Shelley, Wells, Stevenson

 

 

FOUS DE SCIENCE

Les cas Frankenstein, Jekyll
et Moreau

 

  Procréation artificielle, manipulations génétiques, transferts d'organes, expérimentations cliniques tous azimuts... Porteuse d'espoirs et de progrès, la recherche médicale dans ses oeuvres et ses aventures suscite aussi nombre de questionnements et de peurs légitimes. Dans ce contexte, la figure du "savant fou" resurgit cycliquement sous les feux de l'actualité et fournit un bon motif de relire les grands classiques de la science-fiction.

   Prométhée, Icare, Midas, Cassandre, Faust, l'Apprenti sorcier... l'énumération peut être longue. Depuis les premiers temps, grands mythes et contes légendaires interpellent au plus vif les aventuriers de la connaissance. Ils mettent en scène les interrogations fondamentales et vitales de l'humanité. Ils invitent à la modération, à la prudence, à la sagesse. Ils désignent les chausse-trappes que constituent, notamment dans le domaine de la quête du savoir, les ambitions démesurées, la volonté de puissance, la soif immodérée de pouvoir, les transgressions "contre-nature". De nombreux ouvrages de science-fiction prennent leurs points de départ dans ces fonds de récits anciens, immémoriaux, extravagants, catastrophiques, parfois visionnaires. En construisant ses fables anticipatrices, et à défaut d'être dans tous les cas une déclinaison juste et fondée des réalités, la SF nous conduit souvent à des observations fines qui concernent notre Histoire au présent.
   Traditionnellement, la science-fiction se fait l'avocate du diable et ne dissimule pas son projet : elle égratigne la science, crie casse-cou, jette la lumière sur les dangers de l'expérimentation "à risques", exprime son inquiétude sur le vide éthique des programmes de recherche. A sa manière, elle donne corps à un ignoble et à un intolérable parfois peu éloignés des conduites humaines, même si certains voient en elle le bras vengeur et superstitieux de l'obscurantisme, le frein infantile et alarmiste du progrès, l'expression futile et partisane de l'anti-scientifisme. Mais que nous dit plus précisément cette littérature trublione, subversive, cruelle, hallucinée, sur le praticien de recherche, sur l'homme de laboratoire?
   La figure du "savant fou" constitue l'une des figures fétiche de la science-fiction. Sur ce thème, "Frankenstein" (1818) de Mary Shelley (1797-1851), "L'étrange cas du docteur Jekyll et de monsieur Hyde" (1886) de R. L. Stevenson (1850-1894) et "L'île du docteur Moreau" (1896) de H. G. Wells (1866-1946) demeurent des références de tout premier plan. Un survol éclair et distancié de ces ouvrages (mieux vaut ne pas s'attarder dans l'antre sulfureux des expérimentateurs de
la SF...) nous fait découvrir des mobiles "scientifiques" déconcertants, des comportements redoutables et aussi de bien lumineux messages.
   L'endurance et la persévérance sont des qualités en matière de recherche scientifique. Ce qui semble tout d'abord réunir les savants de la science-fiction, c'est leur constance industrieuse à venir à bout des difficultés expérimentales, à mener coûte que coûte le projet à terme. Dans la cave ou la soupente obscure de son laboratoire, dans le secret de son cabinet de travail, dans le champ clos de ses cogitations obsessionnelles, le savant fou, ascète et solitaire, louvoie dans les limbes de l'inconnu, fourrage nerveusement dans les entrailles du vivant et de la matière. Son labeur lui fait suer sang et eau. Son activité de recherche a des allures de chevauchées furieuses, de fantasias éreintantes, de batailles étourdissantes au coeur des orages de la connaissance et des tempêtes de la pensée. Le savant fou livre sans compter ses heures, ses journées, ses nuits, comme une offrande, jusqu'à l'épuisement. Lorsqu'il officie, il semble se trouver dans les fers d'un état hypnotique qui le prive de la majeure partie de son discernement.
   Existe-t-il des terrains défendus en matière de manipulation et de recherche? Quand l'expérience scientifique se déroule, les scrupules doivent être chassés du laboratoire. "La chose que vous avez devant vous n'est plus un animal, une créature comme vous, mais un problème", explique le docteur Moreau de Wells tandis qu'il se livre sans complexes à toutes sortes de transplantations diaboliques. Et le même Moreau d'ajouter : "J'ai poursuivi mes recherches sans me soucier d'autre chose que la question que je voulais résoudre" (1). La démarche scientifique ne doit-elle pas se départir de toute sentimentalité? Le pragmatisme ne doit-il pas représenter le dogme principal du chercheur? Le savant fou ne s'encombre pas de morale. Il élimine sans vergogne tout ce qui pourrait se mettre en travers de sa route. Il tuerait père et mère pour parvenir à ses fins. Il n'hésite pas le cas échéant à franchir le Rubicond de l'abject. Volonté d'aboutir et efficacité deviennent ses seules lois, dût-il se montrer tortionnaire ou sacrificateur. Les éventuels "dérapages" qu'il peut être amené à commettre ne sont que des aléas, des peccadilles qui relèvent de l'anecdote. "Je ne pouvais détacher les pensées de mon travail, odieux certes par sa nature, mais qui, néanmoins, avait acquis une emprise totale sur mon imagination", confesse le docteur Frankenstein de Mary Shelley lorsqu'il est amené à relater le processus qui l'a conduit à confectionner le "monstre" que l'on sait (2).
