Livre

Mystere monk

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

MYSTÈRE MONK

Une riche et passionnante monographie
dédiée au pianiste de jazz
Thelonious Monk


    
La majorité des articles et chroniques rassemblés par Franck Médioni dans Mystère Monk — copieux ouvrage de 360 pages consacré au pianiste Thelonious Monk (1917-1982) — présente des qualités remarquables. Qui est sensible et s’intéresse à la musique de ce jazzman mythique dispose ici de quoi faire.


        Hormis l’iconographie, le livre se partage en plusieurs types de textes : études parfois très « pointues » toujours scrupuleusement étayées, archives, témoignages, hommages dans lesquels contributeurs et contributrices font part d’analyses personnelles avancées tout en laissant parler leurs sentiments, tout en faisant le choix du naturel et de la simplicité1.
        
Les artistes du jazz et de la musique ne sont pas les seuls à avoir apporté leur concours à cette entreprise collective. Des connaisseurs, souvent experts, appartenant à des catégories professionnelles très diverses, ont également été sollicités. C’est le cas, par exemple, du psychanalyste et écrivain Francis Hofstein ou encore de celui de l’astrophysicien Jean-Pierre Luminet dont les observations sur la cohérence spécifique de la musique de Monk apportent beaucoup à l’ouvrage. Bertrand Ogilvie, psychanalyste et professeur de philosophie, est, quant à lui, un de ceux qui reformulent le mieux ce qui définit globalement l’art musical de Monk, à savoir « une articulation inédite de travail, de tradition et d’improvisation […] Une musique «insistant sur la rupture, la dissymétrie, la bifurcation, la dissonance, la relance, la surprise inscrite pourtant au cœur d’une inéluctable coulée mélodique retombant toujours sur ses pieds par-delà toutes ses virevoltes. Tout a été dit également sur le rapport de Monk au piano, sa technique exceptionnelle dissimulée sous les dehors d’un culte de l’hésitation, de l’apparente maladresse, du raté et de la confusion, capable de réintégrer toutes les errances dans une logique sous-jacente se révélant après coup comme une évidence et une nécessité indiscutables. »
       
Quelle exacte synthèse ! En revanche, on ne suit pas forcément l’auteur sur le terrain d’une « inquiétude »2 que susciteraient Monk et sa musique. Bertrand Ogilvie parle en effet d’un « mélange de jouissance et d’angoisse que procure la musique de Monk » et note également : « La musique de Monk inquiète.» Rien de si certain ! Les affres de l’anxiété passent au-dessus de l’entendement et des oreilles de très nombreux contemplatifs ravis par les œuvres musicales de Monk. Être effrayé par la musique de Monk ? Tout au plus quelquefois étonné, voire un peu désappointé, secoué par des surgissements d’idées musicales inattendues ! Loin d’éprouver alarme et désarroi à l’écoute des exécutions de Monk, l’auditeur n’est le plus souvent que simplement subjugué par cet équilibriste innovateur et risque-tout du piano qui accomplit des tours d’adresse inédits ; l’auditeur a le plus souvent entièrement confiance dans la maîtrise de cet artiste aventureux total autant que dans la grâce qui semble le protéger.
      
Dans un développement sensible et avisé, le pianiste Benjamin Moussay puise aussi sa comparaison dans l’univers du cirque et du cabaret : « Monk est un prestidigitateur. Il est capable de nous faire entendre un accord de cinq sons alors qu’il n’en joue que trois, il jongle avec les couleurs, les densités, les tensions et les résolutions. ».
        
Si le compositeur Pascal Dusapin détaille ce que lui suggère la « facture » monkienne, le pianiste Paul Lay, de son côté, nous fait part de sa découverte de Monk et distille quelques vérités à ne pas oublier : « Il ne suffit pas de jouer l’accord, il faut savoir le faire sonner [...] ». A la suite, chacun pourra bénéficier des lumières de Jacques Ponzio, psychiatre, pianiste et écrivain, qui nous informe bien utilement sur la signification des titres composés par Monk et leurs caractéristiques.
      
