Paroles de musicien

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PASCAL GAUBERT,
SAXOPHONISTE

 

 

 

L’école des big bands

 

 

 

 

Interview

 

Le saxophone ténor de Pascal Gaubert sonne superbement. Le travail, l’expérience, les passages dans de nombreuses formations, les multiples prestations effectuées ainsi qu’une certaine philosophie personnelle sont indéniablement pour beaucoup dans cette maîtrise musicale. Le regard malicieux, bienveillant, la visible disponibilité et la palpable ouverture d’esprit de ce jazzman exigeant constituent, par ailleurs, un vrai « plus » pour ceux et celles qui viennent l’écouter aux concerts comme pour ceux et celles qui suivent son enseignement au conservatoire.

 

Vous êtes un musicien de jazz natif de Paris en 1960. Comment tout cela a-t-il commencé avec le saxophone ?...
Lors d’un concert du lycée, j’avais écouté un sax ténor et l’instrument m’avait plu. Un copain du même lycée, Philippe Chagne qui avait débuté six mois plus tôt m’a fait souffler dans son alto et m’a donné le contact d’un musicien qui dispensait des cours particuliers. J’ai débuté le sax et la musique après le bac dans le même temps où je rentrais à la fac de Nanterre pour y suivre des études d’économie. Ce fut un coup de foudre ! Six mois plus tard, je travaillais entre 6 et 8 heures par jour, sept jours sur sept, pour rattraper le retard de ce choix tardif. Quand j’ai dit à mon prof du conservatoire que je voulais en faire mon métier, il a exprimé son scepticisme sur mon choix mais ne m’a pas découragé étant donné l’énergie et le temps que je consacrais à mon étude.

Où ont eu lieu vos études musicales ?
Trois ans de conservatoire en classique jusqu’au troisième cycle au conservatoire du XIVème arrondissement de Paris. Mon prof, Christian Outhier,  « pur classique », m’a autorisé à travailler avec un « bec jazz ». Je sortais le bec classique seulement pour les examens... Sinon, quelques années plus tard : stage professionnel d’une semaine avec David Liebman. En plus d’être un des grands musiciens de jazz contemporains, Liebman est un extraordinaire pédagogue « militant » qui applique dans son travail son idéal humaniste. C’est vraiment avec lui que j’ai eu un véritable apprentissage de la musique et du jazz (méthode, exercices d’impros, technique instrumentale, etc.). Pour le reste, j’ai du apprendre « sur le tas » avec quelques cours particuliers de temps en temps.

Vous aviez déjà rencontré le jazz...
Mes parents avaient un café en banlieue parisienne. Notre voisin d’en face était Geo Daly, grand vibraphoniste de jazz. Il passait une partie de ses journées au comptoir, parfois avec d’illustres musiciens. Le jukebox du café contenait un 45 tours de Geo et l’on pouvait souvent entendre sa version de Flying Home. Quelques années plus tard, après avoir redéménagé à Paris et débuté la musique, j’ai repris contact avec Geo Daly qui jouait au club Méridien de la Porte Maillot pour qu’il me donne des conseils. Il m’a mis en relation avec son ami Pierre Gossez qui m’a dit que pour faire le métier il fallait étudier la flûte, la clarinette ainsi que l’harmonie et l’arrangement. C’est ainsi que j’ai acheté un flûte et que j’ai pris des cours d’harmonie avec Julien Falk qui fut entre autres le professeur de Gabriel Yared et d’Ivan Julien.

Qu'est-ce qui vous a donné spécialement envie de faire du jazz ?
Sans aucun doute, le choix du saxophone ne pouvait que me conduire vers le jazz ! C’est un des instruments majeurs de ce style musical et il me semble difficile de passer à côté de tous ceux qui ont bâtis et marqués son histoire.

Qu'est-ce qui vous touche dans la musique de jazz ?
A mes yeux, le jazz est le style musical qui offre le plus de liberté.

Quand on débute seul, l’étendue des choix possibles dans sa pratique personnelle comme dans les esthétiques abordables est peu rassurante. C’est sans doute pourquoi l’enseignement du jazz dans le cadre des conservatoires a autant de succès. Mais liberté et sécurité sont rarement conciliables. Quand un élève me demande s’il a droit de jouer telle phrase sur tel accord, il me semble important de lui rappeler que Charlie Parker n’a jamais demandé d’autorisation à personne ! Debussy non plus d’ailleurs ! L’histoire de cette musique est la somme de l’engagement personnel de tous ceux qui ont fait son histoire et de tous ceux qui continuent de la faire vivre. Cette liberté s’arrête néanmoins là où commence celle des autres. En effet, nos compagnons de jeux doivent pouvoir jouer avec nous et cela implique le partage d’un langage commun (mélodique et harmonique) et maîtrisé (techniquement avec son instrument et dans un groove). Là résident la difficulté et l’intérêt d’enseigner cette musique : faire la part entre le respect de la singularité et de la créativité de chacun dans la transmission de connaissances indispensables.

