Paroles de musiciens
ADRIEN MARCO,
GUITARISTE JAZZ MANOUCHE
Le feu sacré
Interview
Le guitariste soliste de jazz manouche Adrien Marco connait son affaire. De plus en plus salué par le public et la critique, il trace sa route de concert en concert avec un acharnement, une volonté de fer, une urgence presque, perceptibles dans son regard intense, sa démarche alerte, ses gestes énergiques, mais aussi dans son jeu instrumental concentré, vif, ardent.
Présence impressionnante chez ce jeune musicien d’une passion à transmettre une musique chère à son cœur et qui appartient, sans nul doute, à son être profond.
Il nous parle également ici de son actualité avec notamment la sortie de son nouvel album intitulé Nesso.
Vous êtes né et avez passé votre enfance dans le Jovinien en Bourgogne. Avez-vous grandi dans une famille de musiciens ou de mélomanes ?
Non, pas spécialement. Je suis issu d’une famille italienne. Mon grand-père pratiquait l'accordéon et la mandoline. Il jouait régulièrement pendant les repas de famille le dimanche. Ma mère, quant à elle, écoute beaucoup de musique. Elle nous a fait découvrir, ma sœur et moi, un grand nombre de morceaux musicaux dans des genres très variés depuis notre plus jeune âge.
Comment est né votre amour de la musique ?
Pour tout dire, je ne sais pas vraiment. Très tôt, j'ai donc été habitué à entendre de la musique dans le cadre familial. Je me souviens que lorsque j’avais 7 ans, j'étais passionné par Bobby Lapointe ! Je n'écoutais que cela ainsi que de la musique classique. Je ne sais pas précisément comment cette attirance pour l’art musical m’est venue. Je n’ai pratiqué aucun instrument avant la guitare, hormis peut-être la flûte à bec au collège (vivement le progrès !…) mais cela ne m’intéressait pas. J’ai encore le souvenir de ce jour où la prof m'avait « grillé » car je jouais la flûte d'oreille, en mémorisant les notes, sans me préoccuper du manuel de musique. Ce jour-là, elle était passée dans les rangs et avait vu que j’avais sous les yeux la page 12 du manuel alors que toute la classe était censée en être à la page 31...
Dans quelles circonstances, la guitare est-elle devenue votre instrument ?
Ma rencontre avec la guitare a été plutôt simple. Mon ami d'enfance possédait une guitare classique qui lui avait été offerte par des amis réunionnais communs. Il ne l’utilisait pas. Je me souviens qu’une grande quantité de poussière recouvrait l’instrument… J’ai demandé à cet ami s’il voulait bien me prêter cette guitare car j’avais vraiment envie de l’essayer. Il m’a dit OK. Le soir, je suis rentré chez moi avec l’instrument. J'étais excité comme un gamin avant Noël ! Je me suis couché, impatient de découvrir ce que cela donnerait le lendemain matin. Et puis, je l'ai fait ! Plus tard, mon ami d'enfance a compris que j'aimais la guitare ; il m’en a généreusement fait cadeau. J’avais 17 ans. Ensuite, au fil des années, j’ai utilisé des modèles de guitare électrique, puis folk. Aujourd’hui, mon choix s’est fixé bien sûr sur la guitare manouche (luthier, Jérôme Duffel) et la guitare Jazz.
Que représente pour vous cet instrument ?
Cet instrument incarne pour moi des possibilités musicales multiples et une grande liberté. Il y a quelque chose de « vibratoire » dans le rapport à la guitare qui devient souvent, pour l’interprète, un prolongement de lui-même, de son corps. Je la perçois aussi comme une « voix » qui permet d’exprimer ce que l’on a à dire.
Qu’est-ce qui vous a attiré dans la musique de jazz manouche ?
Un an après avoir commencé la guitare, j'ai découvert la chanson Où es-tu mon Amour jouée par Django Reinhardt. J'ai fondu en larmes. Je me suis dit : «Je veux jouer cette musique. Cela me correspond totalement !» Dans ce morceau, il y avait tout ce que j'aime sur le plan des émotions. Toute la palette était là !
