Regard sur...

 

LES STANDARDS

Sources et forces inspirantes du jazz

 

   Les trois et quelques opulents volumes de partitions du Real Book ressemblent à de vieux coffres de pirates dégorgeant jusqu’à la gueule de pièces d’or, de bijoux somptueux, de perles étincelantes. Les merveilles du jazz sont là ! Les musiciens n’ont plus qu’à plonger avec délectation leurs mains dans ces amoncellements de joyaux et les brasser à souhait pour devenir heureux et prospères artistiquement (à défaut malheureusement de le devenir à tout coup financièrement...). Dans les recueils des Real Book sont recensées les mélodies et les grilles d'accords de la majorité des grands standards du jazz qui sont pléthore. On nomme standards, les morceaux phares du jazz, les thèmes les plus connus, les compositions qui ont fait souche et qui constituent la majeure partie du répertoire traditionnel de ce genre musical1.
   Parfois, les standards sont des chefs-d’œuvre aboutis, construits sublimement, indiscutables. Parfois, ils sont des mélodies de rien qui ne cassent pas trois pattes à un canard. Mais en réalité, ces mélodies de rien sont plus consistantes et mieux ficelées qu’il n’y parait. Et leurs interprètes, en choisissant de les jouer, le savent et ne s’y trompent pas.
   Avec leur excellence ou leurs faiblesses, les standards sont à eux-seuls des modèles, des références, d’authentiques ressources porteuses d’histoire, de racines, de labeur musical, de musique populaire, de vies humaines, de sang, de larmes, de pleurs, de rires, de fêtes, de joies, porteuses de cette charge incomparable que constituent toutes les générations de musiciens et de musiciennes qui les ont servis, qui les ont joués. Avec leurs qualités et leurs défauts, ils servent de surcroit - et ce n’est pas mince - de support, de tremplin à la création des solos les plus personnalisés, les plus innovants.

    Qu’il soit initialement génial ou quelque peu indigent, un standard reste ce que l’on en fait. Un interprète inspiré peut le métamorphoser en une œuvre originale totale. D’un air à deux sous, jaillira le cas échéant un prodige. « Un interprète de talent peut ennoblir tous les morceaux qu’il joue, s’il est un « recréateur » et non un simple exécutant.», rappelle Arthur Rubinstein2.
   L’interprétation de My favorite Things, sympathique refrain au demeurant, tiré de la comédie musicale américaine La Mélodie du bonheur (1959), se voit littéralement transcendée par le saxophone de John Coltrane ou par le piano de Hank Jones. L’exécution de Love for sale, composition de Cole Porter pour Broadway (1930), prend des galons sublimes et fascinants sous les doigts de Miles Davis (tp), de Charlie Parker (as), de Dexter Gordon (ts) ou encore d'Ahmad Jamal (p). Bye Bye Blackbird (1926), rengaine de prime abord un tantinet simpliste, retrouve un lustre incroyable dans les versions de Joséphine Baker, de Keith Jarrett (p), de Sonny Stitt (as) et de Ben Webster (ts). Fly me to the moon (1954) laisse peut-être légèrement à désirer mais Monty Alexander (p) ainsi que Diana Kraal en font des moutures magnifiques.

    Certains musiciens de jazz tordent un peu le nez sur les standards. Leurs préférences vont plutôt vers les compositions actuelles ou vers les œuvres qui sortent nettement des sentiers battus. Durant leurs années d’études musicales, la plupart d’entre-eux les ont étudiés jusqu’à l’indigestion. Ils ont fini par les percevoir comme des poncifs rébarbatifs. La structure et l’approche parfois trop conventionnelles, trop conformistes des standards peuvent sans doute susciter insatisfaction et saturation. De plus, la forte notoriété de certains titres présentés très souvent à l'écoute du public a aussi quelquefois peut-être de quoi rebuter. Il est vrai qu'entendre Misty, All of me ou Autumn Leaves sempiternellement ressassés de façon stéréotypée, toujours à la même sauce, ne conduit qu'à faire diminuer le désir de les jouer.
   Quoi qu’il en soit, les musiciens de jazz, professionnels, amateurs, élèves, font généralement toujours retour à cette considération irrécusable - considération intrinsèque à leur art - et évoquée précédemment : le plus éculé des standards ne manquera jamais à l’appel de l’improvisation dont il saura toujours être la force inspirante, le terreau fertile.

  

                                                                                        Didier Robrieux 

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1. Rappelons que le jazz est le fruit de croisements souvent très distinctifs entre musique africaine et musique européenne, gospels, work songs, blues, airs de folklore et de variétés américaines, parfois latin music, avec utilisation majoritaire d'instruments occidentaux.

2. Arthur Rubinstein, Les jours de ma jeunesse, Ed. Robert Laffont, p. 76.

* Abréviations : acc (accordéon);  as (saxophone alto);  b (basse); bj (banjo); bs (saxophone baryton) ; cb (contrebasse); cl (clarinette); ct (cornet); dms (drums, batterie) ; fl (flûte) ; g (guitare); harm (harmonica); org (orgue); p (piano) ; ss (saxophone soprano) ; tb (trombone) ; tp (trompette) ; ts (saxophone ténor) ; tu (tuba); vib (vibraphone); vl (violon).

 

[2015]
DR/© D. Robrieux