L’exposé du chroniqueur François-René Simon sur le thème de la collaboration musicale et amicale Monk-Coltrane est très éclairant comme d’ailleurs celui de Leïla Olivesi, cheffe d’orchestre, pianiste et compositrice, qui dissèque avec beaucoup de minutie ce que l’on peut entendre lorsque Monk joue Ellington et lorsque qu’Ellington joue Monk. Au sujet de ces deux monstres sacrés, le pianiste Abdullah Ibrahim peut s’enorgueillir d’avoir conçu cette phrase précieuse de sens et joliment énoncée : « Monk, comme Ellington, incarne l’ancienne lumière persistante et les réflexions contemporaines saisissantes. »

Deux livres sur Monk ont fait date : celui de l’historien américain Robin D. G. Kelley et celui du pianiste et écrivain français Laurent de Wilde. Ces deux auteurs nous dévoilent leurs expériences de travail réciproques. Robin D. G. Kelley raconte la mise en œuvre de son manuscrit Thelonious Monk : The Life and Times of an American Original (2009), ses premières recherches documentaires, les processus d’élaboration de ce labeur au long cours. Quelle aventure ! Quelle immersion, quelle intensité, quelle persévérance ! Produit d’une interview réalisée par Franck Médioni, le texte de Laurent de Wilde nous fait lui aussi entrer dans les détails de la gestation de son Monk (Ed. Gallimard, 1996) ainsi que dans ceux de sa relation de musicien avec la musique de Monk. Cinq pages d’à-propos et de pure intelligence ! De la musique de Monk, Laurent de Wilde semble avoir intercepté toutes les subtilités. Il y a chez lui ce savoir musical qu’on lui connaît mais aussi une hauteur de pénétration, un flair, un « instinct » qui révèle, qui voit juste. Et tout cela chemine au coude-à-coude avec une vraie finesse littéraire.

Du côté des souvenirs rapportés dans Monk Mystère, on retient entre autres ceux, captivants, des écrivains Julio Cortázar (quelle étoffe romancière et poétique !), Amira Baraka (les sets de Monk au Five Spot Cafe de New York en 1957), des pianistes Mal Waldron (le « sens de l’économie » chez Monk, sa timidité), René Urtreger (avec des remarques comme souvent un brin à contre-courant3), du batteur Daniel Humair (Monk et Bud Powell, rue Dauphine à Paris), du contrebassiste Henri Texier, des impresarios Marcel Romano et Lucille Humair, du galeriste Marcel Fleiss. A ne pas manquer également la relation que fait le photographe Christian Ducasse du concert du 20 avril 1961 à l’Alcazar de Marseille, concert mettant à l’affiche Bud Powell en première partie et Monk en seconde partie. Le déroulement de la soirée vaut son pesant de susceptibilités cocasses et amères. Dans une veine tout aussi amusante, le compte rendu rédigé par le journaliste Michel Contat de la séance d’enregistrement houleuse du 24 décembre 1954 réunissant Monk et Miles Davis dans le New Jersey gagne à être lue. Parmi les épisodes de captation sonore historiques, figure celui de l’album Monk’s Dream (1962) dans l’enceinte du studio The Church4 de la Columbia. Le pianiste Laurent Coq en livre une magnifique remémoration.

Les textes d’hommage de grands musiciens et musiciennes complètent de manière essentielle le contenu de Monk Mystère. On lit avec intérêt et plaisir les appréciations enthousiastes et respectueuses de Milt Jackson, Dizzy Gillespie, Sonny Rollins, John Coltrane, Miles Davis, Steve Lacy, John McLaughlin, Martial Solal. Le saxophoniste Joe Lovano et le guitariste Bill Frisell décrivent l’influence centrale que la musique de Monk a eu sur eux. Et puis comment ne pas s’incliner devant ‘Round Midnight ? Tour à tour, Herbie Hancock et la chanteuse Amy Winehouse célèbrent ce titre emblématique. En complément, un extrait de l’autobiographie de Miles Davis mentionne combien ce morceau a pu l’intimider et lui donner de fil à retordre à la trompette.
    Autre sommité du jazz, Chick Corea dit tout ce qu’il doit à Monk. Un de ses avis touchant à l’« implication » de l’interprète dans l’acte musical se détache : « Pour Monk, chaque note comptait. Voila le secret, que l’on fasse de la musique ou n’importe quoi d’autre : chaque geste doit être intentionnel, jamais hasardeux. Monk ne jouait pas au hasard. Il était différent des autres pianistes be-bop. J’ai le sentiment que la plupart d’entre eux jouaient mécaniquement, sans même penser à ce qu’ils faisaient. Ils ne mettaient pas d’intention dans leurs notes. ». On peut rapprocher ce texte de Chick Corea de celui du pianiste Yaron Herman : « J’ai l’impression [que Monk] arrive à garder la pureté de l’intention à chaque étape du discours musical. ». Aux jazzmen qui pensent que le jeu de Monk est trop chiche et manque de prestesse, Yaron Herman oppose une vision différente à laquelle on souscrit très largement : « Le but du jeu, ce n’est pas de tous être véloces comme Bud Powell. C’est d’être capables d’exprimer la musique que nous avons en nous. Le jazz n’est pas un concours, une course de chevaux. L’idée, ce n’est pas d’être le plus rapide et d’arriver le premier à la fin de la grille en ayant joué le plus grand nombre de notes. Le but, c’est être capable de jouer de la manière la plus sincère sa pensée musicale, les émotions, tout ce que nous traversons intérieurement de la façon la plus immédiate. J’estime que Monk est l’exemple idéal : comment, avec peu de notes, avec un son qui est prétendument classiquement peaufiné, obtenir une émotion aussi incroyable. » Convergence encore avec Yaron Herman lorsqu’il écrit : « On dirait que Monk est toujours à sa place. ». C’est en effet frappant ! Les annotations de Yaron Herman sont des mieux rendues. De la même façon, les mots qui naissent sous la plume du comédien Édouard Sulpice, du compositeur Jean-Claude Vannier, des écrivains Jean-Pierre Martin et Gérard Genette témoignent d’une compréhension profonde du travail musical de Monk. Sans oublier — toujours versant « hommages » — les propos de l’acteur, réalisateur et producteur Clint Eastwood qui exprime son amour du jazz et de Monk avec élan et sincérité.

