Clifford Brown

 

JORDU

à l'honneur

 

    De nombreux et nombreuses mélomanes ont connu leur première bonne sensation, leur première vraie intimité avec le jazz en entendant Jordu, un titre rendu célèbre par l'interprétation du génial trompettiste Clifford Brown (1930-1956). Composé en 1953 par Duke Jordan, ce morceau est aussi talentueux que directement parlant. Clifford Brown s'en empare de façon irrésistible.

    Dans l'un des enregistrements de référence de Jordu (reprise Verve, 1999), Clifford Brown officie en quintet1. L'exposition du thème est claire, concise, mélodieuse. Son développement est au trois quarts tempéré tandis que le "pont"2 se montre nettement plus énergique. En quelque sorte, un swing tenu avec un fond presque nonchalant que vient secouer une vigueur soudaine.
   
Pour son chorus, Brown déroule une ligne contrastée. Attaque fortissimo, petites rafales de notes, comme un mouvement d'humeur. Un phrasé qui s'apaise, puis qui s'enflamme, puis qui s'apaise, puis qui s'enflamme à nouveau. Des séquences étales qui alternent avec des notes piquées, crépitantes, chahutées. La voix du trompettiste se fait en effet quelquefois plus forte. La trompette de celui que l'on surnommait aussi "Brownie" sait d'évidence remuer les torpeurs. C'est peut-être là une des marques du caractère hard-bop auquel on affilie généralement ce musicien.
    Dans le sillon du solo de Clifford Brown, vient ensuite se placer celui du saxophoniste ténor Harold Land. L'esprit est le même : bon rythme mais un son coulé, doux et chaud que vient par moments émailler un discours au débotté plus précipité dans une cohérence totale.
    Assurée par Richie Powell3, la partie de piano, quant à elle, est bien courte mais sobre, rythmique, délicieuse pour tout dire. Au clavier, Richie Powell a des inflexions bachiennes qui font songer au jeu du pianiste John Lewis, un John Lewis dont on sait qu'il était très attaché au maitre de la fugue et du contrepoint. Après une suite d'échanges 4x44 mitonnée avec soin, un chorus de Max Roach vient boucler de manière somptueuse la boucle des improvisations avant la reprise du thème.
    Jordu a su séduire des milliers de musiciens de jazz. Chez les pianistes, Oscar Peterson, Hank Jones et Billy Taylor en ont troussé des versions en compagnie desquelles on a plaisir à se laisser porter. Le grand Bud Powell retient aussi l'attention dans un style plus rugueux, concret, sans sophistication, avec un toucher imparable. Très impressionnant !

    A la guitare, Barney Kessel a coutume de nous combler, sans restriction. Pas d'exception avec son enregistrement de Jordu. Pour sa part, le guitariste Sylvain Luc aborde ce standard sur un tempo aussi rapide et très persuasif; un grand moment de musique. La version de Barney Wilen, "crack" du saxophone trop souvent oublié, est également à recommander.
    Enfin, ne manquons pas d'évoquer à nouveau celui qui a donné naissance à ce morceau d'anthologie qu'est Jordu : le pianiste Duke Jordan (1922-2006). Jordan est aussi l'auteur de Forecast, Two love, Oh Yeath, Night Walk, mais surtout du sensationnel No Problem créé tout spécialement pour le film Les Liaisons Dangereuses de Roger Vadim (1959).

                                                                                                                                                                                         Didier Robrieux

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1. Clifford Brown (tp), Max Roach (dms), Harold Land (ts), Richie Powell (p), George Morrow (cb).

2. La totalité des mesures de ce thème (32 en l'occurrence) peut être divisée en quatre "blocs" égaux; le troisième "bloc" est appelé "pont".

3. Richie Powell était le frère cadet du célèbre pianiste de jazz Bud Powell (1924-1966). Il a perdu la vie ainsi que son épouse, Nancy Powell, et son partenaire d'orchestre, Clifford Brown, dans un accident de voiture le 26 juin 1956.

4. Le 4x4 (ou chase) est en jazz une figure d'interprétation et d'improvisation dans laquelle les musiciens se passent rapidement le relai au bout de quelques brèves mesures (4 ou 2), donnant le sentiment de dialoguer, de se répondre. Ici, nous avons un enchainement sax-batterie-trompette-batterie-sax-batterie-trompette-solo de batterie pour conclure.

* Abréviations : acc (accordéon);  as (saxophone alto);  b (basse); bj (banjo); bs (saxophone baryton) ; cb (contrebasse); cl (clarinette); ct (cornet); dms (drums, batterie) ; fl (flûte) ; g (guitare); harm (harmonica); org (orgue); p (piano) ; ss (saxophone soprano) ; tb (trombone) ; tp (trompette) ; ts (saxophone ténor) ; tu (tuba); vib (vibraphone); vl (violon).

Écouter // Voir :
Jordu
https://www.youtube.com/watch?v=GslhRUBgXNI
No Problem

https://www.youtube.com/watch?v=4fr-
t8uIFzIhttps://www.youtube.com/watch?v=6WAO3Xj0R48