Livre

Couv livre 3146

Années 60 

LE PIANISTE DE JAZZ
BUD POWELL

À PARIS

Le précieux témoignage
de Francis Paudras

 

    A la fin des années cinquante, le pianiste de jazz américain Bud Powell s’installera à Paris. Alors qu’il se trouve dans une mauvaise passe personnelle et professionnelle, un fils de résistant, amateur de jazz passionné, pianiste et illustrateur publicitaire indépendant nommé Francis Paudras (1935-1997) lui portera assistance et l’hébergera chez lui. Le recueil de souvenirs de ce dernier intitulé La Danse des infidèles, Bud Powell à Paris constitue un document hors pair, un des plus importants témoignages de ce furent la vie et l’activité musicale de Bud Powell durant la période comprise entre 1959 et 1964.

    On ne le conçoit pas toujours avec netteté : Bud Powell (1924-1966) était un prodige. Dès son plus jeune âge, cet homme natif d’Harlem (New-York) fit preuve d’exceptionnelles capacités d’intelligence, d’assimilation, d’étonnantes aptitudes de « surdoué ». En outre, il put étudier le piano très tôt de façon intensive. Il devint de ceux qui pouvaient rivaliser avec un Tatum ou un Garner. Ses contributions pianistiques notamment au moment de l’ère be-bop sont époustouflantes et ineffaçables. Il reste une des références absolues du piano jazz.
    Francis Paudras dit de Bud Powell qu’il était « un pianiste majeur et écrasant de supériorité » et que son apport musical représente « une étape gigantesque dans l’évolution de la musique universelle ».  On ne peut manquer de citer ces autres formules qu’il utilise pour parler de lui : « une sorte d’alchimiste, habité par un métier à toute épreuve, au service d’une inspiration intarissable. De plus, il avait le goût le plus distingué. Alliant une puissance étourdissante à une déchirante tendresse, sa musique nous plongeait dans des espaces paradisiaques. Calme, économe du geste à l’excès, il laissait pourtant exploser sa création aux limites de la résistance humaine. »

    Mais Francis Paudras va bien plus loin que de redonner toute sa dimension à ce musicien d’exception. Avant toute chose, il confie l’importance cruciale que son jeu au piano a eu pour lui. Le culte qu’il vouait à Bud Powell est perceptible dans quasiment chacune des 507 pages de ce livre1. Ce seront, pour partie, cette admiration et cette infinie gratitude envers le jazzman et sa musique qui le conduiront à lui venir en aide de façon inconditionnelle et totale.

    Le parcours de Bud Powell est une tragédie. Pour lui, l’existence ne se déroula pas sur un lit de roses. Elle ne fut en effet plus jamais la même à partir de cette soirée de janvier 1945 où dans un club de Philadelphie, alors qu’il avait entrepris de protester contre des policiers venus arrêter de façon injustifiée son ami Thélonious Monk, il reçut de la part d’un de ces policiers un coup de matraque sur le sommet du crâne d’une violence inouïe. Selon les plus sérieuses probabilités, ce coup de matraque sera le déclencheur de troubles graves chez le pianiste qui ne trouveront jamais de véritables accalmies : migraines récidivantes, perturbations psychiques, crises d’atonie, périodes dépressives impliquant l’administration trop forcenée de calmants, de médications parfois douteuses, séances d’électrochocs, séjours d’hospitalisation pas toujours adaptés. D’incessantes rechutes d’alcoolisme venant se surajouter à ces difficultés infernales. En dépit de ce traumatisme brutal et de ces complications à épisodes, il parviendra cependant à poursuivre ses activités d’interprète, à se maintenir à un niveau stupéfiant au piano, à composer, à assurer des dizaines de concerts sublimes, sans pourvoir éviter de temps à autre défaillances et baisses de régime.
    Lors de ses pérégrinations parisiennes, Bud Powell, accablé, égaré, à la dérive, trouvera ainsi un jour sur sa route Francis Paudras. Un Francis Paudras qui se mettra en quatre pour lui apporter une sécurité matérielle et une douceur de vie.

