Vie littéraire

 

 

Et moi et moi et moi...

       

     Le culte de soi et la mise en spectacle de l'intime, notamment dans les médias audiovisuels, prennent aujourd'hui des allures de frénésie. L'expression littéraire n'est pas épargnée par cette vogue d'extraversion nombriliste.

      Narcisse est immortel. L'exhibitionnisme ne l'est pas moins. Via notamment la prolifération des nouveaux terrains de jeu médiatiques, l'exposition de soi est devenue un phénomène de société de grande ampleur. En tous lieux, on tente de nous faire accroire qu'un dévoilement de sa personne sur la place publique, qu'une divulgation sans bornes de l'intime est synonyme de vérité tandis que réserve et discrétion sont fautrices de mensonges, d'hypocrisie et de dissimulation. Ces poussées d'exubérance égotique qui saturent l'air du temps ne manquent pas de stimuler également l'expression romanesque. Faut-il écrire sur soi à tour de bras ou à l'inverse expurger radicalement le moi dans l'acte d'écriture? L'affaire, il est vrai, n'est pas nouvelle. De tous temps, "littérature personnelle" et "littérature impersonnelle" ont ferraillé pour installer leur souveraineté. Pour l'heure, c'est incontestablement le moi qui imprime aux belles lettres sa domination. On ovationne à tout rompre les narrations autobiographiques, on se repaît des "récits de vie", on ne jure que par l'autofiction. On ne croise plus sur son chemin que de longues et grouillantes cohortes de coming out littéraires.

      Cette vogue insistante finit par nous reconduire à des constats primaires. En quoi la plupart de ces effusions personnelles le plus souvent nombrilistes que déversent journellement les presses de l'édition illuminent-elles l'esprit, incarnent-elles une esthétique substantielle et rayonnante, font-elles grandir nos vies d'hommes et de femmes? Nos états d'âme divers et variés, nos insatisfactions comme nos joies, nos grandes vicissitudes comme nos petites gloires méritent-ils à tout coup les honneurs de la chronique? En réalité, le répertoire souvent minable des banalités de notre existence ne constitue que très rarement de la littérature. La culture de soi n'engendre pas immanquablement des merveilles bouleversantes de créativité, de pénétration, de beauté, d'émotion, de sensibilité au bénéfice de tous. Parler de sa peau, fut-ce avec le plus attendrissant vibrato de sincérité, voire de générosité : ce n'est pas pour autant que la littérature vous renverra l'ascenseur. Il n'est pas donné à tout le monde d'écrire Les Confessions, Du côté de chez Swann ou Mort à crédit; il n'est pas donné à tout le monde de posséder ne serait-ce qu'une pincée de cette poudre miraculeuse qui peut commuer le récit des expériences - et surtout des trivialités - d'une vie d'homme ou de femme en un acte artistique éminent et universel.

      On ne peut bien évidemment dénier au moi son impérative et nécessaire légitimité. Le bien-fondé du moi initial, géniteur, nourricier dans le processus de création littéraire ne peut en aucune façon être mis en cause. De manière primordiale, l'écrivain se trouve à l'origine et derrière chacun de ses ouvrages. Sans lui, sans son existence, sans sa présence vivante, sans son action subjective, pas une phrase, pas un mot ne verrait le jour. C'est-là un truisme autant qu'une affaire entendue. Mais forts que nous sommes de cette compréhension, la question se pose parfois de savoir sous quelle forme et selon quelles proportions l'auteur prend le parti de se manifester dans son travail d'écriture sans confiner au trop-plein égotique et à la saturation exhibitionniste. On ne peut faire grief aux littérateurs de tirer les ficelles de leurs oeuvres mais on se prend par instants à souhaiter que certains le fassent davantage dans la coulisse. Pour tout dire, les déchaînements "visibles", "ostensibles" et "ostentatoires" du moi dans la production romanesque d'aujourd'hui suscitent de plus en plus fréquemment l'exaspération en ce sens qu'ils se révèlent à nous comme l'expression tapageuse d'un culte de la personnalité qui ne veut pas dire son nom, d'une individualisation hypertrophiée de nature quasi-totalitaire, d'un sensationnalisme du nombril qui par ailleurs n'éxonère ni du grotesque ni d'une petitesse misérable. Qu'elles se veuillent adulatrices ou mortificatrices, dans la majorité des cas les tonitruances de l'intime les plus courtes sont les meilleures.

      Au reste, en qualité de simple lecteur, on pressent quelquefois également que l'écrivain, devenu sec, infécond, n'a tout bonnement plus rien à inventer, plus aucune histoire à raconter. Toute ingéniosité fictionnelle semble l'avoir abandonné. Terminé le tourbillon des idées neuves, envolés les originalités lumineuses, les divines surprises, les mystères magnifiques qui s'offraient à soi au fil de la plume, que l'on cueillait à satiété sans avoir à se baisser sur l'arbre de l'Inspiration. L'imagination créatrice a levé le camp, les muses ont donné leur congé, l'oiseau de la grâce ne chante plus, la source est tarie, plus rien ne sort de l'alambic. Mais il faut pourtant continuer à donner des manuscrits, à tenir son rang dans le marché de l'édition, continuer à faire le show sur la scène médiatique. Et plus prosaïquement, il faut aussi continuer à faire bouillir la marmite! Que faire en la circonstance pour se tirer d'affaire? Quand il s'agit d'écrire, les planches de salut ne sont pas légion. On peut imaginer qu'après rapide examen de la situation, il apparaît bien vite à l'écrivain privé de ressort inventif que procéder dans ses manuscrits à un effeuillage de sa personne constitue la solution la plus opportune. Se poster devant un miroir se révèle être la seule ressource qui lui reste. Il se transporte alors sans attendre avec plume et bagages dans ce champ d'écriture qu'est l'exploration autobiographique. De sa vie privée, il ouvrira toutes grandes les vannes. Nous saurons tout, il ne nous épargnera rien. D'évidence, la pratique du dévoilement personnel reste l'expédient le plus couru chez le romancier en panne. Une manière astucieuse de tirer son épingle du jeu et tout autant un geste de la dernière chance et un lot de consolation.

      Par bonheur, il est encore des auteurs qui se font une idée de la littérature différente de celle qui consiste à faire de cette dernière un déversoir narcissique, le lieu d'aisances de toutes les vanités. En s'efforçant de s'arracher momentanément de leurs egos, en prenant soin sans cesse de renouer des liens avec l'altérité, en mettant à contribution les inépuisables potentialités de l'imaginaire, ils tentent par l'entremise du romanesque fictionnel d'offrir aux lecteurs des textes autrement magiques et exaltants qu'une copie de leur propre vie plus ou moins quelconque, plus ou moins falsifiée. "Sois plus content de tes héros que de toi-même" écrit Max Jacob dans son Art Poétique (1). C'est peut-être là une des injonctions les plus pertinentes dont pourraient tirer profit nos années littéraires à venir.  

Didier Robrieux

                                                                                                    

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1. Ed. L'Élocoquent, p. 27.

 

[2012]
DR/© D. Robrieux