Comment se sont déroulés vos débuts ?
Après trois mois de cours au CIM et trois ans de pratique acharnée de l’instrument, j’ai intégré le big band de Nanterre dirigé par Daniel Bélard qui réunissait amateurs et jeunes « professionnalisants » dont Jean et Philippe Gobinet. Daniel m’a ensuite proposé de jouer dans son groupe professionnel : les Whoopee Makers. Puis, il m’a fait rentrer dans le big band de Roger Guérin dont la rythmique était composée de Renaud Garcia-Fons à la basse et Patrick Villanueva au piano. Nous avons fait des concerts avec Kenny Clarke et Sam Woodyard en invités. Avec Roger Guérin, ces deux génies de la batterie m’ont transmis un amour toujours «fidèle» du swing.

Jouer dans un big band professionnel est souvent « l’école » ainsi que le sésame du « métier ».

Avez-vous effectué des voyages au cours desquels vous avez été en contact avec des groupes à l’étranger ?
Oui, avec divers orchestres. J’ai joué sur trois continents (Europe, Amérique et Afrique). Le jazz est un « passeport diplomatique » qui permet de jouer, de rencontrer des musiciens et de s’affranchir très vite du statut de touriste. On fait partie de la famille des musiciens où que l’on soit. Particulièrement quand on peut faire le « bœuf » avec les autochtones sur des standards de jazz ou sur d’autres morceaux. La diversité des rythmiques du jazz et la capacité à improviser doivent permettre de s’adapter afin de pouvoir jouer ensemble.

Quels sont les musiciens qui vous ont le plus marqué et qui vous marquent encore à ce jour ?
John Coltrane, Charlie Parker, Miles Davis, Sonny Rollins, Duke Ellington, Wayne Shorter… plus des dizaines d’autres... En « classique » : JS Bach, Mozart, Beethoven,  Schubert, Ravel, Debussy…

Quelles sont les qualités que vous admirez chez ces grands artistes musicaux ?
Les mêmes que chez les grands comédiens ou metteurs en scène ou chez les grands peintres : la singularité et la générosité.

La liste de vos participations à de grandes formations jazz est très importante (big bands de Roger Guérin, Jean-Loup Longnon, François Laudet, Tito Puentes… pour ne citer qu’eux1) mais vous avez également fait plusieurs incursions dans le monde de la variété aux côtés d’artistes tels que Francis Cabrel, Nino Ferrer et aussi Césaria Évora... Quels souvenirs conservez-vous de ces rencontres ?
Francis Cabrel et Nino Ferrer sont des artistes très talentueux. Cabrel aime beaucoup le jazz et est très humble. Ferrer adorait aussi le jazz. Mais ils dépendent de grandes maisons de production qui veulent faire de l’argent avec un produit qu’elles voudraient « grand-public » et cela a influé sur leur carrière.
Dans le cas de Césaria Évora, je vois une différence. Sa société de production n’avait absolument pas les moyens financiers de lancer de grandes campagnes de promotion. Malgré cela, elle a fait, au sens propre, plusieurs fois le tour du monde ! Quand je suis entré dans l’orchestre, l’équipe en place des musiciens venait d’enchaîner 550 dates en trois ans… Bien qu’elle ait chanté en portugais et en cap-verdien, j’ai pu assister, pour chacun de la cinquantaine de concerts que j’ai fait avec elle, à la « standing ovation » finale d’un public qui n’entendait que la mélodie de sa voix. Cela de Tabarka en Tunisie à Falun en Suède ou à Moscou, contrées pourtant dotées de cultures bien différentes. Il me semble qu’il y avait là incontestablement une forme d’universalité dans sa musique et son talent de chanteuse. De quinze musiciens à un moment donné, l’orchestre s’est réduit avec le temps. Cette expérience s’est donc limitée à un été.

Quels sont les groupes musicaux dans lesquels vous êtes participant en ce moment ?
Les « décrets sanitaires » ayant quasiment tout mis à l’arrêt, je n’ai fait ces derniers temps que des concerts ponctuels avec des équipes montées pour l’occasion.

Une partie de vos activités de jazzman professionnel s’effectue dans l’Yonne où vous résidez…
Oui, je suis un « immigré parisien » depuis 10 ans maintenant dans cette région, région dans laquelle ma rencontre avec le guitariste Bruno Paggi a été fondatrice pour jouer avec les musiciens icaunais. Je « sessionne » régulièrement avec mes amis et voisins : Bruno Paggi donc, Édouard Falière, Max Ivantchenko, le bassiste Nicolas Zentz de passage à Sens et Christian Lété depuis peu. J’espère que le « contexte » évoluera et me permettra de relancer et créer des projets en vue de concerts.

Déjà brièvement évoqué, l’enseignement occupe une autre fraction importante de votre emploi du temps…
Depuis 1997, j’enseigne le saxophone, la FM-jazz et je dirige les ensembles et coordonne le département jazz au conservatoire Hector Berlioz dans le Xème arrondissement de Paris. Je donne aussi des cours de sax et de FM pour le CRR de Paris.

