Patricia Highsmith

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Ripley dans ses oeuvres

 

   La marque de fabrique romanesque de l’écrivaine américaine Patricia Highsmith (1921-1995) se caractérise principalement par trois spécificités par lesquelles son talent offre ce qu’il a de meilleur.
   Il y a, en premier lieu, l’extrême sobriété, la précision simple et pragmatique de l’écriture, la subtile maîtrise d’un rythme narratif dépourvu de temps morts qui forgent chacun de ses récits.
   Il y a ensuite cette façon inégalable de mettre en scène des situations de la vie ordinaire empreintes de routine et de tranquillité qui vont se dérégler jusqu’à atteindre peu à peu des sommets de drame et d’horreur cruelle.
   Enfin, que serait l’œuvre de cette reine du roman noir sans la présence de cette créature criminelle née tout droit de son imagination qui hante de façon récurrente ses grands textes : le redoutable, l’insaisissable, l’abominable Tom Ripley.
   Portrait de ce Machiavel du meurtre équivoque et inquiétant.

   Avec la publication en 1956 de Monsieur Ripley, premier ouvrage de la série, Patricia Highsmith affirme la singularité inusitée d’un personnage criminel nommé Tom Ripley (1). Échappant aux stéréotypes qui jalonnent la littérature policière, Ripley marque à jamais la mémoire du lecteur notamment en raison du comportement trouble, imprévisible et radical qu’il manifeste.
   Le premier signalement auquel répond notre homme est assez succinct : originaire de Boston (USA), vingt-cinq ans, un mètre quatre-vingt quatre, cheveux brun clair, Ripley ressemble à un « bon jeune homme honnête ». Son profil psychologique se montre, quant à lui, plus difficile à établir. Nous apprenons que ses parents se sont noyés alors qu’il était enfant. Ce drame le conduit à être pris en charge par une certaine tante Dottie. De façon très explicite, les relations du jeune Ripley avec cette dernière sont présentées comme particulièrement conflictuelles. Cette parente adoptive le déconsidère, l’infériorise, l’humilie ; il lui vouera à jamais une hostilité profonde. Le traumatisme de cette période d’enfance refera cycliquement surface dans les cinq romans qui retracent ses dérives criminelles. En tout état de cause, les premières envies de meurtre de Ripley peuvent être datées de cette époque. N’a-t-il pas rêvé à maintes reprises de tuer sa tante Dottie lorsqu’il subissait sa tyrannie?
   Pour l’essentiel, l’adolescence de Ripley se déroule dans le quartier de Manhattan à New York. Livré à lui-même, il vit alors « à la petite semaine » enchaînant jobs précaires et combines crapuleuses. Pourvu d’une intelligence hors norme, d’un esprit raffiné et d’une féroce volonté de s’enrichir, ses débuts dans la vie sont placés sous le signe de la grisaille, de la platitude, de la neurasthénie, de la médiocrité. Par moment, Ripley se perçoit comme « un pauvre type (…) un clown ». Il souhaiterait vivre une « autre vie, plus reluisante et plus flatteuse que celle qu’il avait toujours menée jusqu’alors ».
   Dans Ripley et les ombres (1970), second ouvrage de la série, l’existence de Ripley connait une véritable métamorphose. Ayant désormais dépassé la trentaine, il a conquis une assurance sans pareille. Grâce à ses escroqueries et ses premiers crimes, il a su faire son trou dans la société, se forger une façade sociale robuste et stable. Il s’est marié, coule des jours enviables dans la vaste et luxueuse villa de sa charmante et riche épouse à Villeperce, près de Fontainebleau. Devenu gentleman farmer, il dispose de beaux meubles, de tableaux couteux, d’une cave richement dotée, d’une voiture de grande marque, des services d’une employée de maison. Il est attaché à son confort, aime le calme, les atmosphères feutrées. Il se livre à l’étude des langues, affectionne Scarlatti, idolâtre Le Songe d’une nuit d’été de Mendelssohn, prend des leçons de clavecin, s’adonne à la peinture comme pratique d’agrément. Il se distingue par une mise vestimentaire soignée et élégante, des manières aimables, une politesse extrême, parfois un brin cérémonieuse. L’humour n’est pas son fort mais il a toujours une attention ou une phrase plaisante pour son entourage.
