Gustave Flaubert
BOUVARD ET PECUCHET
On ne badine pas
avec la science
Avec son fameux roman Bouvard et Pécuchet, Gustave Flaubert entreprend de peindre les aventures de deux compères en excursion dans les labyrinthes de la connaissance. L'entreprise pseudo-scientifique débridée de ce couple de savants amateurs n'a rien perdu de sa force burlesque et décapante.
Le thème de Bouvard et Pécuchet reste aujourd'hui bien connu. Aux alentours de 1840, deux ronds-de-cuir parisiens lassés de leurs emplois décident de prendre prématurément leur retraite et d'aller établir leurs quartiers à Chavignolles (Calvados). L'affaire serait bien ordinaire si nos deux compères ne s'étaient mis en tête de consacrer l'essentiel de leurs loisirs à investir sur un mode sauvagement autodidactique tous les domaines de la culture et de la connaissance.
Quand le monde se présente comme une vaste énigme multiforme, quand l'existence terrestre parait n'offrir qu'imbroglios et ténèbres, quand les phénomènes les plus élémentaires ressemblent à autant de mystères, est-il possible de conserver l'esprit inerte, est-il concevable de rester les bras ballants? Dressée devant Bouvard et Pécuchet se tient la monumentale citadelle du savoir. Ils vont en faire l'assaut! A quarante-sept ans, ils vont entamer une vie nouvelle, une vie d'explorations, une vie d'aventures. Désormais, leur détermination et leur intrépidité "intellectuelle" ne fléchiront plus.
Sur la voie de l'étude, la curiosité et le goût de la variété dont font preuve nos deux amis sont proprement hallucinants. Tout en s'évertuant prioritairement à réduire le niveau de leur ignorance, Bouvard et Pécuchet se donnent pour office de tout recenser, de tout comprendre, de tout absorber. Mais ce qu'ils chérissent par dessus, c'est la science, la science nouvelle, la Science-reine! Ils y recourent sans discontinuer et forment même un moment le projet de "souffrir" pour elle. Tour à tour, ils se baptisent savants, se sacrent spécialistes, s'assignant au total toujours la même magnifique mission : valider ou invalider le contenu des enseignements humains. Perpétuellement en quête de tangible, Bouvard et Pécuchet sont des "ultras" de l'expérimentation directe. Foin d'énoncés théoriques abstraits! "Tous les livres ne valant pas une observation personnelle", ils veulent juger sur pièces, constater de leurs yeux manifestations et phénomènes. Ils se jettent littéralement dans l'expérience. Ils s'y incluent corps et âme. Comment ne pas saluer l'ardeur de ces hommes de bonne foi et de bonne volonté! Les deux compères sont des candides enthousiastes et spontanés. Ils ont l'oeil frais, le pied alerte, l'esprit neuf, le coeur vertueux. Ils ne se laissent jamais effrayer par la complexité et le volume considérable des tâches qu'ils s'infligent. Ils ne font jamais le choix de la facilité. Bouvard et Pécuchet ne sont pas des dilettantes. Ils ne badinent pas avec la science. Ils abordent le monde avec conscience et gravité. C'est bien l'esprit de sérieux qui exerce en tout premier lieu son magister sur leurs cerveaux exaltés.
On sait malheureusement que l'esprit de sérieux ne craint pas à l'occasion de cohabiter avec l'esprit de système. Bouvard et Pécuchet manifestent un invraisemblable entêtement qui les conduit le plus souvent à de noires et irresponsables impasses. On citera pour mémoire l'épisode où nos deux amis prétendent à toute force injecter du phosphore à un chien errant. Ou encore celui où ils manquent de provoquer l'éboulement d'une falaise par suite d'une "chasse" aux fossiles particulièrement zélée exercée "dans un but scientifique".
