Nouvelle

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LE CHINOIS
DE LA RUE
DES NOURRICES

 

Conte burlesque

 

 

     Tom Risler se redressa et parvint à tourner la tête en direction de la cheminée. Placée sur la tablette de marbre, la pendule indiquait seize heure quarante. Littéralement groggy par plusieurs heures de sieste, il se laissa retomber dans les structures rebondies de son fauteuil. Il avait dormi comme une souche. Emmailloté dans une confortable et chaude robe de chambre, il se montrait intraitablement vide, inerte, improductif.
    Accusant la quarantaine, Risler était un homme brun de taille moyenne au visage pâle et anguleux, doté d’un front large, d’un menton légèrement tombant. Sous son nez cabossé — souvenir d'une mauvaise rencontre —, prenait racine une fine et longue moustache noire et luisante comme du réglisse. Tirant sur le gris, ses yeux verts révélaient force, intelligence et malice. Ces yeux-là pouvaient des heures durant se montrer amorphes jusqu'à l'agacement mais ils pouvaient aussi être capables de vous vriller soudain jusqu'aux moelles. Tom Risler pouvait être une eau dormante comme un imprévisible volcan.
   Ô suave réclusion ! Cela ne faisait pas dix heures que Risler avait rejoint son appartement parisien de la rue des Nourrices et qu'il s'y était enfermé à double tour. Ce bonheur était encore si neuf qu'il ne parvenait pas encore à en concevoir l'étendue. Cette fois, Voillaume n'était pas parvenu à le rouler dans la farine.
   Ces derniers mois, Risler s'était trouvé aux avant-postes d'un grand nombre d'affaires qui l'avaient menées aux quatre coins du monde. Il avait été sur le pont vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Pour autant, et c’est ce qui le désolait depuis trop longtemps, les compensations pécuniaires n'avaient pas suivi. Somme toute, Risler se considérait comme injustement exploité, il n'y avait pas d'autre mot. Hormis les toasts de félicitations convenus et les passages de pommade dont il était régulièrement le bénéficiaire, on ne lui témoignait en vérité aucune réelle considération pour ses galons d'officier, on ne trouvait jamais le moyen de gratifier par quelques subsides supplémentaires ses services rendus. Oui, il était sous-payé et personne n'y voyait rien à redire ! Risler était bien décidé à ce que cela change du tout au tout. Fini le bon petit soldat ! La coupe était pleine ! Son heure viendrait.
    A la suite de cette récente et survoltante période de labeur, Risler s'était mis à ressentir une sorte de passage à vide qui l'avait renforcé dans l'idée qu'il lui fallait lever le pied. Après moult ergotages et étant parvenu à arracher à J.-C. Voillaume, son tyranneau d'employeur, une poignée de semaines de congés, il avait quitté les locaux de l'IACO (International Anti Criminal Office) sans demander son reste et regagné dare-dare ses foyers dont il commençait tout juste à goûter les précieux agréments.
    Si dès son plus jeune âge, les circonstances de la vie avaient fait de Thomas David Jonathan — dit « Tom » — Risler un homme d'action, son inclination naturelle le portait plutôt paradoxalement à aimer les situations calmes, les ambiances casanières. Dans l'immédiat, ses projets de vacances étaient modestes et pour tout dire dépourvus d'originalité. Il aspirait tout d'abord à couler des jours tranquilles entre les quatre murs de son domicile. Il envisageait de ne pas mettre un pied dehors, de ne répondre à aucune sollicitation. Il avait d'ailleurs coupé son téléphone mobile ainsi que son système d'alerte d’e-mails. Tout juste sortirait-il pour se rendre de temps en temps chez Feng, un traiteur chinois et ami installé non loin de chez lui dans le bas de la rue des Nourrices. Feng disposait d’une table privée dans son arrière-boutique et possédait, entre autres talents, celui de confectionner des sautés de crevettes aux champignons noirs de tout premier ordre.
    En marge de cet emploi du temps, Risler était résolu à se remettre à taquiner la muse. Il comptait notamment apporter la dernière main à un recueil de poèmes intitulé Sources Jaunes. Depuis toujours, allez savoir pourquoi, Tom Risler, né dans une famille française bon teint et formé à l’occidental, s'était pris de passion pour la poésie chinoise ancienne. Au fil des années, il avait acquis dans cette discipline une réputation de fin connaisseur. Il s'intéressait à des poètes qui avaient pour noms Su Dongpo, Wen Feiqing, Tao Qian, Ni Yunlin. Des artistes tels que Xie Daoyun, Li Po, Bai Ju-yi avaient illuminé son esprit et sa vie. La fréquentation des auteurs chinois lui avait donné le goût de l'écriture. Après avoir éprouvé mille doutes sur les chances d'aboutir à quelques résultats littéraires heureux, Risler avait fini par sauter le pas. A ses heures perdues, il avait commis huit ou neuf douzaines de textes poétiques qui avaient été publiés. Ses ouvrages avaient été accueillis avec enthousiasme par de nombreux lecteurs tandis qu’une importante partie de la critique lui avait été favorable. Ses trois recueils, Pâquerettes, Lièvre de Jade et Loriots Tristes faisaient régulièrement l'objet de rééditions. Bref, Risler commençait à être solidement connu dans la République des Lettres. Sa dernière plaquette de poèmes en vers, Matin Propice, lui avait même valu, il y avait peu de temps, une invitation à participer à une prestigieuse émission de télévision.
    Après avoir tiré le meilleur parti de ce programme parisien, Risler se faisait fort de faire route quelques jours avant les fêtes de Noël vers un petit pied-à-terre de vacances qu’avaient mis gracieusement à sa disposition de vieux amis à Kermen (Finistère), lieu idéal de villégiature où Déborah Barnes avait prévu de le rejoindre. Quiétude, air marin et larges parts de far breton aux pruneaux assurés !
    Enfoncé dans les profonds capitons de son fauteuil, tout en tortillant nonchalamment les cordons soyeux de sa moustache, Risler se berçait de ces bienheureuses perspectives. Il se laissait aller à savourer les derniers instants de cette après-midi de décembre. L'arrivée du début des vacances scolaires d’hiver avait eu pour effet de vider l'immeuble de la plupart de ses occupants. Dans l'appartement, pas un bruit ne se faisait entendre. Le jour s'assombrissait. Un crachin de lumière grise s'était peu à peu répandu dans l'espace du salon. Risler aimait cette heure floue, entre chien et loup. Cette heure de trêve où tout semble se ramollir, s'attendrir, se dilater. Pour mieux jouir de cette atmosphère irréelle, il avait maintenu tous les éclairages de la pièce éteints. Le marbre de la cheminée, le divan, les double rideaux, sa bibliothèque, sa table à échecs, son bureau, sa lampe de travail, ses piles de calepins, ses pots à crayons, les formes, les couleurs de ses meubles, de ses objets familiers s'altéraient, se diluaient peu à peu dans une pénombre immatérielle fourmillante de particules caressantes et magiques. Face à lui, dans la semi obscurité, son vieux philodendron déployait une languide arabesque et semblait figé dans une posture de danse sacrée.
    Les paupières de Risler retombèrent.
    Il allait à nouveau basculer dans le sommeil quand il entendit plusieurs fois retentir le carillon. Il ouvrit l'œil. Purée de moine ! Quelqu'un actionnait éperdument la sonnette de la porte d’entrée. En proie à une humeur massacrante, Risler se délogea de son fauteuil et se traîna jusqu'à la porte avec la ferme intention d'aller laver la tête au carillonneur. Il ouvrit. C'était le facteur.
Avant même que l'homme eût pu placer un mot, Risler — dont la saturation physique et mentale, on l'aura compris, avait atteint son comble — ne put se retenir de tonitruer :
    — J’en ai plein le dos de vos bon dieu de calendriers ! Plein le dos d'être pris chaque fin d’année pour une vache à lait par les services de la Poste, les éboueurs, les sapeurs pompiers et les membres de la Croix-Rouge de la ville ! Stop, mon vieux !

