Livre

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ÉRIC LE LANN

Scorpion ascendant Belon

Autobiographie

Le jazz contre vents et marées


     Les ronds de jambes et les circonlocutions ne sont pas de mise chez ce musicien. Le trompettiste de jazz Éric Le Lann est en effet tout d’une pièce. C’est le premier sentiment que l’on a en lisant son livre autobiographique intitulé Scorpion ascendant Belon dont le contenu peut être qualifié de cash, dans le meilleur sens du terme.
   
En retraçant — parfois de façon discontinue — l’histoire  de ses expériences personnelles, Éric Le Lann fait le point : l’amour du jazz, une vocation précoce, le lancement tête baissée dans la carrière avec le parcours d’obstacles que cela a pu représenter, les accrocs professionnels, les déceptions familiales… mais aussi les bons moments, les belles réussites, les prix remportés, les concerts et les tournées magnifiques, les collaborations de scène ou de studio prestigieuses, exceptionnelles, inoubliables.
   
Dans ce récit, Éric Le Lann nous fait principalement toucher du doigt de quoi est faite la vie d’un musicien professionnel de jazz tout en explicitant parallèlement sa conception de la musique. Né en 1957, il passe son enfance dans les Côtes-d’Armor en Bretagne. C’est son père trompettiste amateur qui, dès l’âge de 8 ans, lui enseigne l’instrument et un grand nombre de standards. A 20 ans, il choisit de prendre pour métier celui de musicien, s’installe à Paris, commence un apprentissage assidu dans les clubs de la Capitale. Ses premières rencontres ont lieu auprès de musiciens comme le trompettiste Jean-Loup Longnon. Il a aussi, à cette époque, l’opportunité d’écouter Clark Terry « pendant une semaine » au Petit Opportun à Paris1. Un Clark Terry dont il n’oubliera jamais les marques d’encouragements comme il n’oubliera jamais celles que lui adressera plus tard le saxophoniste Benny Golson.
   
Si comme beaucoup de musiciens, Éric Le Lann passe un temps par la case « Variétés » (Gibson Brothers, Bernard Lavilliers, Étienne Daho, Henri Salvador, etc.), il enchaîne surtout les contributions jazz et rejoint progressivement, année après année, des musiciens qui comptent  : René Urtreger, Pepper Adams2, Henri Texier, Patrice Caratini, Martial Solal, Billy Higgins, Michel Petrucciani, André Ceccarelli, Olivier Hutman, Archie Shepp, Baptiste Trotignon, Cesarius Alvim, Éric Légnini, Rémi Vignolo, Jean-Pierre Arnaud, Louis Winberg, Paco Sery, Paul Lay...
   
A plusieurs reprises, il mettra également sur pied ses propres formations et procédera à des suites d’enregistrements aux cotés d’artistes de renom. Sa participation dans le film Autour de Minuit de Bertrand Tavernier (1986) est aussi pour lui une étape de carrière importante ; il fait part dans son livre de ses rapports, à cette occasion, avec le saxophoniste Dexter Gordon, le pianiste Herbie Hancock, le batteur Billy Higgins et donne un descriptif des conditions de ce tournage cinématographique, sans manquer de remettre un peu les pendules à l’heure.
   
Éric Le Lann consacre d’autre part plusieurs pages aux musiciens essentiels qu’il considère comme étant ses inspirateurs directs.
   
Chet Baker tout d’abord. Éric Le Lann et lui se réuniront tous deux, à la bonne franquette, sans cérémonie, pour des séances de trompette (cela doit tout de même être assez fantastique de vivre une « chose » pareille !) avant de développer d’autres échanges musicaux et fraternels qui dureront de 1980 à 1988. Les parties de l’ouvrage relatives à Chet Baker nous en apprennent un peu plus sur les différentes facettes du tempérament personnel du trompettiste de My Funny Valentine, au-delà des stéréotypes habituels3. Chet Baker était vraiment un « phénomène ». En témoigne la stupéfaction d’Herbie Hancock lorsqu’il l’entend lors du tournage d’Autour de Minuit, stupéfaction de laquelle est témoin Éric Le Lann et qu’il restitue dans le livre : « Hé, les mecs, je viens d’enregistrer mon morceau avec Chet Baker. J’ai jamais vu ça, il a pondu un solo de dingue sans lire quoi que ce soit, tout à l’oreille ! » 4
   
Évocation chaleureuse également de l’immense pianiste Martial Solal qu’Éric Le Lann a rencontré en 1980, date marquant le début d’un long partenariat musical qui se poursuivra par la suite5.
   