   Amateur d’art et de luxe, Ripley ne met jamais d’ostentation dans la manifestation de ses gouts. C’est un dilettante plutôt sobre peu porté sur la provocation et l’épate. Pourtant, au risque de susciter l’exaspération, il ne craint pas d’afficher qu’il vit de l’air du temps. Quand on l’interroge sur ses occupations journalières, il répond invariablement : « Je fais du jardinage, je peins, j’étudie ce que je veux. Je n’ai pas de métier à proprement parler ». Et d’ajouter le cas échéant : « Quand j’en ai envie, je vais passer une quinzaine à Londres ».
   Ce charmant trentenaire se félicite de bénéficier d’une bienheureuse oisiveté mais lorsqu’on observe de plus près son comportement ordinaire, il semble que son existence soit surtout envahie par l’ennui et le vide. Ripley donne souvent le sentiment d’être absent, de ne pas être en phase avec la vie quotidienne ni avec les lieux qu’il occupe. Alors même qu’il a depuis de nombreuses années pris ses quartiers dans la propriété de sa femme, alors même qu’il réside sous ce toit en sa qualité d’époux, qu’il y possède sa chambre, ses meubles, son dressing attitré, ses outils personnels de jardinage, Ripley ne s’incorpore pas réellement dans ce havre domestique. Depuis Monsieur Ripley, premier roman de la série, Ripley s’invite chez les uns, s’installe chez les autres, parasite les lieux sur lesquels il a jeté son dévolu et cependant, le rapport qu’il entretient avec eux demeurent distanciés, voire inexistants. Ripley présente cette particularité d’être dans l’ici et le maintenant tout en étant totalement ailleurs. On pourrait se risquer à dire qu’il n’est nulle part. A qui le rencontre, il offre l’image d’une incarnation étrange, énigmatique, mal définissable. Il est en quelque sorte cette « belle ombre », appellation évocatrice que la narratrice a par ailleurs choisie pour baptiser le magnifique domaine de Villeperce.
   Patricia Highsmith confère à son personnage une autre caractéristique saillante : l’ambiguïté qui marque sa sexualité. Ripley se défend d’être homosexuel et fait passer le message avec force : « Je ne suis pas une tapette (…) et je ne veux pas que personne s’imagine que j’en suis une ». Le déni est martelé abondamment. Il déteste qu’on lui dise qu’il est un « inverti ». Il prétend mordicus que ceux qui le suspectent d’être homosexuel « ont l’esprit mal tourné ». Pourtant, de nombreux aspects de son comportement laissent supposer qu’il est attiré par les hommes. Dans Monsieur Ripley, un jugement de la fiancée de Greenleaf sur Ripley fixe de façon assez nette la dimension spéciale que Patricia Highsmith veut attribuer à la sexualité de sa créature romanesque : « Je veux bien qu’il ne soit pas inverti ; Il n’est rien, ce qui est pire. Il n’est pas assez normal pour avoir une vie sexuelle, quelle qu’elle soit (…)». Dans son for intérieur, Ripley ne parvient pas « à décider [s’il] préfère les hommes ou les femmes, alors [il] songe à renoncer aux deux ». En attendant, il aura des relations intimes régulières avec son épouse, puis sa libido se mettra progressivement en berne. En se gardant de toute inquisition voyeuriste et déplacée, il est toutefois intéressant de remarquer que l’absence de détermination « tranchée » de l’orientation sexuelle de Ripley se transforme peu à peu dans l’œuvre en « hyposexualité ».
   Dans son emploi criminel, Ripley peut s’appuyer sur de nombreuses dispositions. On apprend qu’il sait « manier les chiffres » à la perfection, contrefaire les chèques bancaires, rédiger de faux testaments, mettre la main sur des sommes d’argent par le biais de malversations parfaitement bien rodées. Adolescent, Ripley aurait voulu être acteur. Il possède le talent accompli de se grimer, de se faire passer pour un autre. L’intégralité de son parcours criminel montre qu’il est un transformiste et un mystificateur de haute volée.
