DISQUES

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   EHA

Paris Rio New York

 

Un album chez
        
Plaza Mayor Company

 


    Il y a tant de styles en jazz ! Ceux que l’on vénère et qui nous font chaud au cœur. Ceux qui nous irritent. Ceux que l’on méconnaît...
Se voir extrait — en moins de temps qu’il ne faut pour le dire — de son petit Liré jazzistique « classique », familier, confortable, pour être subitement catapulté dans une zone musicale inouïe, ignorée… c’est une aventure que nombre d’amateurs et d'amatrices de jazz rencontrent couramment.
    Voila que cette aventure se réitère à l’écoute de l’album du collectif EHA intitulé Paris Rio New York ! La découverte commence…
  


    De prime abord, la vision de l’art musical que privilégie le guitariste Philippe Coignet, compositeur et maître d’œuvre du projet, et qu’il traduit avec beaucoup de vigueur dans les titres de ce CD, se nourrit de nombreux composants : jazz, pop, rock, funk, fusion, world music, musique latine, africaine, électronique. Cette vision s’établit par ailleurs résolument dans une modernité de jeu et de sons parfois anticipatrice, « futuriste ». Les points de repères ne sont pas toujours nettement perceptibles mais la synthèse opérée est assez remarquable et offre des pages sensationnelles de musique. Lors de la lecture du disque, on ne peut s’empêcher de songer à la complexité du travail du compositeur, de rendre hommage à la structuration qu’il a su apporter à chaque plage et bien sûr à leur mise en place, à leur coordination, au moment de l’enregistrement — si l’on prend en compte, de surcroît, le nombre imposant de musiciens de stature internationale venus de plusieurs horizons de la planète qui a collaboré à cet album.* 

    L’entrée sur les terres musicales de Paris Rio New York fournit sans attendre son lot de surprises et de nouveautés.

    Quelle belle parade populaire et festive pourrait se former et s’animer sur la musique de 1984 (fanfare), premier morceau du CD ! Quelque chose comme un défilé de rue dans le droit fil de ceux de notre chère légendaire Nouvelle-Orléans mais revêtu de parements d’aujourd’hui. Sur ce titre, batterie et cuivres ouvrent la marche et marquent le pas avec une quarantaine de mesures répétitives. Puis, place aux superpositions des improvisations libres ! Tuba, saxophones, trompette, trombone, y vont de leurs échanges débridés, de leurs contre chants. Un bouillonnement fait de timbres, de tonalités, de sonorités éruptives, disparates, désordonnées, prend vie. S’étirant seulement sur 3’25, le format de 1984 (fanfare) reste celui d’un échantillon mais on ne doute pas que cette musique de procession aurait vocation à se prolonger à souhait pour une déambulation publique joyeuse et colorée qui pourrait durer des heures.

    Après la marche, le ballroom ! En milieu d’album, EHA donne à entendre une autre mouture de ce thème délaissant cette fois le cadre de la parade et appelant à un défoulement tout aussi exalté mais plus « stationnaire ». Bon flux groove-funk redoublant d’ardeur pour donner libre cours à la danse.

    Prenant l’initiative d’une intro survoltée et d’un tempo pulvérisant, la batterie inflexible de Damien Schmitt annonce la couleur dans Mars. La présence substantielle de la basse de Michel Alibo absorbe aussi l’attention et fait grand plaisir. Dans la folle allure de ce morceau, d’appréciables solos voient le jour. Des phrases tranchées, impérieuses, à l’emporte-pièce, alimentent une flambée jazz-rock du guitariste Philipe Coignet. Le débit de notes généré par Leandro Aconcha dans son chorus aux claviers est, quant à lui, assez spectaculaire, tant par sa vitesse que par sa présentation mélodique indiscutable. De son coté, Cacau De Queiroz fait prospérer au saxophone un souffle et des figures « pur jazzy » ainsi qu’une conclusion de solo free démantibulée.

    A l’exemple de 1984 (fanfare), le motif très ponctué joué par la section de cuivres et anches de la piste intitulée Missié Didié pourrait sans difficulté, là encore, être le conducteur d’un cortège de fête demandeur de musique et de danse. Associer Missié Didié à l’Afrique constitue sans doute une facilité dans laquelle il est difficile de ne pas tomber. On ne peut pas en effet ne pas remarquer, en raison de ce refrain central qui s’installe après un « carillon » de guitare électrique presque « shadowsienne » et un lancement de saxophone, des petites bribes de sons qui laissent échapper de bonnes fragrances africaines. La suite nous propose des moments hétéroclites et chamarrés : solo saxophonique très « rhythm & blues », généreuse pyrotechnie rock-pop à la guitare, verve carrément jazzy à nouveau au saxophone, torsions et distorsions en fin de titre.

