Cinéma
WOODY ALLEN
ET DJANGO REINHARDT
Voir ou revoir
Accords & Désaccords
Cabot, vantard, élucubrateur, imbu de lui-même, monstre d’égoïsme… Emmet Ray est l’impayable guitariste de jazz manouche interprété par Sean Penn dans le film de Woody Allen intitulé Accords & Désaccords (1999). Pour compléter le portrait de ce musicien totalement inventé par le réalisateur de Manhattan et de Annie Hall, on peut ajouter : fêtard, panier percé, kleptomane, parfois petite cervelle, goujat de première classe… sans compter cette prédilection qui est sienne pour les costumes blancs, les chemises et les cravates voyantes, les grosses voitures clinquantes… Woody Allen ne s’est pas privé de « charger » le profil de son personnage de jazzman ! Mais avec quel intelligent et quel subtil dosage ! On peut voir en Emmet Ray un composé de Jelly Roll Morton1 (authentique génie pianistique de jazz mais qui laisse derrière lui une réputation de mégalomane fanfaron et fantasque) et de Buddy Love, frimeur de haut vol campé par Jerry Lewis dans ce film incroyable qu’est Docteur Jerry et Mister Love (1963)2.
Le pathétique et le ridicule n’épargnent pas toujours cet Emmet Ray qui est souvent le concepteur d’idées plutôt extravagantes comme celle, par exemple, de se présenter sur scène installé sur un décor improbable en forme de croissant de lune suspendu dans les airs... Un de ses plus grands plaisirs (assez innocent, il est vrai) est par ailleurs d’aller s’assoir, dès qu’il en a l’occasion, devant les voies ferrées pour regarder passer les trains ; une autre de ses marottes consistant à se rendre dans les décharges publiques pour tirer sur les rats avec son pistolet 45… Nous sommes chez Woody Allen qui sait rendre les outrances et les incongruités les plus énormes vraisemblables. Avec ce metteur en scène, les dérèglements d’esprit ou de comportement, les défaillances humaines, les aléas et les duretés de la vie sont la plupart du temps réinterprétés sous une forme aussi plausible que légère, distanciée et amusante. C’est le propre, l’habilité des conteurs, des enchanteurs… Comme signalé avec justesse par Stoche du site internet Django Station3, on hume parfois un parfum fellinien dans ce film.3
Formidablement talentueux au demeurant, Emmet Ray s’est autoproclamé meilleur guitariste du monde après Django Reinhardt (1910-1953) qu’il vénère par-dessus de tout.4 S’il y a une chose que l’on ne peut pas lui dénier, c’est qu’il est réellement habité par le jazz manouche. Quand il parle de cette musique sublime, quand il se lance dans un Limehouse Blues ou un I’ll See you in My Dreams, ce n’est pas du flan ! Il assure comme jamais, il joue comme un dieu. C’est magnifique !
De la même façon, cette adoration puissante, infinie qu’il voue à Django est réellement installée dans son cœur, le bouleverse jusqu’aux tréfonds de lui-même (tout amatrice ou tout amateur de jazz peut d’ailleurs comprendre aisément ce que ce phénomène d’Emmet Ray éprouve, peut comprendre qu’il soit littéralement obsédé par un musicien aussi unique et aussi fascinant que Django). La musique du roi du swing manouche le laisse en larmes (« Jamais j’suis arrivé à écouter ce type sans pleurer. »). Pas difficile de comprendre non plus, comme nous l’explique Woody Allen, que notre Emmet Ray se soit déjà « évanouis deux fois en se trouvant face à face avec Django Reinhardt en Europe » !... ceci avant de le rencontrer à nouveau… et de tomber dans les pommes une troisième fois !
Un scénario simple, une mise en scène qui sonne juste, des dialogues imagés, des reconstitutions de décors et d’ambiances des années 30 américaines brillantes, des situations quelquefois difficiles qui flirtent sans cesse avec une candeur sympathique, une excentricité exacerbée et un comique malicieux, du sentiment5… Réalisé en l’honneur de Django Reinhardt, Accords & Désaccords (disponible en DVD) offre une parenthèse de divertissement, de joie et de musique bienvenue en cette pénible et dramatique période de pandémie mondiale.
Didier Robrieux
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Jelly Roll Morton (1890-1941). On remarque qu’Emmet Ray est un joueur de poker et amateur de billard invétéré comme l’était Jelly Roll Morton : « joueur de cartes et de billard » (Jean-Pierre Jackson, La Discothèque idéale du jazz, Ed. Actes Sud, 2015, p. 150) ; « très bon joueur de billard » (Les Génies du jazz, Ed. Atlas, p. 38) ; « joueur invétéré, champion de billard » (Patrice Blanc-Francard, Dictionnaire amoureux du jazz, Ed. Plon, p. 450).
On notera que ce gout du jeu était également partagé par Django Reinhardt : « Django est de première force au billard. C’est sa seconde passion. » (M. Poffi, cité par Patrice Blanc-Francard, Dictionnaire amoureux du jazz, Ed. Plon, p. 506) ; « Le guitariste s’est pris de passion pour le jeu ; de temps à autre, certes, il gagne mais le plus souvent il perd tout l’argent qu’il a sur lui. » (Les Génies du jazz, Ed. Atlas, p. 188).
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Voir ou revoir notamment la scène inoubliable du film Docteur Jerry et Mister Love dans laquelle Jerry Lewis interprète au piano et chante That Old Black Magic (standard de 1942). Il y a aussi la séquence désopilante dite « du barman et du cocktail » bien sûr…
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Site Django Station, 1999.
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« Je suis le plus grand du monde. Sauf qu’en France, il y a Django ! »; « Il y a un gitan qui habite la France et lui, c’est la plus belle chose que j’aie jamais entendue. » ; « J’aurais été formidable quel que soit l’instrument mais à la guitare, y’a personne qui me vaut… excepté le manouche en France ; mais à part ça, j’suis imbattable. ».
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Les tourments et le chagrin d’Hattie, éphémère compagne d’Emmet Ray (Hattie est incarnée par Samantha Morton, merveilleuse actrice anglaise).
[10 mars 2021]
DR/© D. Robrieux