Leur période "médicale" demeure une des plus fertiles en élucubrations comme en témoigne le chapitre dans lequel ils s'entichent des thèses de Raspail : "La clarté de la doctrine les séduisit, écrit Flaubert. Toutes les affections proviennent des vers. Ils gâtent les dents, creusent les poumons, dilatent le foie, ravagent les intestins et y causent des bruits. Ce qu'il y a de mieux pour s'en délivrer, c'est le camphre. Bouvard et Pécuchet l'adoptèrent (...) Ils entreprirent même la cure d'un bossu." Ces quelques phrases hautes en couleur permettent de rappeler que la substance camphrée fut la grande affaire de François-Vincent Raspail (1794-1878), savant et homme politique éminent qui après avoir tâté de diverses spécialités scientifiques versa dans la médecine humaine (1). La fougue thérapeutique de Bouvard et Pécuchet ne connaît ni l'inhibition ni le scrupule, ce qui nous offre des scènes épiques qui ne peuvent renier leur filiation avec Molière. Mus par leur élan hippocratique, ils n'hésiteront pas à introniser médecin une pauvre femme qu'ils ont préalablement hypnotisée... Lors d'une séance de consultation mémorable, la "magnétisée" ordonnera pas moins que de l'"album graecum" à un rhumatisant (2).
Mais l'exercice médical ne constitue qu'une étape dans le cheminement de nos deux trépidants compagnons. Travaux "expérimentaux" se multiplient, évaluations "scientifiques" se succèdent. Sans relâche, Bouvard et Pécuchet interrogent, jaugent, échafaudent, réfutent, éludent, objectent, entérinent, se rétractent avec la plus péremptoire intransigeance. Volontiers chicaneurs, ils se plaisent à participer tous azimuts à d'orageuses controverses scientifiques. Sous ce rapport, un des passages les plus marquants du roman demeure sans doute celui où ils s'ingénient à chanter pouilles au curé du village sur la question de la Création et de l'Évolution. L'ecclésiastique accorde son estime à la géologie (pour laquelle s'enthousiasment nos deux remuants acolytes) parce qu'elle "confirme l'autorité des Écritures en prouvant le Déluge." Mais très vite le débat s'envenime. Le virus de la contestation s'empare de Bouvard comme de Pécuchet et le prêtre s'échauffe : "Nierez-vous qu'on ait trouvé des coquilles sur les montagnes? Qui les y a mises, sinon le Déluge? Elles n'ont pas coutume, je crois, de pousser toutes seules dans la terre comme des carottes! (...) A moins que ce ne soit encore une des découvertes de la science?". La diatribe entre ce Don Camillo bien trempé et nos énergiques Peppone dégénérera au point que Bouvard ira jusqu'à lancer aux oreilles de la bonne société que l'Homme descend... du singe... (3).
Le volontarisme de fer qui accompagne le travail d'enquête "scientifique" de Bouvard et Pécuchet n'a d'égal que leur versatilité : versatilité dans leurs jugements, versatilité dans le choix des thèmes d'étude qui sacrifient au plus délirant éclectisme et qui demeurent soumis à leur seul "feeling", versatilité dans leurs passions pour les matières abordées qui ne manquent pas, elles aussi, de subir les fluctuations de leurs incessants caprices. Curieusement, cette propension si fréquente qui les caractérise à brûler sans vergogne ce qu'ils ont adoré ne les disqualifient pas entièrement à nos yeux car ce qui fascine notamment chez ces étonnants personnages, c'est cette mobilité, c'est cette fabuleuse disposition à rebondir et à se régénérer. Ils sont les auteurs de micro cataclysmes permanents, ils collectionnent les déboires et pourtant leurs infortunes successives ne viennent en aucune manière altérer leur allant, leur tonicité, leur enchantement, leur désir de se colleter à des champs disciplinaires nouveaux. "Commencer est le privilège insigne de la volonté. Qui nous donne la science des commencements nous fait don d'une volonté pure", écrit Gaston Bachelard (4). En dépit de leurs déconvenues et par-delà leurs contradictions, Bouvard et Pécuchet renaissent perpétuellement de leurs cendres et inaugurent sans trêve.
La pantomime sans cesse recommencée de ces doux phénix forme sans nul doute un des ressorts drolatiques de cette oeuvre si attachante. Leurs échecs à répétition viennent bien évidemment renforcer l'effet comique de la farce. Devant le spectacle de leurs vicissitudes, comment ne pas songer au Don Quichotte? "Toutes ces lectures avaient ébranlé leur cervelle", écrit Flaubert. On se souvient que l'inoubliable Hidalgo de Cervantès ne parvenait pas quant à lui à se distancier des aventures rapportées dans les romans de chevalerie. De leur côté et semblablement, Bouvard et Pécuchet appréhendent la culture savante sans recul, sans réinterprétation, au premier degré, au pied de la lettre.
