Patricia Highsmith

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RIPLEY ET LES OMBRES

Le faux en peinture,
une passion dangereuse

et énigmatique

 

  A intervalles réguliers, les affaires de faux en peinture défrayent la chronique et font scandale. En donnant vie à un personnage de faussaire, la romancière Patricia Highsmith dans un de ses thrillers devenu aujourd’hui un classique a su évoquer avec justesse ces impostures artistiques qui conjuguent amour du beau et escroquerie pure.      

   Quel monde de vertige que celui des faussaires de tableaux ! Qu’est-ce qui conduit certains artistes à se livrer à cette activité trouble et frauduleuse ? Sur ce thème, Ripley et les ombres de Patricia Highsmith (1) apporte via le romanesque policier une vision perspicace.
   Le récit répond aux meilleures lois du roman de suspense et d’angoisse. Un jeune peintre méconnu, Bernard Tufts, imite avec talent des toiles qu’il signe Derwatt, peintre de renommée internationale. Le faussaire agit pour le compte d’une équipe d’escrocs propriétaires d’une galerie londonienne qui se charge d’écouler les tableaux avec grand profit. Les galeristes indélicats ont trouvé l’astuce de faire accroire au public que le célèbre Derwatt se trouve toujours en vie alors qu’il s’est vraisemblablement noyé en mer depuis de nombreuses années. Les affaires de ces aigrefins sans scrupules seraient d’évidence destinées à prospérer indéfiniment si, après avoir procédé à l’acquisition d’un Derwatt supposé authentique, un énergique collectionneur n’avait découvert l’imposture et ne s’était promis de la révéler au grand jour. Mais c’était sans compter qu’il croiserait sur sa route Tom Ripley, le fameux héros criminel imaginé par Patricia Highsmith, un Tom Ripley impliqué jusqu’au cou dans l’escroquerie.
   Dans ce thriller macabre et troublant, c’est au premier chef le personnage du faussaire, Bernard Tufts, qui nous éclaire le plus sur le maelstrom de motivations complexes, de passions énigmatiques et de chimères qui agite les praticiens du faux.
   La vie de faussaire de tableau n’a, semble-t-il, rien d’enviable. Il y a d’abord cet anonymat obligé, cette clandestinité forcée, mère de toutes les frustrations. Pour Bernard Tufts, la vente de ses propres toiles sous la signature d’un autre peintre est vécue comme une véritable torture. L’artiste faussaire éprouve un sentiment aigu de dépossession. Il nourrit à titre personnel de fortes ambitions artistiques, porte l’espoir d’être un jour estimé pour lui-même mais cette légitime reconnaissance parait lui être à jamais interdite. Comme c’est presque toujours le cas pour les « nègres » en littérature qui ne rêvent que de s’affranchir des auteurs fantoches qui les emploient pour exister enfin en tant qu’écrivain, le faussaire de tableau est miné par un violent désir d’émancipation. La perte, l’effacement radical de son identité, la négation de son être, l’absence de statut en tant qu’artiste sont un constant motif d’accablement. Inévitablement lié à des réseaux de marchands crapuleux particulièrement manipulateurs, le faussaire vit la corde au cou. L’état de servitude est total ; l’aliénation est entière, absolue.
   Entre ingénuité proclamée et escroquerie, entre amour de l’art et action frauduleuse, le faussaire est au surplus en proie aux pires contradictions. Il peint des faux par charrettes entières, il ne cesse de satisfaire docilement les exigences de ses commanditaires véreux mais prétend qu’on l’exploite et qu’on le saigne ; il s’adonne sans vergogne au faux mais n’en finit pas d’en appeler à la vérité ; il se présente comme un modèle de vertu mais nage jour et nuit en eaux troubles. Afin de pouvoir donner libre cours à sa passion, l’artiste faussaire ferme les yeux sur le caractère déloyal et illicite de son industrie. Qu’il s’en défende ou non, qu’il se pose ou non en victime larmoyante ou en naïf trompé, le faussaire, abuseur et intriguant, ne peut gommer son implication pleine et entière dans un type de malversation artistique le moins défendable qui soit.