    Et plantant ses fulgurants yeux verts dans ceux de l'employé, il lui intima l’ordre de déguerpir illico.
   
Plus mort que vif, le facteur se tenait sur le palier, le regard fixe, immobile, tétanisé. Risler s'apprêtait à lui refermer la porte au nez quand ce dernier, tout tremblant, allongea le bras et lui tendit un pli urgent. Prenant alors conscience de son excès d’emportement, Risler se reprit dans l’instant et lui demanda d'excuser son attitude expliquant qu'il fallait la mettre sur le compte d'un stress passager causé par des soucis personnels qui le rendaient ces temps-ci terriblement à cran. Par chance, le facteur, homme notoirement accommodant et qui le connaissait de longue date, lui répondit qu’il savait « à qui il avait affaire » et lui assura qu’il ne se formalisait pas de ses paroles qui, il en était persuadé, n’avaient pu que lui « échapper ». Louant son indulgence et multipliant les excuses, Risler le salua tout en le gratifiant d'un coquet pourboire. Dès qu’il eût refermé la porte, il décacheta le pli et lut ces abominables mots :

                                                                                      
Vous avez  
                              rendez-vous à 18 heures

    
    Foutre diable ! Cette fois, Risler pouvait dire adieu à ses congés. Les forces de l'adversité étaient parvenues à le rattraper. Vaincu, résigné, son moral se mit à ressembler, à quelques nuances près, à celui d'un bœuf Charolais sur la route de l'abattoir. En l'espace de quelques secondes, toute trace de joie de vivre avait disparu en lui. Il se reprocha sa lâcheté. Il pestait sans cesse contre Voillaume et chaque fois il finissait par aller lui manger dans la main. Quel couard, quel crétin, il faisait ! Pourquoi ne l'envoyait-il pas définitivement aux pelotes ! Pourquoi d’ailleurs n'envoyait-il pas TOUT aux pelotes une bonne fois pour toute ! Ce n'était pas digne de lui, il était une lavette. Il n'y avait pas d'autre mot…
    Il passa mécaniquement sous la douche, revêtit chemise, cravate, costume, endossa son manteau, s'entortilla le cou d'une écharpe de laine et quitta l'appartement.
    A l'extérieur, le ciel était gris; la froidure était toujours aussi mordante. Il grimpa dans sa voiture de fonction et c'est, vidé de tous désirs et toutes illusions, qu'il fila au rendez-vous.
    Après avoir rencontré quelques embarras de circulation aux abords du quartier de la Bourse, Risler parvint à se garer boulevard des Italiens. Il parcourut à pied la rue de Richelieu sur une cinquantaine de mètres puis poussa le battant d'une porte cochère avant de pénétrer dans ce qui se présentait comme un parc composé pour l'essentiel d'une belle étendue de pelouse qu'agrémentaient quelques bosquets entretenus avec art. Ici, le gazon faisait été comme hiver l'objet de tous les soins. Giordano, le jardinier attitré de l'IACO, s'appliquait sur les ordres express de Voillaume à le rendre digne des meilleurs greens d'Angleterre. Véritable sujet d'émerveillement, ce gazon était d'une extraordinaire verdeur, une verdeur lumineuse, quasi fluorescente. C'était à croire que Giordano employait des fertilisants radioactifs lors de son arrosage.
    Au fond de ce havre tranquille et verdoyant se dressait l'hôtel particulier de l'IACO. Risler emprunta d'un pas vif l'allée gravillonnée qui menait à l'entrée principale. Son regard s'était porté des centaines de fois sur cette entrée mais à chacun de ses passages dans les lieux, il ne se lassait jamais d'admirer la superbe marquise surplombant la haute porte en chêne massif de cette demeure. Majestueusement ouvragée, cette marquise en fer forgé et en verre dont le motif principal figurait un enchevêtrement de feuilles de vigne était un petit chef-d’œuvre d’habileté artisanale et de grâce.
    Risler se hâta de gravir les quelques marches du perron puis actionna les touches du digicode. Presque aussitôt, un déclic se fit entendre. De façon automatique, la porte s'entrebâilla pour lui livrer passage. Il traversa le hall du rez-de-chaussée, grimpa deux étages, prit un corridor, traversa une enfilade de bureaux, puis dut se soumettre à un détecteur d'identification biométrique avant d'obtenir l'accès à la zone réservée du département opérationnel. Il poussa enfin la porte en verre dépolie de son bureau. Le regard de Risler fit lentement le tour de la pièce qu'éclairait une triste lumière hivernale. Le manteau sur le dos, il entreprit d'examiner un paquet de notes et de dépêches empilées sur le bureau. Un instant plus tard, une lampe rouge clignotait sur le tableau d'appel mural lui faisant savoir que le grand manitou sollicitait sa présence sur-le-champ.
    Le bureau de Jean-Clotaire Voillaume occupait une grande partie du cinquième étage du bâtiment. Après avoir servilement réajusté son nœud de cravate devant la glace du couloir, Risler prit l'ascenseur. Se sachant attendu, il frappa brièvement à la porte du bureau patronal et entra sans attendre de réponse.
    Habillé d'un costume bleu sombre à fines rayures grises, Voillaume était assis dans son fauteuil, le front orageux, l'air soucieux. C'était un homme d'une soixantaine d'années, grand, massif, un peu bedonnant, au visage rond et rougeaud, au poil hirsute et grisonnant. Recordman de la longévité à l'IACO, cela faisait trente-huit ans qu’il se trouvait aux manettes de l’antenne française de cette organisation. Ayant toujours eu la confiance des pouvoirs en place, son poste n'avait jamais été menacé. Indéboulonnable ! A l'inverse de la majorité de ses homologues en charge de grandes institutions et capables de se montrer souples et diplomates quand il le fallait, Voillaume n'était pas un personnage dépourvu d'aspérités. Son intransigeance, ses tendances dominatrices, ses coups de sang ravageurs étaient connus de tous dans le microcosme du renseignement et des forces spéciales. Le plus infime contact visuel avec la tête de ce vieux bouc démoniaque et brutal suffisait généralement à réduire la plupart de ses subordonnés à l'état de larves consentantes. Lors des réunions de concertation interservices, il était le champion toutes catégories des passages en force.
    Pareil à lui-même, ledit Voillaume tirait sur un Havane. L'étendue de la fumerie était l'indice infaillible d'un grave état de contrariété. Après un échange de poignées de main dépourvu d'effusion, Risler prit place dans le fauteuil qu'il lui désigna.
    — Désolé d'avoir été contraint d'interrompre vos vacances, Tom, mais je suis une nouvelle fois amené à faire appel à vous, dit-il en lui présentant sa boîte de Havanes. Vous êtes une fois de plus l'homme de la situation !
    — Ce n'est pas grave, M. Voillaume, répliqua Risler en déclinant l'offre de cigare. Ces soixante-douze heures de congés commençaient à me peser...
    Tout en ne cessant de fixer sur Risler des yeux ronds, le boss se tint coi un moment puis, en guise d'entrée en matière, il entonna d'une voix théâtrale un couplet maintes fois entendu :
    — J'ai toujours soutenu publiquement que vous étiez un limier hors série, un homme d'élite, l'honneur et le flambeau de cette administration, Risler ! Tout au long de votre carrière, vous avez additionné les morceaux de bravoure, collectionné les traits de génie ! Vous êtes la pierre angulaire de nos bureaux de répression anticriminelle. Savez-vous que vous êtes devenu une sorte d'icône pour les opérationnels du monde entier ?! Vous êtes une légende vivante, Tom!...
    — Miel dans la bouche, épée dans le ventre ! songea Risler qui ne parvenait pas à se souvenir à quel illustre tyran chinois avait été attribué ce sobriquet évocateur.
    —    Voici l'affaire en deux mots, poursuivit le directeur.