De surcroît, ces incurables amateurs sont des adeptes de la vulgarisation scientifique et de la science "pour tous". Lorsque dans le cours du récit un médecin se prend à oser émettre quelques doutes sur leurs aptitudes à posséder quelque peu l'art médical, la réplique de notre tandem ne se fait pas attendre : "Est-ce que la Science appartenait à ce Monsieur?" D'une manière générale, Bouvard et Pécuchet perçoivent la communauté scientifique comme imbue d'elle-même, injuste et profondément élitiste. Plus ou moins consciemment, ils se sentent niés et infériorisés par elle. Plus ou moins explicitement, ils s'indignent d'une science qui sécréterait une féodalité d'où le commun des mortels serait banni et qui ne laisserait place à aucune force critique. A cet égard, le ressentiment de Bouvard et Pécuchet rejoint celui de l'instituteur du village, autre figure savoureuse du roman. "La Science est un monopole aux mains des riches. Elle exclut le Peuple", s'écrit le maître d'école. La caste toute-puissante des savants trouve ici à qui parler!... Sur ce thème, le discours tenu par les aristocrates de Chavignolles, bourg d'adoption de Bouvard et Pécuchet, forme un rude contraste : "Le Pouvoir seul est juge des dangers de la Science; répandue trop largement, elle inspire au peuple des ambitions funestes". Science et contre-pouvoirs constitue un des nombreux thèmes qui émaillent la sympathique et loufoque saga de Bouvard et Pécuchet. L'attrait du texte de Flaubert se révèle aussi dans l'évocation habile et lucide de ces questionnements prioritaires tandis que nos deux apprentis savants s'efforcent sans relâche de percer à jour les mystères du monde.
Didier Robrieux
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(1) Le camphre selon Raspail, retenu comme remède-miracle, tient une place de choix dans les annales du fétichisme médical. "Administré en cigarettes, en pommade, en lotions et solutions, il est prescrit pour les maux les plus variés et les plus baroques. Raspail est condamné en 1846 pour exercice illégal de la médecine. Plus exactement, sommé par la Faculté de régulariser sa situation en passant le grade de docteur en médecine. Raspail refuse en affichant un souverain mépris de tout diplôme." (Bernadette Bensaude-Vincent, Homo medicus, homo academicus, revue Alliage, n° 9).
(2) On trouve à propos de cette prescription énigmatique une note bien instructive dans un des ouvrages de Gaston Bachelard. "Il est à peine croyable, écrit le philosophe, que le XVIIIe siècle ait gardé dans son Codex des remèdes comme l'eau de Millefleurs et l'album graecum. L'eau de Millefleurs n'est autre que le produit de la distillation de la bouse de vaches (...) L'album graecum est de la crotte de chien. L'Encyclopédie en parle en ces termes : "Plusieurs auteurs, et entr'autres Ettmuller ont donné beaucoup de propriétés à l'album graecum; ils l'ont célébré comme étant sudorifique, atténuant, fébrifuge, vulnéraire, émollient, hydragogue, spécifique dans les écrouelles, l'angine, et toutes les maladies du gosier (...) On ne s'en sert guère parmi nous que dans les maladies du gosier à la dose d'un demi-gros ou d'un gros, dans un gargarisme approprié." (La Formation de l'Esprit Scientifique, Ed. Vrin, p 179). Malgré une perte de faveur importante de l'album graecum au siècle de Voltaire, Bouvard et Pécuchet ne craignent pas de redonner une chance à cette douteuse panacée au coeur du XIXe siècle...
(3) Propos d'inspiration darwinienne bien connu perçu à l'époque comme une inadmissible "trivialisation" des provenances de l'Homme. L'Origine des Espèces de Darwin (1809-1882) date de 1859 et la dernière ligne du roman (inachevé) de Flaubert (1821-1880) fut rédigée en 1880. Il n'est pas inintéressant par ailleurs de remarquer que de nos jours la polémique entre "créationnistes" et "évolutionnistes" n'a guère perdu de son âpreté (voir notamment Dominique Lecourt, L'Amérique entre la Bible et Darwin, Ed. PUF).
(4) G. Bachelard, Le Droit de Rêver, Ed. PUF, p. 74.
DR/© Didier Robrieux