C’est à partir de ce moment que vous avez désiré vous consacrer spécialement et pleinement au jazz manouche ?
Oui, ce titre de Django été une vraie révélation. Ensuite, j'ai commencé à travailler et à étudier, en les écoutant et en les regardant, les guitaristes représentatifs de ce style de jazz : Stochelo Rosenberg, Angelo Debarre, Dorado Schmitt, etc.
Quelle a été votre formation musicale ?
Aucune. Je suis autodidacte. Je ne lis pas la musique et je ne l'écris pas.
Pour vous avoir vu et écouté à plusieurs reprises, je suis éberlué par votre technique. Dans le milieu de la musique et des mélomanes, chacun sait que de très nombreux musiciens autodidactes atteignent de très haut niveau et sont littéralement fabuleux. Votre formation a donc eu lieu « au contact », « sur le terrain », pourrait-on dire ?
Dans les premiers temps, j'ai relevé les CD des guitaristes que j'aimais. J’ai analysé les vidéos et leur façon de faire. Puis, au fil des années, j’ai fréquenté certains musiciens importants auprès desquels j'ai beaucoup appris. J'ai également eu la chance de recevoir quelques conseils précieux de la part de quelques uns des plus grands du style manouche, et cela m'a honoré. Ils se reconnaîtront s'ils lisent cette interview.
A quel moment êtes-vous devenu professionnel ?
J’ai décidé de faire de la musique mon métier à 21 ans et je suis devenu professionnel à 25 ans.
Quels sont vos grands "modèles" en musique ?
Django Reinhardt, Joe Pass, Wes Montgomery, George Benson… J’admire leur créativité mais aussi leur chaleur dans le son. Ils ont inventé quelque chose dans la manière de jouer en matière de toucher et pas seulement en matière de choix de notes jouées. Il y a aussi chez eux un sens de la liberté dans la façon d’interpréter et de la générosité dans l'intention musicale.
Quels sont les musiciens qui ont eu ensuite une influence sur vous ?
Parmi les musiciens que j'ai rencontrés par la suite, qui m'ont influencé et que je connais, il y a eu Samy Daussat qui m'avait proposé de faire un concert avec lui après m'avoir vu à un bœuf. J'étais très ému car j'avais débuté en écoutant ses CD de méthodes. Alors, quand il m'a généreusement offert la possibilité de jouer avec lui, j'étais heureux ! Puis plus tard, il y a eu de nombreuses autres belles rencontres : Angelo Debarre, Dorado Schmitt, Sansom, son fils aussi, mais également Stéphane Sanseverino, Mathieu Chatelain avec qui je joue dans le Trio depuis 2019. Et bien d’autres...
Concernant vos goûts musicaux, avez-vous des morceaux que vous mettez au dessus de tout ?
Comme déjà indiqué, dans le répertoire manouche, c’est Où es-tu mon Amour par Django Reinhardt que je porte haut dans mon cœur car ce morceau a représenté une sacrée prise de conscience dans ma vie. J’aime tout dans le jazz. Chaque musicien apporte pour moi une pierre dans le grand temple ! J'apprécie chacun des standards connus ou moins connus. J’adore également le classique, avec un petit faible peut-être pour Chopin et Debussy, pour leur mélancolie. L’opéra me touche également mais, pour être franc, j'en écoute peu ! Mais si on m'offre une place… j'irai en entendre avec joie !... Je n’exclus pas la musique de variétés : Souchon, Aznavour, le répertoire des chansons italiennes…
Au fil des années, quels ont été les groupes auxquels vous avez appartenu ?
