Cinéma
Mémoires
BILLY WILDER
Nobody is perfect...
Nobody is perfect : inoubliable réplique
d’Osgood Fielding III placée à la toute fin
du film de Wilder Certains l’aiment chaud.
La lecture des Mémoires de Billy Wilder (1906-2002) entraîne vers mille découvertes à propos de cet immense cinéaste et nous transporte de surcroît dans un monde — souvent imaginé mais ordinairement hors de portée de la plupart d’entre nous : le monde d’Hollywood1. Cette solide autobiographie a été réalisée avec la collaboration du journaliste allemand Hellmuth Karasek (1934-2015), un Hellmuth Karasek qui tout au long du livre se montre être un exégète fertile en observations justes, en commentaires pesés, en annotations scrupuleusement documentées.
Billy Wilder naît le 22 juin 1906 à Sucha en Galicie. Les années de son enfance baignent dans un climat qui n’était déjà guère clément dans cette partie de l’Europe2. Après le lycée, il se dirige vers le reporter-journalisme. Premier job à l’âge de dix-neuf ans au journal viennois Die Stunde. Puis, Wilder quitte Vienne pour Berlin où il collabore à divers périodiques et commence à écrire des scénarios. Par suite d’une série de déboires professionnels, il se retrouve plusieurs fois « sur le pavé », connaît la faim, les logements miteux, les comptoirs du mont-de-piété.
C’est ensuite l’émergence, puis le déferlement arrogant et mortifère des croix gammées. En Allemagne, au début des années 30, les nazis harcellent les maisons de production cinématographique et s’attaquent physiquement aux salles de cinémas dont les programmations les contrarient. Les SA molestent de plus en plus fréquemment les juifs sur la voie publique. Hitler est nommé chancelier. Wilder décide de fuir Berlin. Alors qu’il passe ses derniers jours dans la capitale allemande, il évite de justesse de se faire arrêter par la police nazie.3
En janvier 1934, après un court séjour à Paris, Billy Wilder s’embarque pour New York et rejoint Hollywood. Son existence prend alors un tour nouveau. D’arrache-pied, il entame ses activités de scénariste dans les studios de la capitale américaine du cinéma. Les débuts sont difficiles mais qu’à cela ne tienne ! en dépit des vicissitudes, Wilder redouble d’efforts. Il sent que sa place est à Hollywood : « L’émigration m’avait amené dans la ville de mes rêves (...) J’étais arrivé au but. » La roue ne tarde d’ailleurs pas à tourner. Son obstination combinée à un labeur acharné le mène peu à peu comme auteur de scénarios de succès en succès. Après quoi, il franchit une étape supplémentaire en se lançant dans la réalisation de films qui donnera jour à la magnifique carrière de metteur en scène que l’on sait.4
Billy Wilder accomplira de nombreux chefs-d’œuvre parmi lesquels se détachent tout spécialement Assurance sur la mort (Double Indemnity, 1944), Le Poison (The Lost Week-end, 1945), Boulevard du Crépuscule (Sunset Boulevard, 1948), Sept ans de réflexion (The Seven Year Itch, 1955), Certains l’aiment chaud (Some Like It Hot, 1959) et La Garçonnière (The Apartment, 1960).
S’il était un constructeur de situations et de dialogues hors pair, Wilder se donna toujours pour règle de travailler en association avec d’autres scénaristes. Ses deux principaux partenaires d’écriture furent les talentueux Charles Brackett (1892-1969) dès 1938 et I.A.L. Diamond (1920-1988) à partir de 1957.
Billy Wilder avait une forte personnalité, c’est peu dire. On lui prêtait un abondant goût de la vie, une énorme capacité de travail, une intelligence agile, une imagination diablement productive. On le disait aussi exigeant et perfectionniste. A quoi Billy Wilder s’attelait-il prioritairement lors de la conception d’un film ? Dans ses mémoires, il confie s’appliquer d’abord à « captiver le spectateur d’emblée et le gagner à la cause du film dès la première image. » Qu’est ce qui demeure primordial, de son point de vue, lorsqu’il s’agit de conduire un projet cinématographique ? « La rédaction du scénario est la partie la plus importante du film, la partie décisive, répond-t-il. Dans la genèse d’un film, ni la distribution, ni le tournage, ni le montage ne sont aussi importants que l’instant où l’on se décide pour un sujet. L’étincelle initiale est le moment essentiel. »
Dès les premiers chapitres de cette autobiographie à quatre mains, on discerne que Billy Wilder possédait une verve exceptionnelle, un esprit de répartie sans pareil. Son humour était prolifique, parfois mordant.5 Il n’est pas étonnant qu’il ait déployé fréquemment dans l’exercice de son art un sens du comique très efficace. Auteur d’un certain nombre de films « noirs » ou dramatiques, Billy Wilder a su en effet également engendrer des œuvres de divertissement aux séquences inoubliables.