   Comme la plupart de ses homologues impliqués jusqu’au cou dans des processus meurtriers à répétition, Ripley est en premier lieu un grand solitaire. Très tôt, il perçoit qu’il lui faudra « se tenir à distance des gens» toute sa vie. Qu’il ne communique pas ses états d’âme à son entourage n’étonnera guère. Ripley est un homme de secret par excellence. Sommé de s’expliquer par ses proches, il saupoudre avec habileté vraies et fausses informations. Questionné par ses complices occasionnels, il n’expose que fragmentairement ses intentions et ses plans. Ripley craint toujours que la maladresse d’autrui ne mette en péril ses ingénieuses machinations.
   S’il est capable, sans la moindre hésitation, d’expédier un individu dans l’autre monde, Ripley n’aime guère, d’une manière générale et par nature, les conflits frontaux, le tumulte. Quand la situation lui en laisse le choix, il préfère de beaucoup le contournement. Comme personne, il excelle à enrober les choses, à amadouer son monde, à tempérer les crises qui peuvent survenir chez ses acolytes ou chez les victimes qu’il gruge. Il y a dans son tempérament une composante qui est celle d’un atténuateur. Pour assurer la bonne marche de ses activités, Ripley a compris par-dessus tout qu’il était de première nécessité de se débarrasser des importuns qui s’aventurent sur son terrain.
   Ripley déploie milles astuces dans l’exercice de sa pratique criminelle. Doté d’une capacité de concentration extrême, il est comme saisi d’une tension mentale permanente. Son cerveau tourne en continu, à plein régime. Son imagination semble inépuisable. Redoutable de rigueur, il n’omet aucun détail lors de l’accomplissement de ses cogitations, de ses déclarations, de ses actes. Sa lucidité est exceptionnelle, son sens logique imparable. Il connaît magnifiquement les rouages de la psychologie humaine, déchiffre tous les modes de raisonnement et de comportement de ses interlocuteurs, détecte les pièges qu’on pourrait lui tendre. Sa pénétration d’esprit est proprement sidérante. Pour utiliser une formule échiquéenne bien connue, Ripley peut se prévaloir de posséder souvent « plusieurs coups d’avance » en matière d’analyse de situations. Il anticipe les évènements qui vont immanquablement se produire et échafaude leur parade. Il manipule son monde à souhait, élabore des scénarios et des systèmes de disculpation sophistiqués à son avantage. Difficile de rivaliser avec Tom Ripley en matière de constructions machiavéliques. Celle qu’il met en place, par exemple, à partir du meurtre de Greenleaf dans Monsieur Ripley s’opère avec une colossale intelligence qui laisse le lecteur pantois.
   Le calcul et la préméditation forment le commun de Ripley mais il est aussi un improvisateur-né. Il ne manque pas de témérité dans l’exécution de ses actes. Ses crimes se déroulent presque toujours dans des conditions mal aisées, périlleuses. Un imprévu se présente, une personne doit arriver d’une seconde à l’autre sur le lieu du meurtre, le téléphone sonne, la pluie se met malencontreusement à tomber, il se blesse... Où dissimuler le cadavre ? Comment effacer les traces? Quelles explications fournir aux tiers concernant la subite et anormale disparition de la victime ? Les entreprises criminelles de Ripley sont toujours des exercices de corde raide. « Qui ne risque rien, n’a rien », affirme-t-il dans Ripley et les ombres. A maintes reprises, il agit au débotté avec une assurance dont la vigueur étonne. Lors des interrogatoires, notamment, son aplomb se montre éminemment performant. On le met en cause : il ne se démonte pas, il a réponse à tout. Tout ce qu’il déclare est crédible, vraisemblable. On ne peut se défaire de l’idée que décidément quelque chose « cloche » chez ce Tom Ripley mais on a beau essayer de le mettre en défaut, tout ce qu’il affirme « tient la route ». La cohérence rationnelle et le sang froid constituent de toute évidence ses atouts maitres. Tandis que les circonstances le soumettent en permanence à une menace qui provoquerait chez le commun des mortels le plus effroyable sentiment de panique, Tom Ripley sait toujours parfaitement maitriser ses nerfs, prendre sur-le-champ les bonnes décisions qui vont le tirer d’affaire. En dépit des airs mal assurés qu’il se donne parfois, il ne se laisse pas ébranler. Placé dans une situation d’urgence ou de calme transitoire, il est parvient toujours à réagir dans le bon timing. Convaincus de son implication dans nombre affaires sérieuses, plusieurs limiers cherchent à le coffrer. Son entourage le presse régulièrement de questions soupçonneuses. Ripley a le monde à ses trousses. Chaque minute de sa vie est en réalité employée à se rendre insaisissable.