   On le voit : tout en se réclamant d'une approche purement "scientifique" dénuée de toute affectivité, le savant fou subit le puissant ascendant d'une passion irrésistible. Le feu sacré qui l'anime réduit progressivement en cendres son jugement tandis que l'enveloppent peu à peu les fumées de l'irrationnel et les miasmes de la déraison. Vertiges, extases de la recherche! Cette griserie, cette volupté, cette pâmoison, sont sans rivales dans le spectre des émotions humaines. "Vous ne pouvez vous imaginer ce que cela signifie pour un investigateur, quelle passion intellectuelle s'empare de lui. Vous ne pouvez vous imaginer les étranges délices de ces désirs intellectuels!", s'exclame le docteur Moreau (3). Peut-on reprocher à ce fol amoureux de perdre la tête? Moreau est éperdument épris de la science mais il en est la victime. C'est la science, créature fatale et enjôleuse, qui l'envoûte de ses sortilèges, qui le manipule, qui l'instrumentalise. "J'ai continué mes recherches dans la voie où elles m'ont mené", a-t-il soin d'indiquer (4). Ce n'est pas le savant qui tient les rênes de sa recherche mais la recherche qui le mène par le bout du nez...
   Le docteur Frankenstein se plaint lui aussi des charmes ravageurs de la science : "Quiconque n'a pas entendu les irrésistibles appels de la science ne peut concevoir leur tyrannie" (5). Un cocktail d'exaltation amoureuse, de ferveur mystique et d'avidité faustienne brûle le sang du savant fou. Dans cette polyphonie des sens, la mégalomanie joue sa partition. Incurable prométhéen, le savant de la science fiction veut dominer, domestiquer, neutraliser. Son désir constant est fanatique, totalitaire, souvent oppressif. Ses idées fixes comme ses rêveries décousues logent dans ce que Bachelard appelait les "hauteurs insensées de l'orgueil humain" (6). Il se montre rhéteur rigide, brutal, implacable. On est effaré par son effroyable vanité. Le savant fou a réponse à tout. Rien ne peut l'atteindre. Le dévouement à la "cause" scientifique a valeur de rempart. Une armure de magnifiques certitudes protège son corps vaillant tandis qu'il caracole vers la lumière et la vérité. Les leçons du passé n'ont bien évidemment aucune prise sur lui. Ses actes audacieux ne sont jamais susceptibles de causer du tort à la nature ou à la collectivité. Son intuition supérieure et la maîtrise avant-coureuse qu'il croit détenir des phénomènes le mettent à l'abri de tous les dangers... Bouffi de présomption, le savant fou demeure toujours persuadé qu'il contrôle la situation de bout en bout, qu'il peut redresser tout faux pas, qu'il peut surmonter tout déboire expérimental. "Je suis en mesure de me débarrasser de ce Monsieur Hyde aussitôt que je le voudrais", affirme l'irresponsable docteur Jekyll campé par Stevenson (7).
   A l'instar du poète "maudit", le savant "maudit" existe lui aussi : incompris, réprouvé, paria de l'institution scientifique, un brin parano et franc-tireur obligé. Comme il est convaincu qu'il appartient à l'espèce rare des devanciers, il regarde l'Histoire des hommes droit dans les yeux et donne des coups de menton à ses contemporains. L'exemplarité du martyre galiléen vient sans cesse regonfler ses ardeurs. La postérité saura reconnaître les authentiques et utiles bienfaiteurs...
   Le docteur Moreau de Wells se présente comme un hardi précurseur sur le terrain de la biologie et de la physiologie. Il s'insurge contre la frilosité et le manque d'imagination de ses confrères scientifiques. Il stigmatise leur indigence intellectuelle. Il dénonce les académismes, les pesanteurs moralisantes qui ralentissent ou écrasent la recherche. Lui, a le courage de planter des lances dans le ventre mou du conformisme, de transgresser les interdits, de culbuter les tabous, de se colleter avec les grands problèmes de
la Cité. Personne n'a la témérité "d"y toucher", fulmine Moreau (8). Il est l'ange perturbateur qui changera la face du monde.
   Moins tempétueux, le docteur Jekyll de Stevenson reproche également à ses collègues des réflexes de poules mouillées tandis que le docteur Frankenstein de Shelley lance, pour sa part, un couplet sur la veulerie des scientifiques : "Combien sont nombreuses les choses dont nous serions souvent bien près de percer le secret, si la négligence et une certaine couardise ne venaient pas nous paralyser dans nos recherches!" (9).