    Les synthèses les plus serrées de Voillaume duraient toujours une éternité. Risler se carra le mieux qu'il put dans le fauteuil et se prépara, en désespoir de cause, à subir l'écoute d'une communication qui serait inévitablement interminable.
    Après avoir pris une nouvelle bouffée de Havane, Voillaume attaqua d'un air professoral :
    — Je vais vous raconter une petite histoire, Tom... Il y a une quinzaine d'années, le Département d'État d'une grande puissance étrangère alliée à la nôtre mais néanmoins concurrente commandait à ses services de renseignements une très sérieuse et très confidentielle enquête sur un thème on ne peut plus insolite : celui des derniers alchimistes opérant dans le monde. Pour mener à bien cette — je vous le concède — fort déconcertante enquête, les services de renseignements en question mirent en activité un grand nombre de moyens importants. Cette besogne s'étendit sur plusieurs années. Puis un beau matin, les enquêteurs finirent par rendre leur rapport dont une des conclusions se montrait catégorique sur un point : la corporation de ceux que l'on appelait jadis les « faiseurs d'or » était quasiment éteinte de nos jours et on ne dénombrait plus — en tout et pour tout — sur toute l'étendue de la planète — que deux alchimistes avérés détenteurs d'un savoir-faire indiscutable en matière de transformation des métaux… Les plus grandes mesures de confidentialité entourèrent aussitôt ces informations d'apparence anodine mais dont l'importance dès à présent ne vous aura pas échappé. Pourtant, comme vous ne l'ignorez pas, les données sensibles les mieux gardées finissent fréquemment par prendre la fille de l'air ! C'est ainsi que peu de temps après l'établissement de ce rapport et tandis que le Département d'État commanditaire, mobilisé par d’autres priorités, se désintéressait progressivement du dossier, un de nos infiltrateurs parvint à accéder aux résultats qu'il contenait...
    « Lorsque nous primes connaissance du document, nous nous aperçûmes à notre grand étonnement que ces alchimistes, singuliers vestiges d'un autre temps, existaient en la personne de deux citoyens français : les époux Taleux, tous deux purs produits d'un milieu rural modeste bien de chez nous et résidant à Savaignac, petite commune du Puy-de-Dôme. Je ne m'étendrai pas sur le pedigree de cet Émile Taleux, fils et petits-fils de forgerons ni sur celui de sa femme, Germaine, issue de plusieurs générations d'agriculteurs locaux. Tous nos renseignements montrèrent la même convergence en apportant confirmation que notre communauté nationale était bien riche à son insu de deux personnalités hors du commun douées d'inestimables compétences pour ce qui concernait la fabrication de métal jaune...
    Le patron prit longuement le temps de rallumer son cigare :
    — Je connais votre cartésianisme, votre goût de la méthode. Je connais votre allergie fondamentale à tout ce qui touche à l'irrationnel, Tom ! C'est pourquoi je devine ce que vous pensez en ce moment. C'est un peu comme si je vous parlais de licornes volantes ou de concombres enchantés... mais enfin, au risque d'heurter vos conceptions, je poursuis mon exposé...
    « Je disais donc qu'un de nos agents avait eu accès à ce renseignement pour le moins peu ordinaire. En hauts lieux, il ne fut pas considéré à la légère. Dans les « sphères », on décida très vite de prendre les devants et l’on vint à nous confier un travail d'observation destiné à évaluer de quoi il retournait précisément…
    « Dans un premier temps, nous nous empressâmes d'isoler les époux Taleux de manière à ce qu'il ne vînt à personne l'idée de solliciter d'une manière ou d'une autre les services de cette honorable petite famille qui constituait à elle seule, c'est le cas de le dire, une véritable mine d'or. Pour ce faire, nous plaçâmes dans leur environnement immédiat un dispositif de protection en vue d'interdire tout acte de convoitise. Parallèlement, nous nous employâmes à approfondir nos investigations et très vite, nous pûmes acquérir l'absolue certitude que les époux Taleux étaient réellement en mesure de fabriquer de l'or. Et pas n'importe quel or ! Un or parfait doté de qualités uniques. Un or fin à 24 carats, à 999,999 pour 1000 !...
    Risler eut un rictus dubitatif que Voillaume feint de ne pas avoir remarqué mais qui ne coupa nullement son élan rhétorique :
    « Les grands pontes de l'État ne mirent guère de temps à réaliser que les capacités spéciales des Taleux représentaient un fabuleux pactole ainsi qu'un moyen tout à fait pragmatique de redresser la Trésorerie Nationale... Les ordres ne se firent pas attendre. Nous reçûmes la consigne expresse de convaincre par tous les moyens ces deux personnages de prêter assistance aux pays aux fins de le sortir du bourbier monétaire dans lequel il s’était enliser. A cette époque, souvenez-vous, Tom, la crise économique grevait dramatiquement les finances publiques, la majorité des indicateurs étaient dans le rouge, la plupart des budgets accusaient des déficits abyssaux, les réserves s'amenuisaient comme peau de chagrin, les capitaux passaient les frontières à flots continus... Nos responsables nationaux ne savaient plus par quel bout prendre la récession dont les retombées se montraient plus que catastrophiques sur la vie sociale. Il fallait à tout prix sortir de l'abîme... Dans ce contexte, la raison d'État commandait d'agir vite. La raison d'État commandait qu'on s'attachât sans tarder, autant que cela fusse possible, les services de cette obscure famille du Puy-de-Dôme et qu'on exploitât au plus vite et sans états d'âme le filon que pouvait représenter cette pratique d'un autre âge à laquelle personne à notre époque moderne n’ose faire allusion de crainte de passer pour un gobe-lune et qui a pour nom : Alchimie !...
    « Nous dûmes entamer des pourparlers avec les époux Taleux. Il fallait agir en souplesse. Nous avions affaire à deux personnages peu banals. Ce couple n'avait jamais eu le goût du lucre ni celui de l'or. Le père Taleux était un genre de type orgueilleux, autoritaire, râleur impénitent, mais dur à la tâche, droit comme la vertu, foncièrement incorruptible. Alors qu'il était jeune apprenti, il avait reçu de son grand-père paternel ce qu'il est convenu d'appeler dans leur corporation l'initiation. Par la suite, il avait toujours montré des qualités exemplaires de probité, de désintéressement, de discrétion. Sa femme était de la même trempe : courageuse, tenace, réservée, honnête jusqu'au bout des ongles...
    Un ton doucereux et paternaliste prit cette fois place dans la voix de Voillaume :
   « Pendant de longs mois, les époux Taleux refusèrent toute collaboration. Ils se faisaient une idée supérieure de leur art; ils n'étaient pas décidés à se compromettre dans des activités qu'ils jugeaient cupides et dégradantes. Durant ces négociations, nous ne disposions que d'un seul atout. Un seul et pas davantage ! Émile Taleux était Compagnon de la Libération. Il avait été un résistant de la première heure. S'il faisait montre d'une modestie digne des plus hautes louanges en ce qui concernait ses activités combattantes passées qui avaient été d’authentiques prouesses, il possédait des convictions nationalistes inaltérables teintées par bonheur d'un humanisme parfaitement démocratique et républicain. Vous n'aviez qu'à évoquer le péril de la Patrie et le civisme de cet homme de soixante-treize ans se mettait à bouillir. J'avoue que je ressentis au début de cette affaire une certaine gêne, particulièrement lorsqu'il se fut agi d'exercer les plus froides manipulations sur ce modèle de devoir et de dignité...
   