    Où sommes-nous maintenant avec Nuits Magnétiques ? Dans une contrée fantastico-galactique ? Dans une longue divagation psychédélique planante ? Durant presque une dizaine de minutes, le morceau renvoie à un univers difficilement définissable. Dans ce climat et sur un tempo tenace, obsédant, chaque soliste livre — un peu à la façon des conteurs — son étrange récit : vignettes palpitantes sous les doigts de Philippe Coignet (guitare), chronique loquace aux sinuosités émues du saxophone soprano de Cacau De Queiroz, odyssée parfois mouvementée pour la guitare de Mike Stern.

    Avec sa sobriété et son grand naturel, Celeste A a du mal à conserver son tempo de ballade. De tranquille et câlin, le rythme vire plusieurs fois à plus échauffé, tandis que le jeu des instruments fait davantage preuve de fermeté. La composition étant indiscutablement séduisante, on ne peut se plaindre de tout cela. Comme on ne peut se plaindre du solo de flûte (Cacau De Queiroz) qui vient l’orner magnifiquement.

    Les guitares prennent la main dans Stars in my Skies. On retrouve Philipe Coignet et Mike Stern jouant ensemble le thème de ce morceau. Thème profondément sentimental qui pourrait aisément faire office de leitmotiv principal dans une BO de film. Thème tout en douceur rapidement suivi d’un déferlement rock subit et dru ! Le temps est à l’orage ! La foudre frappera en effet plusieurs fois dans ce Stars in my Skies entre la relative accalmie d’un agréable chorus signé Ph. Coignet, le vent pacifique, temporisateur, de celui exprimé au sax ténor par Cacau De Queiroz et les éclairs jupitériens de celui forgé par Mike Stern. 

    L’action est toujours de la partie dans Toronto Layover. Champ libre aux rockers ! En communion avec une batterie souveraine et bien remontée (Damien Schmitt), Mike Stern et son solo coriace, redoutable de sûreté, nous cloue sur place. Mais un beau moment musical tout aussi estomaquant nous attend dans ce morceau : le chorus magistral aux claviers de Leandro Aconcha, chorus qui vient transiter dans une longue parenthèse « soul ». C’est remarquable ! On est littéralement happé par ce solo.

    Bonne allure aussi pour Plain Dance sur un fond rythmique et harmonique copieux, entêté, ressassant. Solo charnu — et riffs à l’avenant — à la guitare qui semble parfois sortir de ses gongs. On ne reprochera d’ailleurs pas en l’occurrence à l’instrumentiste son franc-parler énergique car il sonne juste et vrai. Il faut pouvoir dire ce que l’on a à dire en musique (comme en d’autres domaines) de façon catégorique quand on le décide.

    La mélodie règne dans Queen of my Nights. Un accompagnement d’instruments récurrent et envoûtant proche de la musique indienne escorte, par moitié environ, cet excellent morceau. Jalons musicalement adroits et gourmands de saturation placés par la guitare (Philippe Coignet). Un changement de rythme nous fait ensuite basculer dans ce type de joie collective et partagée qui, lorsqu’il s’exerce, donne envie de frapper dans ses mains et nous fait tant de bien. Leandro Aconcha prend alors le piano. C’est sublime. Simplicité, chaleur, swing : que demander de mieux ! A la fin de Queen of my Nights, le solo de flûte de Cacau De Queiroz est tout aussi formidable de beauté et de sensibilité. 

                                                                                       Didier Robrieux

 

 

* Musiciens du groupe EHA : Philippe Coignet, France (g, compositeur de l’album et leader), Cacau De Queiroz, Brésil (ts, as, bs, ss, fl), Leandro Aconcha, Suisse (p, clav, arrangements, programmation), Michel Alibo, France, Martinique (b); Damien Schmitt, France (dms). Musiciens invités pour l’album : Mike Stern, USA (g), Minino Garay, Argentine (perc), Juan Manuel Forero, Colombie (perc, voix), Mario Contreras, Chili (perc), Andy Nareel, USA (steel pans), Rubinho Antunes, Brésil (tp), Sulaiman Hakim, USA (as), Lionel Segui, France (tb, tu).

** Abréviations : as (saxophone alto); b (basse); bs (saxophone baryton); clav (claviers); dms (drums, batterie); fl (flûte); g (guitare); p (piano); perc (percussions); ss (saxophone soprano); tb (trombone); tp (trompette); ts (saxophone ténor); tu (tuba).

[Août 2021]
DR/© D. Robrieux