   L'investigation scientifique peut présenter cent visages. Elle peut être énergique, dynamique, conquérante, mais tempérée par la raison, la rigueur, la lucidité, le sentiment éthique, le goût du respect de la vie. Elle peut être boulimique, bouffonne, brouillonne et sentir son Gribouille à l'exemple de celle conduite par Bouvard et Pécuchet. Elle peut être sympathique, dérisoire, posséder une bonhomie innocente et contemplative à la façon d'un Pickwick. Elle peut être obsessionnelle, somnambulique, braquée dans ses oeillères et frappée de myopie "tournesolienne". Elle peut être morne, amorphe, routinière, se réclamer d'une inertie "à la papa". Elle peut être médiocre (voire inexistante) et se parer des plumes du génie. Elle peut aussi être malsaine et macabre, perverse et dangereuse, fantasque et destructrice à la mode des maniaques de la manipulation ou des médecins expérimentateurs nazis.
   Les savants fous de la science fiction marquent plutôt leur préférence pour cette dernière catégorie de pratiques. Ainsi, le docteur Frankenstein, en décrivant ses expériences, annonce benoîtement s'être trouvé contraint de "forcer la nature dans ses ultimes retranchements" (10). De son côté, le docteur Moreau s'émerveille de savoir qu'il est possible de modifier un être "dans sa structure la plus intime" (11). Dans le registre de l'infâme, Moreau met les bouchées doubles. Moreau a le démon de la trituration. Pour son cerveau fêlé, le mariage de la carpe et du lapin n'est pas une formule métaphorique exprimant l'irréalisable. Le sinistre expérimentateur de Wells semble tirer son inspiration scientifique et son goût pour les anomalies tout droit du bestiaire des hybrides de
la Mythologie et de la Légende (faunes, satyres, chimères, grées, cerbères et autres capricornes, griffons ou phénix mâles...) (12). Avec ses dissections, ses transplantations, ses charcutages abominables, le docteur Moreau nous transporte au bout du réalisme sadique et sanglant de la folie expérimentale, au bout d'un cauchemar criminel complet. Cette fascination étrange et souterraine pour les "dysformations" physiques et le hors-norme a toujours circulé dans les imaginations. Le docteur Moreau meurtrit et pétrit les chairs à l'image de son esprit tordu. Son cas mental n'est d'ailleurs pas facile. Il y a chez lui une attraction qui se double, paradoxalement, d'une répulsion pour le monstrueux. Moreau n'hésite pas à entreprendre les manipulations les plus invraisemblables et les plus infectes mais ce qu'il nomme la "bestialité" lui inspire la plus profonde répugnance. Les appels du Beau et de la Grâce se font entendre jusque dans les enceintes des laboratoires... Moreau est un perfectionniste, un esthète que le vulgaire et la laideur insupportent. Dans son genre, il est une sorte d'artiste, le Rodin de la paillasse, le Picasso du scalpel et du bec Bunsen... "A l'étude de la plasticité des formes vivantes, ma vie a été consacrée", déclare-t-il avec le plus bel aplomb (13).
   Dans un autre style, les manies du docteur Jekyll ne sont pas moins inquiétantes. Jekyll est un explorateur du Mal, de l'abomination. A l'inverse, par exemple, du Dorian Gray de Wilde, le personnage imaginé par Stevenson demeure imprégné de culpabilité et constamment ballotté par une succession d'états contradictoires. Ardent zélateur de la vertu, Jekyll veut boire la coupe du vice jusqu'à la lie. Il veut être l'ange. Il veut être la bête. Avide d'absolu, il veut escalader tous les versants de vie. Contrairement à la plupart de ses homologues, le docteur Jekyll ne donne pas particulièrement dans le prosélytisme. Il représente en quelque sorte le courant "individualiste" au sein de la communauté des savants fous. Il ne souhaite pas spécialement entraîner le monde dans son délire. Il expérimente ses "trouvailles" sur lui-même. Jekyll subit seul son destin de scientifique déchu et brisé.
   Les perturbations cérébrales n'épargnent pas le "malheureux" docteur Frankenstein qui, après avoir consacré une énergie phénoménale et un amour sans borne à son travail de laboratoire, se met à renier totalement l'humanoïde qu'il a engendré. Il faut cependant rendre justice au savant de Mary Shelley : affligé tardivement par les terribles conséquences de ses actes, Frankenstein connaîtra une forme de désespérance et de remords.
   Dans l'univers de la SF
, les débats de conscience des hommes de science surviennent généralement quand le désastre est consommé. Le savant fou expérimente d'abord... et réfléchit ensuite... "Nous croyons que la réflexion doit précéder le projet scientifique, plutôt que de succéder à l'innovation", affirmait dans les années 80 un des tout premiers manifestes de chercheurs français en faveur d'un contrôle éthique plus vigilant pour la science (14). Une profession de foi qui n'a rien perdu de son bien-fondé et qui représente en somme une manière tout à fait responsable de souhaiter que les inconséquences scientifiques funestes restent l'apanage des seuls personnages de science fiction.