— Quelle belle âme ! ne put s'empêcher de marmonner Risler avec une pointe de raillerie.
    Voillaume qui avait entendu la remarque et qui en avait parfaitement compris l’aigre ironie fit une grimace et évacua deux puissants jets de fumée de cigare par le nez.
    — Risler, je vous dispense de vos réflexions ! tonna-t-il. Tout le monde s'accorde à considérer que vous êtes un des plus beaux surgeons de l'IACO mais n'oubliez pas que mon coefficient hiérarchique reste plus élevé que le vôtre... Il me reste encore quelques éclaircissements à vous donner...
    Accélérant le rythme de ses phrases et demandant le maximum à son cigare, Voillaume continua :
   — Ainsi, la dévotion patriotique du père Taleux s'avéra plus que décisive dans l'aboutissement de nos objectifs. Au bout de plusieurs trimestres de parlementations, le brave homme finit par accepter de collaborer avec nous à la condition qu'il puisse opérer seul, en compagnie exclusive de sa femme et dans le secret le plus absolu. Les Taleux se réservaient également le droit de suspendre sans préavis leur collaboration s'ils venaient à juger indigne l'utilisation qui pouvait être faite de l'or produit. Ils exigeaient que nous leur fournissions une information régulière, chiffrée et vérifiable concernant l'usage du métal jaune affecté aux besoins de la Nation…
    « Dès que l'accord fut celé, nous mimes rapidement sur pied une filière de transformation aurifère opérationnelle, filière qui fonctionne encore à ce jour à l'insu de tous et de toutes en France. Voici en deux mots comment les choses se déroulent sur le terrain : restés sur le territoire de leur commune, à Savaignac, les époux Taleux continuent de vivre dans leur bâtisse fermière comprenant plusieurs dépendances située en bordure d'une route départementale. La campagne d'Auvergne offre à l'entreprise un anonymat protégé et une structure spatiale des plus satisfaisants. C'est ici que se situe le cœur névralgique des opérations... Notre façon de procéder est simple. Des fournisseurs fictifs de tourteaux d'aliments pour bétail livrent à intervalles réguliers, conditionnés dans des sacs banalisés, les métaux utiles, plomb, étain, vif argent et autres soufre, antimoine et sels variés. Les Taleux accomplissent leur travail. Environ tous les quarante jours, un petit camion-citerne d'épuration banalisé vient pomper la production sous forme liquide de leurs distillations, production préalablement stockée dans des cuves installées dans le sous-sol d'une des ailes de la ferme. Une fois tous les deux mois, le père Taleux, sous prétexte de rendre visite à une cousine éloignée ou sous celui d'aller consulter son cardiologue, se rend à Clermont-Ferrand dans une pension de famille reculée de la ville. Comme de raison, cette pension de famille appartient à nos services ; des labos clandestins ont été aménagés dans une partie des bâtiments. C'est dans cet endroit que le père Taleux s'isole pendant plusieurs heures et s'emploie à commuer le liquide apporté par les navettes du camion-citerne en une quantité assez substantielle de composants aurifères solides…     
    « Devant les résultats hallucinants obtenus par le couple Taleux, nous avons été conduits, les uns et les autres, à réviser de fond en comble nos jugements et à abandonner nos présupposés vis-à-vis des procédés alchimiques. Nous sommes tous des ignares, Risler ! Nous croyons parfois, avec vanité, avoir réalisé de grands bonds dans les multiples domaines du savoir mais nous ne connaissons rien à rien ! Nous ne connaissons rien des mécanismes majeurs qui régissent notre Mère Nature et la matière !... Voilà à gros traits toute cette histoire. Nous avons du nous incliner définitivement devant les faits… aussi extravagants puissent-ils paraître !... 
   Après avoir — avec succès — expédié d’une pichenette une petite boîte d’allumettes qui se trouvait sur le bureau dans une corbeille à papiers placée à deux mètres de distance, Voillaume, cela va sans dire, prolongea son monologue :
   — Je ne vais pas vous décortiquer les mécanismes financiers que nous empruntons pour mener à bien l'entreprise dans sa phase terminale. Sachez seulement que l'or transformé en lingots dûment calibrés se trouve injecté de diverses manières dans le circuit monétaire conventionnel. Disons que c'est un peu comme si notre pays détenait sur son territoire une matière première à haute valeur marchande et comme si cette manne représentait une source de profit à développement rapide transfusable à tout moment dans le corps de l'économie...
    — Je ne suis pas certain de vous suivre sur toute la ligne, M. Voillaume, interrompit d’une voix ramollie Risler que le charabia jargonnant du grand chef ne convainquait guère.
    Un air hautain marqua les traits du boss.
    — Bon d'accord, Tom... c’est vrai... nous sommes contraints… contre notre gré… d'en passer par un processus réprimé par la loi… Il est vrai que nous pratiquons une forme de « blanchiment ». Nous maquillons l'origine des fonds que nous rendons légaux via des jeux d'écriture comptable opérés par des sociétés de droit basées au Luxembourg. Nous affectons l'argent au budget de l'État dont nous gonflons certaines lignes de recettes à concurrence des montants transférés...
   Tandis que la mine de Risler traduisait toujours un implacable scepticisme, Voillaume lui lança une mimique qui voulait signifier qu'il venait de jouer franc-jeu avec lui et qu’il devait s’en trouver satisfait. Ce qui n’empêcha pas Risler de continuer à se dire en lui-même que le gentil micmac qui venait de lui être dévoilé devait aussi constituer, au passage, un joli petit robinet à dividendes pour un certain nombre de gros bonnets de la politique. La présentation des faits effectuée par Voillaume ne représentait sans doute que la partie émergée de l’iceberg.
    — Nous avons bien évidemment redoublé de précautions pour protéger un tel secret, reprit Voillaume. Nous pouvions à tout instant être découverts par des États rivaux susceptibles d'exercer soit un chantage, soit un acte d'intrusion ou de déstabilisation, par exemple, en dévoilant à l'opinion publique cette histoire d'alchimie digne du plus parfait conte de fée. Imaginez la posture du gouvernement si une campagne de presse se mettait à divulguer l'information selon laquelle l'essentiel des ressources de l'État dépendrait directement des bons offices d'un couple d'alchimistes ! Imaginez le tollé ! Imaginez le chambardement, imaginez l'étendue du fiasco rencontré par ces beaux Messieurs qui dirigent le char de l'État !...
    Plus les minutes passaient, plus Risler était étonné du fait que le chef de l’IACO fut en veine de tant de révélations. Voillaume en vint à évoquer le savant dispositif de leurres et de fake news qui avait été tissé autour de ces activités parallèles :
    — Pour dissimuler les opérations et rendre notre logistique indétectable, nous n'avons rien négligé. En plus des moyens humains et matériels affectés à cette protection, nous avons été amenés à déployer un certain nombre de procédures standard que vous connaissez et qui ont fait leurs preuves. Nous avons en particulier mis en place un parapluie « désinformation » de grande ampleur. Dans le cas qui nous incombe, nous nous employons principalement à instiller de fausses nouvelles dans les circuits de communication. Ces fausses nouvelles ont en l’occurrence pour principal objet de discréditer avec finesse les procédés alchimiques. A cet effet, nous faisons parcimonieusement éditer par le truchement d'officines de documentation, de banques de données, de sociétés savantes et autres instituts de recherche des "narratifs", comme on dit aujourd'hui, qui se voient ensuite relayés sur une longue période et de manière discontinue par les médias les plus familiers des français, du type magazine de vulgarisation historique ou scientifique. Très prisés de nos jours, les sites et blogs Internet représentent aussi nos diffuseurs les plus performants. Nous faisons appel à des universitaires de renom qui nous pondent à la commande des articles très pointus allant dans le sens de nos desiderata ; les déclarations d'experts constituent toujours des vecteurs infaillibles pour faciliter la validation de certaines thèses par le grand public…