Lorsque que vous songez à votre évolution musicale personnelle au cours de ces dernières décennies, comment vous apparaît-elle ?
La musique me passionne toujours autant et je continue de découvrir de nouvelles choses. Ma perception évolue avec l’expérience et j’essaye toujours de m’améliorer. Je fais mon possible pour être dans « le coup » avec les musiciens avec qui j’ai la chance de pouvoir jouer. A priori, ils entendent que je suis un musicien de jazz. Je ne suis pas très attiré par la musique bavaroise… Quand l’occasion se présente de jouer avec de bons musiciens, je saisis toujours l’occasion.

Quel rapport entretenez-vous avec le répertoire des standards ?
Les standards sont l’« espéranto » du jazz qui permet de jouer avec quiconque où que ce soit dans le monde. De plus, ils sont très importants pour définir comment le jazz se jouait à toutes les époques. Ce sont des marqueurs esthétiques. Summertime joué par Louis Armstrong, Miles et Gil Evans ou John Coltrane définit le style du moment où il a été joué.

Quels sont les formats d’orchestre dans lesquels vous vous sentez le mieux à titre personnel ?
Le duo avec un sax est délicat car votre partenaire n’est pas accompagné rythmiquement dans ses solos. Avec un pianiste, c’est plus facile ; certains guitaristes, quant à eux, sont très à l’aise pour jouer sans accompagnement. J’adore le trio avec basse-batterie qui offre beaucoup de liberté harmonique et d’espace. Cependant pour un public non averti, cette formule est plus « austère ». Le quartet laisse beaucoup de place aux solos et le sax est aussi le « chanteur ». J’aime aussi le quintet ou le sextet avec d’autres « soufflants » qui permettent de jouer des thèmes arrangés. Le big band, c’est le « symphonique du jazz » mais c’est un peu frustrant en tant que soliste. Il faut que l’orchestre soit bon pour oublier ce fait.

La composition occupe-t-elle une place dans votre travail musical ?
Je compose et arrange régulièrement. C’est indissociable de ma pratique musicale. La composition est un univers qui aide beaucoup à se définir stylistiquement.

Enfin, pourriez-vous nous livrer votre sentiment sur la situation musicale et culturelle actuelle ?
Que ce soit entre les musiciens ou avec le public, la musique est fondamentalement une activité sociale. Les conséquences des deux années de « distanciation sociale » et de participation à une activité « non essentielle » (selon nos « maîtres ») que nous venons de vivre sont terribles.

L’art participe à la fondation des hommes et des femmes. Qui que nous soyons et quelle que soit notre origine sociale, nous ne sommes pas seulement des bêtes consommatrices et laborieuses. J’espère que cette époque n’aura été qu’un mauvais passage. Faire des concerts devant une audience masquée est une triste expérience car il n’y a plus de retour immédiat au partage de la musique. Quand on joue devant une audience, on ressent la perception de ce que l’on joue et cela — particulièrement dans le jazz — agit directement ou indirectement sur ce que l’on joue. Cela n’intervient pas seulement dans un désir de plaire mais avant tout dans le désir de partager du bonheur et de la joie. Être seul devant son écran en regardant Youtube est-il devenu le modèle de la « culture » ? Fera-t-on encore des enregistrements seul, dans notre chambre, en nous filmant pour produire des vidéos qui font croire que nous jouons en simultané (ce qui est actuellement techniquement impossible) alors qu’il y a eu montage final sur un fichier numérique qui a circulé au gré de la disponibilité de chacun ?

Beaucoup de musiciens ressentent cette dérive et cherchent comment garder un contact direct et fréquent avec le public. Cela passe parfois par des concerts impromptus sur des places publiques avec le passage d’un chapeau pour permettre aux musiciens de vivre. Encore faut-il que les soldats « des édiles municipaux » ne vous chassent pas parce que cela est soi-disant bruyant… Quand les gens s’arrêtent dans la rue pour écouter des musiciens, personne ne leur a dit si c’était bien ou pas ; ils font un choix libre et cette relation à l’art me paraît essentielle.

De plus, en reprenant les propos de Bernard Lubat qui parlait de « musique en conserve », j'inviterai le public à consommer plutôt des « produits frais » et non transformés en usine ! Le concert plutôt que le mp3 ! Le son réel d’un instrument ou d’une voix est irremplaçable. De même que le cinéma ou la vidéo ne remplace pas le théâtre avec des comédiens en chair et en os, sans micros.

Je terminerai sur une note optimiste. Je vois toujours, en jouant et en enseignant, des jeunes qui, comme je le fis moi-même il y a quarante ans, se passionnent sans compter pour la musique en y trouvant un épanouissement qui donne aussi un sens à leur vie.

Propos recueillis par Didier Robrieux

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1. Pascal Gaubert a également joué (en formation ou en concert) avec Hervé Sellin, Sarah Lazarus, Philippe Milanta, Baptiste Herbin, Tina May, Frank Tortillier, Alain Jean Marie, André Ceccarelli, Johnny Griffin, Baptiste Trotignon, Stan Laferrière, Pierre de Bethman, Stéfan Patry, Sylvain Beuf, et d’autres encore.

 

 

[Mars 2022]
DR/© D. Robrieux

 

 

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