Dans un registre plus contextuel, la chronique de l’avocat et éditeur Jean-Claude Zylberstein porte sur la condition sociale des professionnels du jazz américains tandis que l’écrivaine Sylvie Kandé rappelle dans sa contribution les persécutions dont fut victime Monk (arrestations musclées, interdictions de jouer, etc.). A partir de son regard porté sur le film documentaire Straight No Chaser (1988) de Charlotte Zwerin sur Monk, l’auteur Sébastien Ortiz évoque, en ce qui le concerne, les troubles personnels qu’a eu à connaître ce musicien prodigieusement fécond. On ne peut manquer de citer également un beau portrait de Pannonica brossé par le journaliste et écrivain Édouard Launet, soit un résumé complet de la vie de cette femme d’exception. Clairsemées dans les pages du livre, les quelques photos la montrant en compagnie de Monk sont saisissantes. Elles cristallisent tant de simplicité, tant d’égards, d’admiration réciproque, tant d’absence d’artifices, de mensonges, de falsification !

Ainsi dans l’ensemble, les documents présentés dans Mystère Monk possèdent une grande portée, de celles qui étendent les connaissances et font réfléchir. Leur multiplicité ne permet pas bien sûr de les citer tous. En outre, certains lecteurs ou lectrices trouveront leur comptant dans des écrits ou illustrations qui nous paraissent moins révélateurs. Dans un tout autre ordre d’idée, exprimons en passant une petite réserve : ce volume est un beau volume mais épais, de large format et difficilement maniable. Peut-être eût-il plutôt pu faire l’objet d’un coffret comprenant plusieurs fascicules. De même, sa typographie, très réduite, constitue un vrai tourment pour les yeux ; on émet le vœu qu’il puisse être utilisé de plus gros caractères d’imprimerie lors de prochaines éditions.
        
Ceci étant, il faut à nouveau saluer le mérite de Franck Médioni de s’être montré l’initiateur et le judicieux préfacier d’un tel projet éditorial. Mystère Monk constitue une source documentaire en français de premier plan. Avec une si considérable variété de points de vue (plus de 120 textes) et après plusieurs heures passées à sa lecture, on comprend que ce traité-mosaïque dédié à Thelonious Monk est un ouvrage important. Une fois refermé, les mille éléments d’une fascination affectueuse et reconnaissante envers ce créateur hors du commun continuent de consteller en  nous.

                                                                                            Didier Robrieux

MYSTERE MONK
Ed. Seghers, 2022

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  1. Passons sur certains textes « poétiques » très « cryptés »...

  2. « suscite l’inquiétude », « comme une inquiétude » : le mot est utilisé plusieurs fois (p. 40).

  1. « Au point de vue piano, Bud est largement supérieur. » (p. 127)

  1. Salle d’enregistrement newyorkaise aujourd’hui détruite, installée jadis dans une ancienne église presbytérienne, renommée pour son acoustique exceptionnelle et où furent enregistrés notamment Kind Of Blue et Milestones de Miles Davis, West Side Story de Léonard Bernstein ainsi qu’une version des Variations Golberg de Jean-Sébastien Bach par Glenn Gould.

[ Mars 2023 ]
DR/© D. Robrieux