Réputé pour son tempérament et son franc-parler, il aimait casser les codes. Frondeur, voire provocateur, Billy Wilder s’est souvent positionné dans son travail pour le septième art « contre l’esprit de l’époque », note Hellmuth Karasek. Au sein de la communauté Hollywood, il faisait figure de trublion. Il ne se laissait pas d’autre part intimider par les tout-puissants producteurs d’Hollywood.6 De tendance plutôt « progressiste », Wilder connut quelques déboires avec la censure. À plusieurs reprises, il manifesta courageusement — notamment aux côtés de John Huston — son opposition au maccarthysme au risque de se mettre dans de « grosses difficultés », « grosses difficultés » auxquelles il échappera en raison de la relation privilégiée qui le liait à son ami et co-auteur Charles Brackett, proche des républicains.
Le livre montre bien en quoi la cité d’Hollywood, créatrice de tant de miracles pour le grand écran, constitue sous un autre aspect — et ce depuis son origine — un « univers impitoyable », univers prodigue en luttes de pouvoir, en conspirations et en mises à l’index arbitraires, univers friand de ragots, d’indiscrétions et d’anecdotes scabreuses. Tout ce beau petit monde s’insupporte, se jalouse, s’égratigne, se dénigre. Billy Wilder ne se désolidarise pas vraiment de ce climat coutumier mais, par bonheur, il nous comble largement dans le récit de ses mémoires en nous livrant un flux généreux et captivant de témoignages concernant ses rencontres à Hollywood, sur les plateaux, à la cantine des studios, dans les soirées privées. S’il considère que Marilyn Monroe pouvait être « prodigieusement déplaisante » lors des tournages, il met abondamment en lumière ses qualités d’actrice.7 Il sait aussi célébrer avec beaucoup d’enthousiasme ses attachements profonds. Ernst Lubitsch et Howard Hawks étaient ses grands modèles. William Holden, Jack Lemmon et Marlène Dietrich appartenaient au cercle étroit de ses véritables amis. Barbara Stanwyck et de Charles Laughton sont salués pour l’excellence de leur jeu et le décorateur Alexandre Trauner pour la haute valeur de son travail.
Parvenu au terme des 400 pages de ce volume, peut-on éprouver autre chose qu’une vive sympathie envers cet homme doué, sensible et rayonnant qu’était Billy Wilder ? Peut-on ressentir autre chose qu’un sentiment d’admiration renouvelé envers son œuvre de cinéma ? Ne craignons pas de citer à nouveau les films que sont Assurance sur la mort, Le Poison, Boulevard du Crépuscule, Sept ans de réflexion, Certains l’aiment chaud et La Garçonnière.
Ils figurent parmi les diamants du septième art.
Didier Robrieux
BILLY WILDER
Hellmuth Karasek
ET TOUT LE RESTE EST FOLIE
Mémoires
Ed. Nouveau Monde, 2024
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Hollywood, décennies 30 à 70.
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Sucha, Galicie (province de l'empire d'Autriche formée en 1772 et restée autrichienne jusqu'à la fin de la Première Guerre mondiale). Évoquant sa période scolaire et ses camarades juifs de l’époque, Wilder témoigne : «On avait perpétuellement conscience d’une chose : appartenir à une catégorie de l’humanité qui n’était aimée ni dans les couches supérieures ni dans les couches les plus basses de la société ; l’antisémitisme a toujours été une alliance des sommets et des bas-fonds. »
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Sa mère, quant à elle, refusera de quitter Vienne où elle continuera de résider et sera « assassinée à Auschwitz comme [son] beau-père et [sa] grand-mère.»
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Au total, la réussite professionnelle et la prospérité de Billy Wilder seront assez fabuleuses. Pour ce cinéaste — qui était par ailleurs un collectionneur d’art passionné —, ajoutons que cette bonne fortune s’est assortie en 1989 d’une vente aux enchères spectaculaire chez Christie’s de sa collection privée, vente qui a totalisée pas moins de « 32,6 millions de dollars » ! Que de chemin parcouru, que d’heures de besogne effectuées dans les studios, pour cet homme qui était arrivé à New York en 1934 avec « 11 dollars en poche » !
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Un humour prolifique, parfois mordant et pas toujours charitable. Wilder, dont certains ont pu dire qu’il était prêt à se damner pour réaliser une saillie amusante, pousse quelquefois un peu loin, dans ses mémoires, le bouchon d’une ironie misogyne sans complexe. Par ailleurs, des plaisanteries douteuses à l’encontre de Mae West, de Liz Taylor, de Pola Negri ou de Marthe Keller font sursauter et attristent.
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Voir notamment une réponse qu’il fit directement à Louis B. Mayer, le Directeur de la Metro-Goldwyn-Mayer : « F... you ! » (Va te faire foutre !)...
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« Elle avait un sens du dialogue incomparable. Elle savait d’instinct bouger, raconter une plaisanterie, rendre le comique (...) Elle avait un charme que ne possédait aucune autre actrice : une véritable auréole sur le front (...). Et Wilder d’insister à nouveau : « Marilyn était un véritable génie en tant qu’actrice comique, elle avait un sens extraordinaire du dialogue comique. Je n’ai jamais retrouvé après elle aucune femme comparable. »
[ Juin 2025 ]
DR/© D. Robrieux