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La Recherche de l’absolu

 

  Sur le thème du savant fou, La Recherche de l’absolu de Balzac reste un des grands textes de référence. Passion scientifique et fureur mégalomaniaque atteignent dans ce roman leur point culminant.

   L’œuvre de Balzac fait parfois penser à celle de Beethoven. Lorsque nous les abordons l’une comme l’autre, il y a souvent ce premier sentiment en non grand connaisseur qui nous assaille, premier sentiment d’abondance extrême, d’enchevêtrement savant mais aussi de densité, de masse, d’épaisseur. Après une période de familiarisation, une certaine empathie avec les univers singuliers des artistes s’opère et nous percevons alors que ces oeuvres de génie ne connaissent pas de charges excessives ni d’engorgements fastidieux. Tout se passe comme si après s’être présentées à nous sous une forme des plus compactes et des plus imposantes, elles se fluidifiaient peu à peu jusqu’à nous révéler des merveilles de légèreté et de finesse.
   Au sein de l’inquiétante galerie des savants fous célèbres que nous a donnée la littérature du 19ème siècle, le chimiste de La Recherche de l’absolu (1834) de Balzac tient honorablement son rang. Postérieure à l’apparition du personnage de Frankenstein de M. Shelley (1818) mais antérieure à celle des docteurs Jekyll de Stevenson (1886), Orfanik de Verne (1892) et autre Moreau de Wells (1896), l’émergence de ce Balthazar Claës né sous la plume de l’auteur de La Comédie humaine se montre digne à bien des égards de ses homologues romanesques qui ne cesseront de croître et se multiplier dans le récit moderne (1).
   Dans les premiers paragraphes de La Recherche de l’absolu, la description balzacienne donne toute sa vigueur. Plus d’une quarantaine de pages sont consacrées à la présentation des personnages, à l’évocation du maillage subtil des sentiments tissés entre les protagonistes, à l’exposé généreusement documenté du cadre social où se joue le récit.
   L’histoire se situe en Hollande au début des années 1800. Balthazar Claës, notable respecté et personnalité savante de la ville de Douai, entreprend de se livrer à de mystérieux travaux dans un laboratoire qu’il aménage dans une pièce retirée de sa vaste demeure. On apprend qu’il pousse le projet de découvrir le processus qui préside à la cristallisation du carbone aux fins de produire en abondance de purs diamants. Est-il question dans ce programme  expérimental de chimie ou d’alchimie ? Sur cette imprécision où se brassent hardiment savoirs médiévaux et science rationaliste, imprégnation fantastique à forte teinture gothique et modernité futuriste, repose l’ouvrage tout entier.
   Aidé de son fidèle valet, Claës s’engage dans ses expériences. Mois après mois, son comportement se métamorphose. Il délaisse peu à peu sa famille, perd le sens de la mesure, se néglige, dépérit. Il achète sans compter machines, équipements, verreries, produits chimiques, minéraux nécessaires à ses travaux. Pour financer ces dépenses exorbitantes, il hypothèque ses propriétés, dilapide sa fortune. On ne manque pas de le mettre en garde, de tenter de lui faire admettre qu’il « [marche] seul au milieu [d’] abîmes sans issue », mais il ne veut rien entendre.
   Un temps, Claës semble revenir à la raison, reconquérir une certaine maîtrise de lui-même. Très vite cependant, il retourne à ses expérimentations improbables. Sous la pression des siens, plusieurs autres rémissions surviennent mais à chaque fois la passion maladive du chimiste se reconstitue avec plus d’acharnement l’entraînant vers une imparable déchéance matérielle. Balzac nous décrit en fin d’ouvrage un Claës définitivement en proie à la foliemais l’imagine aussi en génie méconnu.
   Sur fond de drame « psychologique », familial et social, le roman condense la plupart des grandes caractéristiques emblématiques du savant fou. Ainsi, en première instance, Claës se trouve frappé d’une forme de démence progressive. La monomanie s’impose ensuite comme un des symptômes majeurs de ce dérèglement mental (on reconnaît un savant « monomaniaque » notamment à ce qu’il refuse quoi qu’il advienne de changer de sujet d’étude, même lorsqu’il se trouve acculé depuis des années aux plus énormes impasses conceptuelles ou méthodologiques…). Puis, le désir de coupure avec le monde vient à son tour prendre place dans le tableau clinique du savant. Claës ne peut se détacher de son travail. Il ne sort plus, il s’isole peu à peu dans son univers en compagnie de ses chimères. Il devient «indifférent à tout ce qu’il avait aimé ». Claës tombe dans une espèce d’état second. Il ne voit plus rien, n’entend plus rien. « Il était monté sur la science qui l’emportait en croupe (…) bien loin du monde matériel », note le narrateur. Le savant fou n’est plus là.         