    Le laïus de Voillaume traînait effroyablement en longueur. Il fallait pourtant l'endurer avec résignation.
    « …Nous avons également recours à une flopée d'agents d'influence qui répercutent nos instructions dans la plupart des réseaux et instances socioculturels du pays. Il finit toujours par se trouver un journaliste fouineur plus malin que les autres en mal de scoop ou en panne de copie qui émerge de son sommeil de chrysalide et qui se met en activité. Quoi de plus original en effet que de publier un article sur les mystères de l'alchimie quand on a rien à se mettre sous la dent ! Notre journaliste fouineur va au plus simple et au plus pressé ; il puise gaillardement ses références dans des documents ou bases de données que nous avons à son insu préalablement « travaillés » et qui confirment de façon irréfutable, démonstrations érudites à l'appui, que l'alchimie médiévale constitue la plus vaste supercherie de tous les temps. Nous semons du « scientisme » à tout vent. Les études que nous faisons diffuser prennent toutefois soin de ne pas se montrer trop outrancières. Une partie non-négligeable de l'opinion se plaît à boire le sirop du mystère. Nous ne pouvons pas déprécier trop frontalement une pratique qui possède tant d'aimables supporters... Ces études ménagent les sensibilités. Elles magnifient toujours à l’envi les qualités hautement métaphoriques, symboliques, philosophiques de l'alchimie ; elles valorisent à perte de vue cette opinion largement répandue selon laquelle la véritable vocation de l'alchimie consisterait davantage à transformer l'Homme attardé spirituellement en un Homme « éclairé » et non de commuer trivialement le plomb en or ! Ces théories font toujours florès chez les rêveurs et les imbéciles et nous sommes persuadés qu'elles contribuent puissamment à chasser de l'inconscient collectif l'idée donnant comme possible la transmutation minérale... Bref, grâce aux bons offices des médias, les alchimistes passent aux yeux du public pour des expérimentateurs d'un autre âge, un peu chimistes, un peu sorciers, parfois un peu précurseurs, qui se révèlent avoir été de doux benêts et de sympathiques poètes mais dépourvus de pouvoirs réels et de toutes aptitudes, malgré leur légendaires monomaniaques tentatives, à féconder la moindre particule aurifère !.
    Voillaume émit alors un grave soupir.
    — Inutile de vous préciser, Risler, que les Taleux sont tenus dans l'ignorance de nos campagnes de diversion. On peut craindre sans risque de se tromper que s'ils en avaient vent, ils nous couperaient les vivres sans hésiter...  Mais je vous vois l'œil éteint, Risler. Vous êtes abasourdi ! J'imagine dans quel état d'esprit vous vous trouvez actuellement, vous qui êtes un puits de logique et de lucidité. Votre rationalité en prend un sacré coup ! Cette affaire doit vous paraître incroyable comme elle a pu me paraître incroyable le jour où les autorités m'ont confié ce dossier que je gère, pour ce qui est de mon périmètre,  de compétence maintenant depuis plus de quinze ans...
    Sans dire un mot, le directeur suprême de l’IACO abandonna son cigare encore fumant dans le cendrier, se leva, fit quelque pas en silence de long en large dans le bureau, puis réintégra son fauteuil et remit une nouvelle fois sa logorrhée en marche :
    — Après ce nécessaire préambule, j'en viens enfin à l'objet de votre mission, Risler. Le mois dernier entre Clermont et Paris et ce, malgré une protection jugée inviolable, un de nos fourgons transportant un important stock d'or frais a été détourné. Dix tonnes d'or fin à 24 carats se sont envolées dans la nature en moins de dix minutes !
    « À un moment, le vol de ce camion nous a fait craindre le pire. Nous avons cru à une action d'éléments « extérieurs » et nous avons orienté nos recherches dans cette direction. Pendant plusieurs semaines, nos équipes ont été sur les dents mais très vite nous avons acquis la certitude, avec le soulagement que vous imaginez, que le secret de nos activités n'avait pas été éventé. A l'évidence, l'intégrité de l'État ne se trouvait pas exposée aux coups de boutoir de quelque force télécommandée de l'Étranger. Il fallut nous diriger vers une piste bien différente. Le mobile de ce détournement de fonds était strictement de nature vénale. Nous avions tout bonnement été victimes d'une extorsion de fonds haut de gamme effectuée par une équipe de trafiquants internationaux particulièrement bien organisée qui avait su mettre la main sur la marchandise d'une manière experte. Une équipe à la tête de laquelle se trouvait qui, Risler ? Je vous le donne en mille ?!...
    L’exposé de Voillaume avait littéralement chloroformé Risler. Tout en conservant les yeux grands ouverts, en réalité, cela n'avait pas manqué, il somnolait. La soudaineté de la question du patron le fit sursauter mais il eut suffisamment de présence d'esprit pour rétorquer du tac au tac :
    — Castella !  Gabriel Castella !
    — Gagné, Risler ! Votre vieil ami Castella.
    Voillaume enchaîna :
    — Certaines informations nous fondent à penser que la cargaison d'or volée a été ingénieusement maquillée et qu’elle transite actuellement par la corne moyen-orientale d'El-Choufath dans la zone d'Hamsala. Comme je vous l'ai précisé, nous sommes totalement débarrassés de nos craintes concernant l'identification de notre chaîne de production de métal jaune mais il faut impérativement que cet or rentre au bercail. Il vous faut absolument cueillir ces oiseaux-là, Risler ! Je vous donne pleins pouvoirs. Vous bénéficierez du soutien logistique et opérationnel le plus complet.
    — J'ai fait préparer ce dossier à votre intention, dit encore Voillaume en lui tendant une épaisse chemise remplie de documents. Il contient quelques suppléments d'information. Comme de bien entendu, je vous demanderais de me rendre compte de vos avancées jour après jour. C'est un job parfaitement taillé pour vous. Mais gare ! Vous savez comme moi que Castella joue ripp assez facilement !
    Voillaume tira sur son cigare et demanda :
    — Une dernière chose : souhaitez-vous quelqu'un en particulier comme agent direct ?
    — Éloun Mangué fera parfaitement l'affaire, répondit Risler.
    Le directeur fit un mouvement négatif de la tête et dit sans regarder son interlocuteur :
    — Mangué ! Pas question ! Que vous choisissiez cet animal est impossible. D'ailleurs, je l'ai fait affecter la semaine dernière aux notes de synthèse.
    Conservant son calme,  Risler objecta :
    — Éloun Mangué est un grand professionnel en qui j'ai toute confiance, M. Voillaume. Permettez-moi d'agir à ma guise.
    — Désolé, Risler. Renoncez ! Je n'ai d'ailleurs jamais compris comment il se faisait que vous soyez copains comme cochons avec ce type-là!... Et puis, qu’est-ce que c’est que cette marotte que ce fêlé a eu, voila maintenant trois semaines, de faire télécharger en guise de sonnerie sur son téléphone mobile la voix tonitruante d’un bébé de six mois qui rit hystériquement comme si on lui chatouillait en continu la plante des pieds avec une plume de poulet de Bresse!... Vous n'allez pas me dire qu'il n'est pas frappadingue, votre Mangué ! Décidément, les recrutements ne sont plus ce qu'ils étaient. Il faudra qu'on m'explique un jour comment ce polichinelle a pu passer à travers les mailles du filet...
    Voillaume avait pour habitude, c'était une affaire entendue, de délivrer ses ordres à la hache mais Tom Risler le soupçonnait, en supplément, d'être un peu raciste sur les bords. Ce n'était pas la première fois qu'il causait des ennuis à Mangué, africain originaire du Sénégal, pour des motifs douteux et injustifiés.    
   
