Un mage du jazz

Thelonious monk 2

 

 

 

 

 

 

QUELQUES TOUCHES
DE MONK

« Ce fruit étrange qu’est la musique
de Thelonious Monk.
»

(André  Hodeir)
1

  

    Avec des caractéristiques qui prennent parfois au dépourvu, la musique pionnière et imaginative du pianiste et compositeur de jazz américain Thelonious Monk (1917-1982) offre de grands moments d’écoute dont il ne faut pas se priver.

    Quels sont les mots qui viennent spontanément à propos de la musique de Monk ? Quels sont les éléments qui absorbent l’attention ? Quelques sensations...
    Dans une œuvre générale qui ne recueille pas — de prime abord — en tous points l’adhésion, émergent bien sûr, de manière indiscutable, une série de mélodies conçues avec génie, belles, subtiles, inouïes, éclatantes ! Puis si se remarquent des liens étroits avec le stride2, le blues et un jazz très « classique », se manifestent surtout conjointement cette façon de phraser comme il y en a peu, des motifs dénués de chiqué et de trop-pleins à l’aise dans une complexion parfois obsessionnelle, des alliages sonores qui fricotent par moments avec l’absurde, des soubresauts, des dissonances, des notes qui « piquent » cousinant avant la lettre avec le free à venir... Globalement, un socle profondément traditionnel assorti d’un savant dosage d’aspérités sonores incisives, singulières, inattendues ! Deux éminents experts musiciens et musicologues, André Hodeir et  Laurent de Wilde3, utilisent l’épithète « anguleux » à propos de la manière d’œuvrer de Monk. Ce qualificatif caractérise avec pertinence dans une large proportion son répertoire et son interprétation. 

    Certaines personnes ont pu considérer que Monk jouait mal du piano... Nous sommes sans doute nombreux qui aimerions bien savoir mal jouer du piano comme lui… Concision, justesse implacable, intermittences inégales, jaillissements inopinés… sa pratique du clavier est sidérante, par exemple sous cet aspect où sont impliqués toucher, accents, nuances : Tantôt un procédé atténué, voire chuchoté ! Tantôt le fracas ! Presque des figures d’outrance ! (ne dirait-on pas en effet de temps en temps un pianiste qui exécute des exercices de "chutes" sur les touches !?).4

    Aussi bien dans ses dehors brusques que dans ses replis mystérieux, le langage monkien n’est décidément pas d’un modèle courant. Ajoutons en complément cet autre commentaire fondé de Laurent de Wilde : « [Monk] élève la discipline du piano solo à des hauteurs vertigineuses : il fait entendre une basse, une batterie, tout un orchestre alors qu’il est tout seul devant son instrument. Mais pas dans l’effervescence, comme le ferait un virtuose traditionnel, au contraire, dans l’économie la plus frugale. Il tourne le dos aux idées reçues et, par une magie incompréhensible, exprime « plus » avec « moins »… » 5

    Le jeu et le style de Monk — jazzman décrit comme retranché par période dans sa « bulle », comme « intériorisé », comme coupé de ses semblables — ne dégagent rien d’arrogant, d’indifférent au monde. Émanant en partie d’une existence de repli solitaire, son « extériorisation » artistique, si atypique, si iconoclaste, pourrait passer pour être celle d’un provocateur mais on discerne très vite que cette dernière est dépossédée de toute insolence, de tout cynisme, de toute tricherie, de tout défi compétitif. Pas de flan, pas de fausse monnaie chez Monk ! 

    Les appréciations positives et admiratives se bousculent à l’écoute de ce monument du jazz. Ainsi, par exemple, celle qui donne le sentiment de se trouver en présence d’un musicien qui cherche. En effet, couramment, lorsque nous l’écoutons jouer, nous percevons l’espace d'un centième de seconde, comme une infime hésitation, comme un tâtonnement... Mais à peine a-t-on perçu ce tâtonnement que déjà la note idoine est jouée, l'accord approprié est tombé — nets, explicites, catégoriques ! — avant même que ledit tâtonnement prenne corps, se matérialise réellement. Monk cherche et trouve. A tout coup !