J'ai d’abord eu un groupe qui faisait des reprises de la chanson française, puis un second avec lequel on jouait du Nougaro, puis mon premier groupe de jazz manouche qui avait pour nom Ketelos en 2006 et avec lequel nous avons remporté le titre « Groupe de Bourgogne 2008 ». Ensuite, pour des raisons professionnelles, nous avons du arrêter Ketelos car les autres membres du groupe avaient un autre métier que la musique tandis que moi, j'envisageais d'en faire le mien. J'ai alors monté mon Trio. Aujourd’hui, je travaille beaucoup avec Mathieu Chatelain ou Titi Haag ou Adrien Ribat à la guitare rythmique et Maxim Ivachtchenko ou Tristan Loriaut à la contrebasse. Depuis deux ans, nous nous produisons en France, en Italie, en Allemagne. Et nous espérons bouger encore plus !
Vous avez déjà enregistré deux albums : Clin d’œil (2013) et Voyages (2016). Ces deux albums s’inscrivent dans une certaine évolution musicale. Rétrospectivement, quel regard portez-vous sur chacun d’entre eux?
Ils témoignent chacun d'une période. Le premier faisait référence à des influences, le second à l'idée de voyager en musique. Voyages nous a procuré des opportunités superbes et une belle visibilité.
Il se trouve qu’un nouvel album va bientôt voir le jour. Il s’intitule Nesso. Que signifie «Nesso»?
Nesso signifie lien. J'aime beaucoup cette idée, cette notion de lien. Que les « choses » soient en lien, que les personnes le soient également. Sur ce projet, je réunis les savoir-faire d’amis musiciens ainsi que tout ce qui me plait et me touche musicalement, en intégrant la vision que peut avoir chacun des participants. Cet album est le plus abouti des trois. Son concept vise à donner du relief, une profondeur. Pour cette aventure discographique, j'ai la chance d’être entouré par des musiciens hyper talentueux et inspirants : Mathieu Chatelain, Titi Haag, Adrien Ribat à la guitare rythmique, Tristan Loriaut à la contrebasse, William Helderlin au saxophone, Vincent Pagliarin et Timbo Meirshtein au violon, Rocco Zackerman à l'accordéon. J'aime aussi l'idée que cet album contienne les deux «grandes écoles du jazz manouche français » (l’école parisienne et l’école de Forbach). On y trouve le style légendaire de la rythmique de Mathieu Chatelain, très fin et précis, typique de l'école dite «parisienne» et aussi celui de Titi Haag qui possède son typé de Forbach. Je voulais également une grande mixité dans le choix des morceaux : avoir autant violon que de saxophone, de ballade triste que swing endiablé… De plus, cet album comporte une composition qui surprendra je pense, car elle rentre dans un registre de musique de films.
Vous avez aujourd’hui 32 ans. Comment définisseriez-vous votre jeu actuel ?
J'ai toujours joué d'instinct en cherchant à le faire avec sincérité, du mieux que je peux, en m'efforçant de maîtriser mon jeu, en veillant à ne pas être « brouillon » dans le son. Je continue à le faire. Je pense que l'on ne doit jamais cesser de développer un caractère, une variété, une propre personnalité de son.
Qu’est ce que vous procure de jouer sur scène ?
Oh, la scène, c'est quelque chose !... J'ai fait du théâtre, j'aime follement la scène. C'est un moment d’échange avec les amis avec lesquels on la partage et aussi avec l’auditoire. C'est un moment où je peux éprouver plein d'émotions et aussi parfois blaguer un peu ou communiquer avec les personnes venues au spectacle. Quand le concert est terminé, je me dis toujours que cela a passé trop vite ! J'ai le souvenir d’un concert pour le Festival Django In June dans une grande église de Boston en 2012 où six cents personnes applaudissaient et montraient leurs joies après nos solos. La sensation me reste en tête. J’ai ressenti une émotion identique l'été dernier lorsque j'ai joué en trio sur la petite scène au Festival Django Reinhardt 2019 de Fontainebleau. C'était un moment super. J'avais un peu d'appréhension. C’était exaltant de sentir la réaction d’une assistance de connaisseurs. Superbe souvenir ! C'est bien ce qui nous fait aimer ce métier : donner le meilleur sur scène et apporter une satisfaction artistique et du plaisir au public.
Propos recueillis par Didier Robrieux
[ Février 2020 ]
DR/© D. Robrieux