« Moins le Blanc est intelligent, plus le Noir lui paraît bête », pensa Risler se remémorant la phrase de Gide.    
    Puis il dit sans céder :  
    —  M. Voillaume, je tiens absolument à avoir ce coéquipier.
    Le patron ouvrit alors des yeux comme des soucoupes et s'étouffa à demi avec la fumée du cigare. Son visage vira au rouge cramoisi. Il se mit à hurler :
    — Nom d’un pétard, Risler ! Je rends hommage à votre cran, je salue votre intelligence, votre noblesse de caractère, vos qualités humaines, vos mérites professionnels… mais lorsqu'on fait le bilan, on s'aperçoit que depuis que vous êtes chez nous, vous n'avez guère eu à vous plaindre de l'IACO ni de son directeur ! Beaucoup de privilèges vous sont échus, capitaine Risler : vastes prérogatives, liberté de manœuvre, responsabilités, commandement, voiture de fonction, salaire rondelet !... Sans compter que vous torpillez régulièrement le budget de l'IACO avec vos notes de frais !... La soupe est bonne, capitaine Risler ! Eu égard à la position grassement avantageuse dont vous bénéficiez, j'aimerais que vous vous montriez un peu moins ingrat ! N'oubliez pas que vous n'êtes qu'un serviteur de l'État ! Il n'y a pas de place chez nous pour les électrons libres et je vous conseille de ne pas discuter mes ordres, vous pourriez vous en mordre les doigts ! Je peux vous rayer des effectifs et vous renvoyer dans le caniveau du jour au lendemain sans que vous puissiez prétendre à quoi que ce soit ! Pensez-y, Risler ! Mangué n'est pas l'homme de la situation. Ma décision est irrévocable ! Prenez un autre adjoint. Vous n'avez qu'à puiser dans le vivier de l'IACO. Votre choix sera le mien...
    — Il me faut absolument Mangué pour cette mission, contre-attaqua Risler avec flegme.
    Quelque chose se coinça dans la gorge de Voillaume. Il se mit à tousser violemment ce qui ne l'empêcha pas de pousser un furieux aboiement :
    — N'insistez pas, Risler ! Quand je dis non, c'est NON ! Je ne veux plus entendre parler de ce zigomar, compris ! Vous n'êtes pas marié avec lui que je sache ?! Il paraît que quand vous êtes sur Paris, vous faites les nuits chaudes de la Rhumerie Martiniquaise avec ce plantigrade! Ici, vous êtes dans le cadre professionnel, mon vieux. Pas en train de boire des ti'punchs avec les doudous de la troupe du Concert Créole !...
    Risler ne répondit rien. Ce grandissime cerveau du renseignement n'était jamais parvenu à se mettre dans la tête que Mangué était sénégalais et non antillais. Ces vitupérations récidivantes étaient déplorables. Mais, pour l’heure, vitupérations récidivantes déplorables ou pas, il était indispensable pour Risler de conserver son calme.
    Décidé à s'installer dans une guerre d'usure, J.-C. Voillaume se renversa dans son fauteuil. Tout en tirant sur son cigare avec langueur, il se mit à examiner ostensiblement les moulures du plafond de son bureau tel d’un esthète en pâmoison contemplant les hautes fresques de la chapelle Sixtine.
    Durant plusieurs minutes, les deux hommes demeurèrent ainsi sans échanger un mot. Voillaume finit par rompre le silence :
    — Eh bien, capitaine ? Je pense que ces quelques instants de recueillement vous ont permis de réfléchir. De quel bras droit vous dotez-vous? Finissons-en !
    Si le responsable suprême de l'IACO avait de la suite dans les idées, Risler pouvait être aussi obstiné qu'un âne.
    — Vous m'avez indiqué que vous me donniez carte blanche, M. Voillaume, dit-il sereinement. J'ai besoin de cet agent coûte que coûte.
Il se produisit alors une scène des plus étranges, pour le moins. En effet, tandis que Risler tenait son regard planté dans celui révulsé de colère de Voillaume, il vit soudain les traits de ce dernier se décomposer tandis qu'une sorte d'abattement, de ramollissement mêlé de tendre émotion semblait s'emparer de toutes les fibres de son être. Le visage de Voillaume était brusquement et étonnamment devenu celui d'un enfant de huit ans, d'un enfant timide, innocent, d’un enfant fragile, vulnérable, désemparé.
    Risler en fut éberlué. Il n'avait jamais vu le patron, cette force de la nature, ce père Ubu intraitable, exprimer la moindre faiblesse, la moindre sensibilité. Son étonnement ne fut pas moins vif lorsqu'il s'aperçut que les yeux de son chef tout puissant s'humectaient de larmes. Voillaume sortit de sa poche un grand mouchoir blanc et s'employa durant un long moment, devant lui, sans la moindre retenue, sans la moindre pudeur, à essuyer ses pleurs. Jamais Risler n'avait éprouvé une telle gêne.
    Au bout de quelques minutes, Voillaume tourna enfin vers son subordonné son regard rougi et larmoyant et déclara d'une voix frémissante :
    — Pardonnez cette attitude ridicule, Tom, mais je ne peux tout à coup réprimer mes sentiments…
    Risler commença à s'interroger sur la nature des sentiments que lui portait le directeur d'une des plus importantes centrales de services spéciaux du monde et qui allait lui être révélée à huis clos. Il ne put s'empêcher de diriger en toute hâte ses yeux vers la porte du bureau en songeant sérieusement à prendre la poudre d’escampette. La suite des propos de Voillaume leva heureusement toute équivoque :
    — Il y a longtemps que je voulais vous le dire, Tom, j'ai lu tous vos recueils : Pâquerettes, Loriots Tristes, Lièvre De Jade, Matin Propice... Vous ne savez pas à quel point c'est exceptionnel ! Vous êtes un artiste accompli, vous incarnez la sensibilité poétique au plus haut degré ! Vos vers me bouleversent. Et voyez, lorsque je songe à certains d'entre eux, je ne peux retenir mes larmes. Je suis un de vos admirateurs, Tom ! J'ai là, dans mon tiroir, un exemplaire de Pâquerettes. Accepteriez-vous de me le dédicacer ?
    L’insoupçonnable et sidérante requête du patron médusa Risler comme jamais. Risler prit cependant soin de n'en rien laisser paraître. En dépit de la nature stupéfiante de ce coup de théâtre, il était primordial de ne pas se laisser étourdir par ce triomphe foudroyant de l'Art poétique sur l'épaisse barbarie. Il était primordial de ne pas se laisser émouvoir par l’attendrissement anormal et sans doute transitoire de ce loup maléfique affichant de subites allures d'agneau.
    Risler répondit sans fléchir :
    — J'échange trois lignes écrites de ma main sur la page de garde de Pâquerettes contre Éloun Mangué, M. Voillaume. C'est à prendre ou à laisser !
    — Marché conclu, dit Voillaume en laissant échapper un sanglot et en tamponnant ses yeux humides de pleurs avec son mouchoir blanc.