   Indissociablement couplées à l’appât du gain, les motivations criminelles de Ripley revêtent souvent un caractère passionnel. Dans Monsieur Ripley, Ripley s’entiche de Dickie Greenleaf dont il veut coûte que coûte se faire l’ami. Les sentiments qu’éprouve Ripley envers autrui sont toujours possessifs et obsessionnels. Ils sont le signe d’un manque, d’une demande affective profonde. Une des embarras majeurs que rencontre Ripley réside dans le fait qu’il recherche avec avidité l’affection des tiers tout en possédant le don de se faire détester d’à peu prés tout le monde... Ripley n’inspire pas confiance. Ses élans affectifs exacerbés rencontrent la plupart du temps une fin de non recevoir, se heurtent à une impossibilité qui générera parfois un point de rupture et un basculement dans le meurtre.
   Ripley tue ceux qui lui battent froid mais aussi ceux qui se mettent en travers de sa route. Les individus qui croisent son chemin ont en effet la fâcheuse tendance à lui porter la contradiction et à mettre leur nez où il ne faut pas. Dans la majorité des cas, Ripley consacre de patients efforts à tenter de les dissuader de ne pas entraver ses projets. Mais souvent, ces derniers s’entêtent. C’est notamment le cas du collectionneur Thomas Murchison dans Ripley et les ombres. Murchinson bénéficie de la sympathie de Ripley et ce n’est que parce que le malheureux n’obtempère pas que Ripley le fait passer de vie à trépas.
   De façon concomitante, on remarque à maintes reprises que Ripley n’a pas initialement l’intention de tuer. Ce sont les circonstances qui l’y engagent. La folle « spontanéité » de ses crimes est particulièrement perceptible dans les premiers Ripley. Ses homicides se produisent de façon quasi fortuite, presque « accidentelle ». Le Ripley « première manière » est essentiellement un Ripley imprévisible et c’est ce qui perturbe tant le lecteur tout spécialement dans Monsieur Ripley et Ripley et les ombres. Les évènements s’enchaînent, la situation dérape. Tout se hâte soudain. L’action meurtrière s’impose d’elle-même, devient inévitable. Tout retour en arrière est impossible. C’est le meurtre érigé en formalité naturelle et irrévocable. Pour Ripley, l’acte de commettre un crime relève également d’un mystère complet ainsi que l’énonce cette phrase puisée dans Sur le pas de Ripley (1980) : il y a « toujours un élément curieusement secret, aussi bien qu’horrible, dans le fait d’ôter la vie à un autre être humain (…) [cela reste] tout simplement incompréhensible».
   Avec le cas Tom Ripley, enquêteurs et criminologues ont du pain sur la planche notamment sur le chapitre de ses ambivalences. Les nombreux paradoxes qui modèlent sa personnalité placent par ailleurs le lecteur dans une posture bien inconfortable. En effet, Ripley est un abominable personnage mais cependant il ne manque pas parfois - c’est un comble - de susciter une certaine attractivité. Selon la mécanique romanesque voulue par Patricia Highsmith, chapitre après chapitre, le filet se resserre autour d’un Ripley monstrueux mais  supérieurement astucieux. On désire à toutes forces qu’il soit rapidement mis hors d’état de nuire mais – paradoxalement - on frémit à chaque page à l’idée qu’il se fasse attraper… Patricia Highsmith parvient à rendre son tueur fou magnétique. Nous finissons par établir un rapport d’intimité assez étroit avec lui. On se prend sinon à l’aimer, du moins à le comprendre. En vérité, c’est un bien mauvais tour que nous joue là la narratrice. En mettant en scène les contradictions équivoques de sa créature criminelle, elle jette un éclairage sur les nôtres.