   Dans le roman de Patricia Highsmith, la passivité et la faiblesse de caractère marquent en profondeur la personnalité du faussaire Bernard Tufts. Ses activités délictueuses répétées font naître en lui malaise, honte, culpabilité. Il finit par vouloir révéler au monde la supercherie, décharger sa conscience, entreprendre une sorte de rédemption. L’artiste faussaire est comme condamné à ronger son frein tout au long de sa misérable existence. C’est une malédiction qui le frappe, un châtiment qui l’afflige pour l’éternité. Tufts est un peintre maudit. Pas de ceux qui subissent une fatale infortune mais de ceux qui expient. Hébété de désespérance, le faussaire de Patricia Highsmith traverse cette aventure policière comme un mort-vivant ravagé par l’échec, le dépit et le sentiment de la faute.
   Mais alors, si leurs activités sont à ce point un enfer, qu’est ce qui fait courir les faussaires?
   L’amour de la peinture ? La rage irrépressible de peindre est incontestablement présente chez Bernard Tufts. L’argent ? Le même Tufts ne s’intéresse guère « à l’aspect financier » de son activité de faussaire mais les praticiens du faux ne sont pas tous insensibles au doux froissement des billets de banque… La vanité ? On sait combien cette faiblesse humaine peut nous faire commettre le pire. Relégué dans l’anonymat le plus hermétique, Tufts se sent floué mais une forme gratification lui échoit de façon indirecte. Lors des expositions, on loue régulièrement le génie de l’artiste et il ne se sent plus d’aise lorsqu’il entend les intarissables éloges que l’on débite à propos des fausses toiles exposées dont il est l’auteur. Sans doute, sous le masque, tire-t-on quelque fierté à bluffer amateurs et experts les plus éclairés. Tout concoure à conforter le faussaire dans d’intimes et glorieuses certitudes qui peuvent se résumer ainsi : « Je sais peindre à l’égal des plus grands ! ». Dans les affaires de faux, on rencontre aussi cette thèse puissante selon laquelle les toiles produites par l’artiste faussaire viennent parfois s’insérer avec bonheur dans une sorte de continuité de l’œuvre des maîtres imités comme un complément utile et avantageux qui l’enrichit et la parachève.
   Pourquoi peindre des faux ? Ne serait-ce pas tout simplement en raison d’une impuissance, d’une incapacité à produire quoi que ce soit de véritable singulier et originale. Pourquoi au lieu de consacrer son énergie à réaliser une œuvre personnelle, l’artiste faussaire préfère-t-il se livrer à la contrefaçon artistique ? Pourquoi faire le choix de l’artifice plutôt que celui de l’art ? Évoquant sa propre expérience, le peintre Réal Lessard, auteur de nombreuses toiles réalisées « à la manière » d’artistes contemporains célèbres, fournit dans son livre L’amour du faux (2) une piste crédible parmi d’autres : « Au lieu de chercher mon style, de m’affirmer enfin, j’ai renoué avec mes exercices de virtuose, adoptant la facture des maîtres et laissant de côté ce qui pouvait m’être propre. Je crois en fait que je craignais de montrer qui j’étais vraiment. Sur une toile (…), on s’expose, on se met à nu, on abaisse toutes ses défenses. Et je ne voulais rien révéler de mon être, je ne voulais pas risquer de me mettre à la merci des autres ».
   Avec son sens sans pareil de la narration, Patricia Highsmith évoque dans Ripley et les ombres quantité d’autres questions majeures. Un faussaire de talent ne serait-il pas en mesure de mettre au monde un chef d’œuvre indiscutable? Ne pourrait-il pas in fine être admis comme l’égal d’un prodige consacré de la peinture ? Lorsque qu’elle se hisse au plus niveau d’excellence artistique, l’œuvre plagiée ne peut-elle pas revendiquer d’être réhabilitée, honorée, anoblie? Le faux ne pourrait-il pas prétendre parfois pénétrer le cœur du vrai, voire surclasser le vrai? « Si l’on peignait plus de faux que de toiles personnelles, ces faux ne deviendraient-ils pas naturels, plus réels, plus authentiques même aux yeux de leur auteur que les autres tableaux ? », s’interroge l’infâme Ripley qui partage la vedette de ce sombre récit.

Didier Robrieux

 

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(1)  (2) Ed. Livre de Poche.

 

DR/© Didier Robrieux