 

*
*    *

 

    Le surlendemain, Risler se leva à cinq heures. Le sommeil avait été court et  agité. Il se rendit à la cuisine, but deux tasses de café, rassembla quelques effets de voyage, exécuta un brin de toilette. Une heure plus tard, un taxi le véhiculait à l'aéroport de Roissy d’où il s'envolait pour les déserts d'Hamsala. Après un laborieux voyage dans les airs comprenant plusieurs escales, Risler dut endurer une expédition de deux jours en véhicule tout terrain qui le mena à un village implanté au cœur du désert, non loin de la palmeraie de Dwena.
    Un soleil belliqueux embrasait le site; le ciel bleu était saturé d’une pâleur aveuglante. On lui attribua dans un hôtel bon marché une chambre toutefois confortable avec ventilateurs et salle d'eau attenante. Dès qu’il en eût franchi la porte, il se jeta avec délectation sur le lit tout habillé.
    Depuis une dizaine de jours, Castella avait été repéré dans la région par les agents de l'IACO mais le district étant considérablement étendu, une localisation précise n'avait pas pu encore être effectuée. Risler avait reçu pour instruction de se rendre sur les lieux d'une importante foire locale connue sous le nom de « foire nomade ». Cette foire se tenait à environ six kilomètres au sud du village sur la terre publique de Khalawi. Parvenu à ce point de destination, il était censé se mettre en relation avec Mangué qui l'avait précédé de vingt-quatre heures. A charge dudit Mangué de lui transmettre sur zone les informations les plus fraîches.
    Coffrer Castella... Les missions que confiait Voillaume à Risler n'étaient jamais des promenades de santé. Celle-ci en particulier présentait une infinité de difficultés. Son flair, son doigté, sa prudence mais aussi ses aptitudes au tir rapide et à la boxe chinoise ne seraient pas de trop pour les affronter. Risler connaissait bien Gabriel Castella. Ce n'était pas un tendre. Dans cette opération, il n’y aurait guère de place pour la désinvolture ni pour l’improvisation.
    Castella était le type-même du jeune homme de bonne famille qui avait mal tourné. Issu de la meilleure bourgeoisie bordelaise, il ne lui était resté de sa jeunesse passée dans ce milieu qu'une solide éducation classique, un goût pour la culture et des manières un peu pédantes qui se voulaient seigneuriales. Après avoir fait dès l'âge de vingt ans ses classes dans le proxénétisme de luxe et le trafic de vin fin en Gironde, ce fils à papa n'avait jamais cessé de s'écarter du droit chemin. Au fil des années, il avait grimpé les échelons du grand banditisme jusqu'à devenir une personnalité criminelle redoutable. Ses appétits allaient désormais plutôt vers le racket et le détournement de fonds à échelle internationale mais ce brillant sujet ne se privait jamais de réaliser, à l’occasion, un coup juteux dans une affaire de stupéfiants. Ce gredin multicarte était également réputé pour son absence de scrupules et ses ordres de liquidations expéditives. Bref, avec un vaurien de ce calibre, il ne fallait rien négliger...
    Le bip du téléphone mobile de Risler signala la transmission de deux SMS. Il posa sur la table de nuit le verre de thé glacé dont il venait de se saisir et sortit l’appareil de la poche de sa veste..Le premier message était de Déborah. Il disait : « Vous rejoins comme prévu où vous savez après règlement mission. Bons baisers, cher vieux sauvage.» Il faut savoir que, comme tout chevalier errant dans l'âme, Risler avait sa Dulcinée. Une Dulcinée qui l'aimait aussi de son côté avec passion et qui, par parenthèse, pour le taquiner — elle nous pardonnera cette révélation —, avait plutôt l'habitude de le peindre en rejeton du Baron Münchhausen qu'en Don Quichotte de la Manche.
    Le second SMS émanait de l'IACO. Il listait les derniers renseignements collectés relatifs à Castella. Ces dernières semaines, le truand avait laissé plusieurs fausses traces bancaires via des notes d'hôtels et de restaurants à Hanovre, Londres, Shanghaï. Il avait installé en grande précipitation sa femme, Sophia, et sa fille de douze ans sur son yacht en baie de Cannes, il avait brutalement stoppé toute consommation d'alcool et de tabac, il avait achevé une longue suite de consultations pour soins dentaires chez un spécialiste de renom, un certain Dr Roubié, par ailleurs fraudeur fiché, il s'était rendu à un concert de Madonna à Boston, il avait pris une discrète mais forte participation dans une société de pétrochimie russe ainsi que dans Custer Horse, le top du top des clubs de polo argentin, il s'était rendu acquéreur d'une Ferrari dernier cri, d'un tableau de Pollock surcoté, d'une dizaine de costumes Armani, etc., etc. En dépit des apparences, tous ces détails n'étaient pas sans importance...
    Risler replaça le téléphone dans sa veste et se remit à siroter son thé. Un sourire de satisfaction s'imprima sur ses lèvres. Cela ne faisait pas deux heures qu'il avait débarqué à Dwena et il avait déjà compris... Il avait déjà compris où Castella avait dissimulé son or… Il avait déjà échafaudé le meilleur plan de campagne qui fut… Il avait déjà imaginé un piège infaillible. Dans son esprit, tout était au point.