   La misanthropie prend aussi rapidement possession de Claës. La paranoïa s’installe. Le culte du secret se renforce. Le savant interdit la porte de son laboratoire aux êtres qui lui sont chers. Il en expulse les intrus avec violence. L’exercice draconien du secret ne se montre pas, par parenthèse, incompatible avec celui d’un certain racolage opportuniste qui peut s’opérer ponctuellement (le savant fou accepte toujours de donner ce qu’il faut de publicité à ses travaux lorsqu’il s’agit de rallier à sa cause son entourage pour complaire à sa débordante vanité ou pour renflouer ses caisses…).
   La science, cette entité aux charmes ravageurs, est immanquablement désignée comme responsable des excès et des égarements du savant. La science ne laisse jamais en répit le savant fou. Elle lui fait tourner la tête, elle l’ensorcelle. Pour tout dire : elle « dévore » son coeur, elle le vampirise. «Que faire contre la science ? Comment en combattre le pouvoir incessant, tyrannique et croissant ? », s’interroge avec fatalisme un familier de Claës.
   Ces envoûtés de la science que sont les savants fous ne manquent jamais d’autre part de proclamer à la face du monde leur vocation débordante pour les grandes causes. Pour autant, le désintéressement possède chez eux ses limites. Le savant fou raffole des honneurs. Quelques lignes puisées dans La Recherche de l’absolu en disent long sur la concupiscence effrénée de Claës à vouloir s’illustrer avec éclat : « Oppressé par une pensée qui l’étreignait, il rêvait les pompes de la science, des trésors pour l’humanité, pour lui la gloire. ». Mais c’est sans doute l’appétit prométhéen qui remplit le plus d’ardeur l’esprit des praticiens extrémistes de la science. Claës se flatte de « s’élever au-dessus des autres hommes ». Il ne connaît qu’un objectif : parvenir à connaître le Grand Absolu et obtenir le pouvoir de « répéter » la nature. Le savant fou, c’est une constante, rêve de devenir l’égal des dieux.
   Autre particularité pointée par Balzac et propre aux illuminés de l’investigation scientifique : la certitude en l’imminence de la découverte. Le savant fou se dit toujours à deux doigts de réaliser l’invention du siècle. Balthazar Claës ne faillit pas à cette disposition coutumière. Il est convaincu qu’il va incessamment toucher au but. Ce n’est qu’une affaire de jours, tout au plus de semaines. Parvenu à ce niveau de certitude, tous les engagements, notamment pécuniaires, sont justifiés. Claës s’endette, par exemple, lourdement. Mais c’est pour la bonne cause ! Sans compter qu’il se promet d’être bientôt riche… Le point commun entre le savant et le joueur est ici frappant. De la même manière que le joueur invétéré reste persuadé que sa mise ultime lui prodiguera le jackpot, le savant met toute son espérance dans l’expérience de la dernière chance. Comme le flambeur sans le sou qui use de tous les stratagèmes pour « taper » son entourage, Claës tente d’amadouer ses proches en leur promettant de les accabler « de joyaux, de richesses ». Avec une ferveur enchantée et éblouie, il s’imagine en quelque sorte, lui aussi, qu’il va faire sauter la banque.
   Indéniablement, le genre « science-fiction » trouve dans ce texte nombre de ses fondamentaux. Très précocement au cours de l’histoire des lettres, des auteurs ont traité dans leurs œuvres des dérèglements – souvent préjudiciables à la société humaine tout entière – auxquels peuvent être soumis les savants lors de leurs entreprises de recherche. Le choix de cette thématique est révélateur d’une haute et sage clairvoyance chez ces artistes qui comptent dans leurs rangs un Honoré de Balzac plus que jamais porté à sa manière par une exigence de raison et de responsabilité.
                                                                             

Didier Robrieux

 

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(1) Orfanik est un personnage de savant qui sévit dans Le Château des Carpathes de Jules Verne.

 

 

DR/© Didier Robrieux