basie, avec Lester Young et Herschel Evans, tout a changé. Duke était fantastique, mais Basie, ça a vraiment été un choc. » (p. 49).

  1. p. 134

  1. On trouvera par ailleurs un article sur le livre de Francis Paudras intitulé Bud Powell à Paris en rubrique « ARTICLES /JAZZ - LIVRES » de ce site.

 

[Avril 2021]
DR/© D. Robrieux