    Ce musicien incroyable nous semble aussi spécifiquement en connivence avec l’aléatoire — ce facteur de surprise en jazz où l’oubli de soi, le lâcher prise laissent agir l’instinct et le hasard, où la spontanéité cède la place à ce qui vient et alimente en somme le principe d’improvisation pur et sincère6. On prête à Pablo Picasso ces paroles : "Quand je n'ai pas de bleu, je mets du rouge." Selon le peintre de Guernica et des Demoiselles d’Avignon, peu importe — en définitive — la couleur choisie ! Celle qui se présente, celle qui se trouve là, à disposition, fera toujours l'affaire ! L’artiste talentueux, inspiré, atteindra toujours le but, atteindra toujours le tronc commun de la beauté universelle, le cœur de la beauté universelle ! On a fréquemment à l’esprit cette pensée que Monk se saisit de la note qui lui tombe sous la main. Il fait un mi bémol mais cela pourrait très bien être un sol dièse sans que cela nuise à la réussite finale de son travail pianistique, de l'accomplissement artistique.

    Les phrases de Monk paraissent quelquefois emprunter délibérément un cul de sac. Mais parvenues au fond de l’impasse, elles parviennent toujours à pratiquer une brèche salutaire dans la muraille qui leur fait face; elles se frayent un passage insoupçonnable, libérateur. Franchisant tous les obstacles, les phrases périlleuses, les phrases border ligne de Monk réussissent toujours à se ménager une sortie, une résolution heureuse. Là où les audaces pourraient tomber en quenouille surgissent des rétablissements magistraux.
    En synthétisant cette succession d’idées, le ressenti général donne à penser qu’il y a chez ce pianiste hors du commun le moins de place possible à l’automaticité et que, de bout en bout, malgré les diktats des incertitudes, malgré les embuches qui se présentent, malgré les risques qu’il prend, il ne se perd jamais en chemin.

    Par quels titres aborder la musique de Monk ? A quels morceaux accorder la préférence ? Subjectivement, quelques thèmes se détachent.
    Avec ses compositions les plus connues, Monk conduit le jazz mélodique aux meilleures fins. C’est le cas pour 'Round Midnight, pur prodige. La version concentrée, feutrée de Miles Davis comme celle plus bavarde de Chet Baker se montrent en parfaite osmose avec son intitulé : le cœur de la nuit épargné par les fureurs du jour… un temps suspendu traversé d’interrogations intimes, d’émois... De son côté, l’interprétation de Michel Petrucciani restitue cette création de Monk dans ses moindres fibres sensibles. Puissante chez Sonny Rollins, toute en liaisons et en fluidité chez Dexter Gordon, à donner des frissons chez Ella Fitzgerald-Oscar Peterson, ces autres reprises de ‘Round Midnight, parmi bien d’autres, créent chacune à leur manière le charme.

    Le plaisir ne faiblit pas avec cette autre ballade qu’est Ruby my Dear, expression d’une sorte d’obstination émouvante, unique de délicatesse. Dans un album fameux, John Coltrane, aux cotés de Monk, a su faire sentir toutes les qualités de ce thème7. Son exécution au saxophone nous transporte sur un petit nuage.

    Pannonica est un morceau savoureusement nonchalant, trainant, tanguant. Qualifier par ailleurs ce thème de "sacré" ne serait pas exagéré. Cette composition formidable ne peut en effet manquer d’appeler le respect et de nous toucher vivement, au motif qu'elle célèbre et célébrera à jamais une âme généreuse, une femme exceptionnelle de compréhension et de bonté, une sainte : la baronne Pannonica de Koenigswarter (1913-1988) qui durant des années portera secours à Monk (et à bien d'autres musiciens de jazz) avec le plus large, le plus pur désintéressement.8

    Blue Monk connait également un retentissement universel. On ne peut dire que des merveilles sur ce standard ainsi que d’ailleurs sur ces autres blues que sont Ba-Lue-Bolivar Ba-Lues-Are ou encore Straight No Chaser. N’hésitons pas à mentionner à la suite le sémillant Misterioso : une allure de trot de cheval, un jazz enchanteur qui voyage en calèche.

    Dans la catégorie des tempos rapides, Well, You Needn't, avec sa mélodie parfaitement dessinée, fraye sa route sur une rythmique fière et décidée. Ici, une couleur monkienne bien franche, rayonnante, une énergie aigue, beaucoup de panache. Somme toute, des particularités que l’on relève dans bien d'autres réalisations musicales de Monk et dont on ne lasse jamais.

    Avec son mouvement coriace, Rhythm-a-Ning secoue toutes les torpeurs. Quel thème sensationnel ! Même vigoureux acabit pour le ravageur Epistrophy : un parfum de Barnum, une partie swing ellingtonienne de la plus belle eau en guise de « pont ». Bye-Ya se développe quant à lui à petites touches alors que le souvenir de Night in Tunisia (1942) de Gillespie bondit à l’écoute de l’exaltant Monk's Dream (1962). Sans oublier Eronel, en compagnie duquel on a curieusement l’impression d’être par endroits chez Charlie Parker.