                                                                                                                                                                Didier Robrieux

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(1) L'île du docteur Moreau, Ed. Folio Gallimard, 1985, p. 280, 281.
(2) Frankenstein ou le Prométhée moderne, Ed. Marabout, 1984, p. 87.

(3) et (4) op. cit. p. 280.

(5) op. cit. p. 78.

(6) Le droit de rêver, Ed. PUF, 1988, p. 75.

(7) L'étrange cas du docteur Jekyll et de Monsieur Hyde, Ed. Marabout, 1984, p. 33.

(8) op. cit. p. 274.

(9) op. cit. p. 79.

(10) op. cit. p. 85.

(11) op. cit. p. 275.

(12) Le "phénix mâle" est également une créature propre à éveiller l'intérêt de la tératologie... L'anatomie de cet animal fabuleux que l'on rencontre notamment dans la légende chinoise classique et qui est constituée d'une tête de poule, d'un cou de serpent, d'une gorge d'hirondelle, d'un dos de tortue et d'une queue de poisson, n'a rien à envier, par exemple, à celle - plus belliqueuse, il est vrai - de
la Chimère de la Mythologie qui se compose d'une tête de lion, d'un corps de chèvre, d'une queue de dragon et d'une gueule vomissant des flammes... (Voir Louo Kouan-Tchong, Les Trois Royaumes, Ed. Flammarion, 1987, p. 294 et P. Commelin, Mythologie grecque et romaine, Ed. Garnier, 1956, p. 338).
(13) op. cit. p. 274.

(14) Voir Le Monde du 19 mars 1988.

 

[ 1991 ]
© Didier Robrieux