    Dans nos sociétés humaines, la bonté ne fait pas partie des qualités les plus recherchées, les plus « sexy », comme on dirait aujourd’hui. Celle de Francis Paudras nous frappe au cœur. Sa démarche est purement fraternelle, purement humaine. Comment ne pas être touché par la sincérité et la profondeur de ses sentiments à l’égard de Bud Powell ? Celles et ceux qui ont été à cette époque en contact avec lui ont pu largement l’attester : Paudras était un homme généreux, enthousiaste, un modèle de modestie, de désintéressement, un puits d’indulgence, de patience, de dévouement, mais aussi un homme concret, pratique, scrupuleux, efficace, ce qui n’est pas rien quand il s’agit de « gérer » les coups durs. Durant cinq années, en France et aux Etats-Unis, il aura été capable d’une présence, d’une disponibilité, d’une attention de tous les instants envers son hôte pianiste2. Il est certainement une des rares personnes qui ont compris Bud Powell, qui l’ont accepté sans réserve, en bloc.
    L’ouvrage relate une histoire d’amitié véritable. Alors que Bud Powell séjourne à l’hôtel La Louisiane3, Francis Paudras l’accueillera régulièrement dans son petit studio, puis il lui louera rapidement une chambre d’hôtel près de chez lui pour faciliter son autonomie, puis il déménagera dans un appartement plus grand afin de le loger dans les meilleures conditions.
    Rares sont les chroniques de témoignages qui possèdent une telle intensité d’évocation. La lecture du texte permet d’imaginer parfaitement les années de vie commune qui furent celles de Bud Powell, de Francis Paudras et de sa compagne Nicole à Paris. On est avec les protagonistes. On est à Saint-Germain-des-Prés, on est dans le petit appartement de la rue Boursault, au Chat qui pêche, au Blue Note, on est aux sessions estivales de l’Escale à Edenville, aux fêtes de Noël si chaleureuses de la rue de Clichy, on est au Birdland et aussi dans ce restaurant où eurent lieu ces épiques et acrobatiques dégustations de tartes aux fraises à New-York... Abordée avec naturel, ne négligeant pas les mille petites choses si importantes du quotidien, la narration de ces instants privés et publiques gravitant dans le monde du jazz nous imprègne entièrement.
    Francis Paudras a su également relever son récit d’anecdotes de musiciens aux saveurs à chaque fois nouvelles. L’intérêt du livre se trouve renforcé au fil des rencontres aussi saisissantes qu’« historiques » qui nous sont décrites, rencontres avec Thélonious Monk, Kenny Clarke, René Urtreger, Dexter Gordon, Art Taylor, Sonny Rollins, Johnny Griffin, Max Roach, Kenny Dorham, Charlie Mingus, Mary Lou Williams, Ornette Coleman, Nica de Koenigswarter, Pierre Michelot, Paul Chambers…

    Au final, l’agréable talent de plume au ton humble de l’auteur ajoute une vertu supplémentaire à ce travail biographique passionnant qui en réunit déjà un très grand nombre.

                                                                                  Didier Robrieux

La Danse des infidèles, Bud Powell à Paris
Francis Paudras

Ed. Le mot et le reste, 2019

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1. Dès l’âge de 15 ans, Francis Paudras s’est pris de passion pour la musique de Bud Powell : « Je l’avais aimé spontanément, dès la première audition. ». Selon ses propres paroles, quand il l’entendit pour la première fois, le choc fut intense : « Je reçus comme un coup de flash qui m’éblouit l’esprit, une révélation sublime. Un bonheur immédiat et insensé s’était définitivement emparé de moi. (…) Sans pouvoir l’expliquer, j’eus la certitude immédiate et absolue d’avoir découvert la musique la plus importante de l’univers. ». Et Francis Paudras d’ajouter : « La musique de Bud m’a rendu heureux, elle reste le moteur de ma vie et elle me régénère en permanence. »

2. Cité dans l’ouvrage, un article du Times en date du 4 septembre 1964 utilise sans doute une des meilleures formules pour qualifier l’action d’entraide protectrice et directe qu’exerça Francis Paudras vis-à-vis de Bud Powell : il fut pendant plusieurs années son « ange gardien ».

3. Situé dans le quartier Saint-Germain-des-Prés à Paris (6ème arrondissement) et devenu un établissement mythique, l’hôtel La Louisiane a été le lieu de résidence plus ou moins prolongée de nombreux artistes de jazz : Miles Davis, Billy Holiday, Oscar Peterson, Max Roach, Dizzy Gillespie, Charlie Parker, Chet Baker, Dexter Gordon, Lester Young, etc. Mais aussi de Simone de Beauvoir, Jean-Paul Sartre, Juliette Gréco, Henry Miller, Ernest Hemingway, etc.

[ Septembre 2020 ]
DR/© D. Robrieux