    Le thème de Nutty — interprété entre autres avec Coltrane en 1957 — est lui aussi mémorable. Une extrême simplicité marque cet air « ritournellant » dont on ne se rassasie pas et qui est en mesure d’inspirer les plus belles improvisations.

    Monk « métabolise » également les bons vieux standards en des substances musicales qui occasionnellement déconcertent. Lorsqu’il s’attèle à des reprises, c’est pour opérer de grands recyclages. Il distord Body and Soul, fait claudiquer April in Paris, change le caractère de Tea For Two, tiraille Nice work if you can get it, étire et décortique Just A Gigolo...

    Après avoir écouté, réécouté et réécouté encore Thélonious Monk — et après ce rapide survol —, on se sent vraiment chanceux d’avoir pu rencontrer dans la galaxie du jazz pareil mage de l’imprévisibilité, pareil héros de la saccade, du décalage, du fantasque magnifiés, pareil roi mélodiste, accompagnateur et improvisateur.  

Didier Robrieux

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  1. André Hodeir, musicien, compositeur, musicologue, critique musical (1921-2011), Jazzistiques, Ed. Parenthèses/Epistrophy, 1984, p. 141.

  2. stride : "Au cours des années 1910, le courant new-yorkais engendre une nouvelle forme de pianisme que l'on nomme stride. De façon très imagée « to stride » signifie marcher à grandes enjambées à l'exemple du déplacement incessant de la main gauche. Sorte de ragtime modernisé, le stride conserve la pompe mais en remplaçant peu à peu le binaire par une division ternaire du temps. Il s'est développé dans le quartier de Harlem lors de piano contests ou cutting contest, joutes pianistiques qui consistaient à s'affronter sur un même thème dans le tempo le plus élevé possible sans jamais perdre de précision rythmique. Une dizaine d'années plus tard, pour être admis dans le cercle des contests, il fallait savoir jouer Carolina Shout (1921) de James P. Johnson grand spécialiste du stride. Techniquement, la main gauche continue donc de faire la pompe, mais les bons musiciens font quelques enchaînements de dixièmes parallèles au sein de subtils décalages rythmiques. La main droite, très virtuose (tierces, sixtes, etc.) accorde une place toujours plus grande à l'improvisation. Cependant, le stride ne se targuera jamais d'être une musique savante et se positionnera constamment comme musique de divertissement. Ce style aura une longue pérennité : jusqu'aux années 1940, il sous-tend le jeu des pianistes et, au-delà, constitue encore un des aspects techniques que tout spécialiste doit maîtriser […]. Principaux spécialistes du stride : Eubie Blake (1887-1983), James Price Johnson (1894-1955), Willie « The Lion » Smith (1897-1973), Thomas « Fats » Waller (1904-1943)." (Ludovic Florin, Philharmonie de Paris / Cité de la musique, Education et ressources).

  3. "Ses mélodies sont anguleuses quoique familières […]" (Laurent de Wilde, Monk, Ed. Gallimard, 1996, p. 93); "[…] un accompagnement aussi anguleux […]" (André Hodeir, op. cit, p. 118).

  4. Concernant cette particularité, il n’existe pas meilleure remarque que celle de Laurent de Wilde : "Tantôt une note est effleurée de quelque milligrammes, tantôt elle est écrasée sous cent vingt kilos. Mais comment fait-il pour être aussi imprévisible et précis en même temps ? Cela semble impossible au piano !" (op. cit. p. 64).

  5. Laurent de Wilde, op. cit., p. 149.

  6. Ce ressenti rejoint le sentiment d’André Hodeir : "C’est son intuition, et son intuition seule, nous pensons pouvoir l’affirmer, qui l’a progressivement amené à constituer son langage. ", op. cit., p. 130.

  7. Thelonious Monk with John Coltrane, Riverside/Jazzland, 1961.

  8. De nombreux musiciens de jazz composeront des morceaux en hommage à Pannonica de Koenigswarter. Hormis le Pannonica de Monk, mentionnons  Nica's dream d’Horace Silver, Thelonica de Tommy Flanagan, Nica's Tempo de Gigi Gryce, Blues for Nica de Kenny Drew et Tonica de Kenny Dorham.

 

[ Novembre 2019 ]
DR/© D. Robrieux