   Indépendamment du malaise qu’elles instaurent, les ambivalences de Ripley interdisent une vision facilement cataloguable de son profil criminel. Ainsi par exemple, Ripley, tel sous l’emprise d’un puissant neutralisant cérébral, n’est nullement entamé par le caractère excessivement horrible de ses actes mais pourtant – paradoxalement – il n’est pas totalement dépourvu d’émotions. Ripley est un monstre, c’est une affaire entendue, mais c’est également un sentimental, un écorché vif, un être à fleur de peau. Il déborde de sensibilité. Une sensibilité qui renvoie à une certaine fragilité.
   Ripley manifeste d’autre part une indifférence infinie vis-à-vis de ses semblables mais – paradoxalement – il est capable d’accès d’altruisme insolites souvent prolongés. Il n’est pas rare qu’il éprouve de l’estime, de l’affection pour les personnes qu’il rencontre, qu’il s’apitoye sur les malheurs de tel ou tel. A un moment ou à un autre, il y a toujours un mouvement compassionnel fort qui vient animer une partie de ses actes. Mouvement compassionnel exprimé de façon si pressante et si intrusive envers Dickie Greenleaf bien sûr, mais aussi envers Bernard Tufts, le peintre faussaire de Ripley et les ombres, Jonathan Trevanny, le malade manipulé de Ripley s’amuse et Franck Pierson, le jeune milliardaire kidnappé de Sur les pas de Ripley. Pour paraphraser l’humoriste W.C. Fields, un tueur qui ne néglige pas l’amour du prochain ne peut sans doute pas être tout à fait mauvais…
   De même, pas de crise de vertu communément chez Tom Ripley. La conscience, la responsabilité, le sens moral ont déserté intégralement son univers mental mais – paradoxalement – il prétend à plusieurs reprises regretter d’avoir tué Dickie Greenleaf  (Monsieur Ripley) et Thomas Murchinson (Ripley et les ombres). Ces exceptions ne nous permettent pas d’occulter qu’il est plus sûrement un homme d’oubli qu’un disciple de la repentance. 
   Autre ambivalence. Patricia Highsmith nous démontre que Ripley est un roc. Indiscutablement, il est doué, comme nous l’avons vu, d’une redoutable résistance psychologique mais elle nous fait également savoir – paradoxalement – qu’il se sent plus « déprimé » au crépuscule « qu’à n’importe quelle heure du jour », que ses angoisses sont « la plupart du temps passagères », qu’il est parfois sujet à des vertiges. Dans les cinq romans qui lui sont consacrés, on l’entrevoit parfois promener son vague à l’âme d’une ville à l’autre, entre Londres et Athènes, Rome et Salzbourg. On apprend qu’à ses heures il se sent malheureux, qu’il lui arrive aussi parfois d’être « en mauvaise forme, mal dans sa peau », que la « nervosité des autres » le calme tandis que la sienne le fait transpirer. Quelles que soient ses alternances d’humeurs et la compréhension plus ou moins magnanime qu’on puisse leur accorder, Ripley reste cet assassin atypique qui se définit d’abord à l’aune de ses atrocités.