Dans son autobiographie, le trompettiste n’éclipse pas davantage son admiration pour Louis Armstrong, Miles Davis et surtout Clifford Brown : « Il sera pour longtemps mon trompettiste préféré, et de loin. Clifford est la suite logique du jeu de Fats Navaro dont le son reste pour moi le plus beau son de trompette de jazz. »
   
Les remarques d’Éric Le Lann sur le thème de l’improvisation en jazz sont à signaler. « L’idéal en improvisation, c’est d’oublier que c’est soi qui joue. La somme de travail doit s’effacer et laisser place à un autre qui joue. Oublier le Moi, tout est là. », note-t-il. L’idée est puissante et mérite d’être méditée. Éric Le Lann observe par ailleurs — chez nombre de musiciens formés dans les écoles de jazz — une trop fréquente « uniformisation de l’improvisation basée sur des systèmes au détriment des phrases. » C’est une sensation que l’on éprouve fréquemment à l’écoute de solos ici et là. Comme une impression que la coquille est belle mais que cette coquille est vide…6
   
Il y a donc beaucoup de forts et agréables atouts dans ce Scorpion ascendant Belon. Éric Le Lann nous fait la narration d’une vie faite de création, de surprises, de nouveautés, éclairée par une philosophie de la musique énergique, lucide et sincère.

                                                                           

                                                                                                Didier Robrieux

ÉRIC LE LANN
Scorpion ascendant Belon
Autobiographie
Amazon ou site de l’auteur, 2022

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  1. « Clark Terry est, dans l’histoire du jazz, l’homme-charnière entre Louis Armstrong et Miles Davis. C’est LE trompettiste à la fois de Duke Ellington et de Count Basie. D’ailleurs, Miles Davis revendique Clark Terry comme sa principale influence. » (p. 35)

  1. « Pepper est hallucinant : quel que soit son état, il joue comme s’il devait mourir demain ! » (p. 29).

  1. Chet Baker (1929-1988). « Chet est comme il joue. Chet ne triche pas, Chet ne frime pas, il n’est pas dans le paraître, il fait ! » (p. 79).

  1. Chet Baker : « Il lit la musique sans connaître l’harmonie, indispensable pour improviser. Et pourtant ! » (Éric Le Lann) (p. 141).

  1. Martial Solal : « Ce qu’il joue n’est jamais convenu. ». Pour ce qui est de l’accompagnement au piano, Éric Le Lann décrit Martial Solal comme un modèle du fait que « sa façon d’accompagner donne au soliste une très grande liberté. ». Et de préciser : « Il ne plaque pas l’accord avant que tu joues lorsque tu improvises. Il attend que tu fasses ta phrase puis il joue, il souligne, la met en valeur. Il rebondit, propose d’autres directions. Il te répond. En fait, c’est un échange et c’est assez rare : trop de pianistes ou de guitaristes plaquent l’accord sans avoir écouté le soliste avant. Impossible à ce compte-là de sortir de ce carcan harmonique. » (p. 42-43)

  1. Éric Le Lann met le doigt sur la sempiternelle question des « recettes techniques » enseignées au sein des écoles de musique et conservatoires qui se substituent sans doute trop souvent, dans les chorus, aux idées musicales personnalisées et originales de l’exécutant. Certains musiciens de jazz, voire de grands musiciens de jazz, sont davantage occupés à construire des « équations » (d’accords ou de tout ce que l’on veut) qu’à taquiner les Muses dans les verts pâturages de la sensibilité, du rêve et de l’art. Les jugements en la matière ne doivent pas cependant se montrer idéalistes/rigoristes à l’excès. En effet, d’une part, le travail de l’imagination est extrêmement difficile en jazz. D’autre part, le morceau à exécuter peut présenter des difficultés terriblement ardues. D’autre part encore, la fatigue ou la saturation peuvent parfois prendre le pas chez l’interprète lors du set. Une technique acquise fiable demeure alors la meilleure alliée.
    Éric Le Lann souligne aussi : « Lorsque l’on improvise, en jazz, certains racontent une histoire, d’autres pas. » (p. 64) [Voir l’article-point de vue Le chorus jazz I en rubrique ARTICLES / JAZZ - REGARD SUR consultable sur ce site ainsi que l’article René Urtreger en concert, à propos du « jazz cérébral », en rubrique ARTICLES / JAZZ - CONCERTS également sur ce site.]

[ Avril 2023 ]
DR/© D. Robrieux