   Au fil des romans, le comportement criminel de Ripley évolue. Est-ce sous l’effet de son avancée en âge? Assiste-t-on à une mutation de ses dérèglements meurtriers ? Dans Ripley et les ombres, deuxième roman de la série, on a vu que Ripley avait gagné en épaisseur et en dureté. Ripley s’amuse (1974) marque un autre tournant dans la série. Ripley se fait plus intrépide dans son activité crapuleuse et meurtrière. Sa désinhibition vis-à-vis du crime semble être définitivement établie. Il montre désormais un visage glaçant, cynique. Si le lecteur se surprenait encore à ressentir quelque indulgence à son endroit, il ne peut plus rien concéder à l’être profondément destructeur, sadique et ravagé de haine que Ripley se révèle être dans Ripley s’amuse. En matière de concept criminel, Patricia Highsmith passe dans ce roman à la vitesse supérieure. Qu’on en juge : Ripley devient ici l’artisan d’une manœuvre qui consiste à conduire un homme qui va mourir d’une maladie incurable à accomplir un crime… Difficile, on le reconnaîtra, d’imaginer invention plus tordue et plus diabolique. Et pourquoi Ripley met-il en œuvre cette manipulation incroyable de perversité? Simplement parce qu’au cours d’une soirée, cet homme lui a manqué de respect !... A mi chemin du récit, Patricia Highsmith, avec cette science de l’inattendu qui est la sienne, saura créer un renversement de situation déconcertant. Ripley se ravisera et s’efforcera soudain de tirer le pauvre bougre du pétrin infernal dans lequel il l’a jeté. Après nous avoir concocté une horreur intégrale, Patricia Highsmith - sans doute en partie dans un souci d’atténuation – rachète autant que cela puisse être possible une conduite à son « héros ». Quoi de plus extravagant néanmoins de voir Ripley, instigateur de cette ignominie, entrer en piste à l’instar d’un justicier et prendre en charge valeureusement l’assassinat qu’il préméditait de faire accomplir par un homme condamné par la maladie.
   Ripley entre deux eaux (1991), dernier ouvrage de la série,démarre pour sa part sur les chapeaux de roue. Les turpitudes criminelles de Ripley prennent ici encore un tour surprenant. D’entrée de jeu, une intrigue spectaculaire se présente au lecteur : avec une témérité qui frise l’inconscience, un dénommé Pritchard entreprend de jouer avec les nerfs de Ripley. Ce Pritchard est une sorte de crampon hargneux, provocateur, maladif que rien ne semble pouvoir freiner. Ripley se trouve-t-il en prise avec un énergumène plus désaxé et plus démoniaque que lui ? Ce Pritchard est-il taillé pour se frotter à lui ? Nous voici en présence d’une confrontation en miroir. De façon ingénieuse, Patricia Highsmith met dans ce récit Ripley en demeure de combattre son double. Ripley entre deux eaux est le roman où le travail d’introspection opéré par Ripley est le plus mis en valeur par l’auteur. Avec ce texte, on est littéralement immergé dans son univers intérieur. Page après page, on accompagne le flux de ses pensées, de ses interrogations, de ses stratégies. Le personnage est ici dépouillé de son aspect pathétique. Il ne semble plus être exclusivement l’esclave de ses incroyables pulsions. Il n‘agit plus désormais que tel un quidam réfléchi, rationnel et froid.
   De bout en bout, la série des Ripley bouscule le lecteur en le mettant aux prises avec ce meurtrier singulier et déroutant qui se juge d’abord comme « un des plus innocents et un des esprits les plus purs de tous les gens qu’il [connaît]». Ripley se perçoit, en effet, comme le détenteur d’une âme saine, virginale. Il se plait sans doute à croire qu’il est un ange de miséricorde mais le palmarès de ses assassinats remet les réalités en ordre. La vie de cet électron libre du meurtre est un théâtre d’épouvante. Ripley est un des personnages criminels les plus dangereux et les plus inquiétants de la littérature de thriller.
   Pratiquer la lecture des romans policiers, c’est regarder le crime dans les yeux, scruter avec lucidité l’exorbitant pouvoir de nuisance de l’homme, satisfaire un gout de l’énigme, du suspens, des situations hors norme, se donner des frayeurs extrêmes, opérer parfois une rééquilibrante catharsis sur soi même. Avec Patricia Highsmith et les aventures de Tom Ripley, les amateurs du genre ont de quoi assouvir leur soif de sensations mais aussi de quoi édifier quelques éléments d’une originale réflexion criminologique.

Didier ROBRIEUX

 

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(1)   La série des Ripley compte cinq romans : Monsieur Ripley (1956), Ripley et le ombres (1970), Ripley s’amuse (1974), Sur les pas de Ripley (1980) et Ripley entre deux eaux (1991), Ed. du Livre de Poche.

 

DR/© Didier Robrieux