    Il déjeuna de bon appétit et se reposa une petite heure dans la chambre d'hôtel. Puis il s'offrit une douche prolongée, s'habilla de linge frais — chemisette bleu pâle, costume blanc en tissus léger —, coiffa un chapeau de toile et prit à pied la direction de la foire nomade empruntant l'itinéraire que lui avait fait parvenir Éloun Mangué via un correspondant local de l'IACO.
    Large et bien tracée, la piste serpentait dans une vaste zone de dunes aux volumes contrastés. Baigné de lumière, le désert resplendissait. Le soleil frappait fort. L'air était rare et brûlant. Au loin, des bancs de vapeurs bleutées flottaient en ondulant au raz du sol. Par endroits, le vent avait avec une étonnante régularité plissé la surface des dunes. Le silence était total. Un silence singulier fait d'une vibration ample et tendue que seule la brève sarabande d'une escadrille de mouches venait parfois perturber. Les fonctions de Risler à l'IACO l'avaient amené à parcourir le monde et à découvrir mille beautés mais le désert de la région d'Hamsala avait toujours exercé sur lui une fascination particulière. Cette apothéose de sable gris que l'on ne rencontrait nulle part ailleurs le plongeait dans un ravissement toujours égal.
    Peu après, les clameurs de la foire se firent entendre derrière la barrière encore épaisse d'une succession de collines. Parvenu au faîte de l'une d'entre-elles, Risler vit enfin se déployer en contrebas le village de toile du marché nomade en direction duquel il se dirigea d'un pas énergique.
    Chaque année, les autorités locales organisaient durant une semaine cette grande foire sur le territoire de Khalawi. Malgré le fait qu'elle se déroulait dans un secteur effroyablement aride, cette manifestation commerciale avait acquis une forte popularité du fait de son caractère festif et bon enfant. Chaque année, on s'y rendait des quatre coins du continent pour y effectuer d'avantageux négoces et d'utiles emplettes, réaliser des rencontres, échanger des nouvelles, se divertir. Ici se retrouvaient caravaniers, boutiquiers ambulants, forains, maquignons, détaillants en fruits, légumes, épices et friandises, marchands de tissus, draperies et vêtements, vendeurs de poteries, vaisselle et articles de quincaillerie, négociants en pierres précieuses, en peaux d'animaux, colporteurs de potions, d'amulettes, de tapis, de statues anciennes, conteurs publics, bonimenteurs, montreurs d'attractions, astrologues, magiciens, prophètes... Ici se pressaient annuellement, selon une sorte de rite coutumier auquel personne n'aurait renoncé pour rien au monde, des familles entières, des chalands par milliers. Ce marché attirait également, et c'était plus attristant, une infinité de sujets moins recommandables. Il était en effet aussi le point de rendez-vous d’escrocs comme s’il en pleuvait, la plaque tournante éphémère des pires trafics.
    L’après-midi était bien entamée. La foire battait son plein. Elle pétillait de vitalité. Une foule bruissante et colorée se mouvait entre tentes et baraquements. Il faisait bon de se mêler à cette cohue à la fois enjouée et nonchalante. Les auvents de toiles tendus au dessus des allées prodiguaient un ombrage bienvenu. Dans l'air traînaient des parfums de pâtisseries et de friandises. Ça et là, des appareils à cassettes diffusaient des airs tantôt dansants, tantôt plus langoureusement sentimentaux, et on entendait se répondre à la ronde les voix enchanteresses de Oum Kalsoum, Fairouz, Al Asham ou Najat Essaguira.
    Risler flâna un moment dans les dédales grouillants de la foire et but un café façon turque sous une tente de bédouin tenant lieu de brasserie. Puis, se recentrant sur ses objectifs, il reprit son chemin et trouva sans difficulté l'emplacement où officiait le marchand de volailles Kaya Fitou.
    Il régnait-là un véritable charivari. Plusieurs rangées de clients faisaient cercle autour de son éventaire — un fourniment indescriptible de cages remplies de poulets voletant, gloussant, caquetant. Il semblait que tous les visiteurs de la foire s'étaient donnés le mot pour venir assaillir ses étalages. Les ventes de volailles s'opéraient à un rythme infernal dans un tumulte de cris et de bousculades. Immergé au milieu des cages, Kaya Fitou, le cheveu en bataille, l'œil hagard, transpirait à grosses gouttes.
    Se frayant un chemin, Risler finit par atteindre le volailler. Il lui susurra sans en avoir l'air :
    — Impressionnant votre camouflage, Éloun. Vous avez des nouvelles ?
    Tout en continuant à servir ses féroces clients, Éloun Mangué indiqua par bribes et d'une voix essoufflée que la caravane de Castella avait été repérée, qu'elle convoyait de volumineux chargements et qu'elle avait fait halte dans les collines au nord-est, à deux ou trois kilomètres seulement de la foire.
    — Rien d'autre, Éloun ? demanda Risler souhaitant se dégager au plus vite de l'étreinte suffocante de la foule.
    — Rien de particulier mais prenez garde, capitaine ! J’ai le sentiment d'un mauvais présage ! Durant toute la matinée, mes poulets se sont parlés à l'oreille... et vous savez ce que l'on dit par ici quand les poulets se parlent à l'oreille !... Prenez soin de vous, capitaine !...
    — Je serai prudent, dit Risler sans se formaliser des élucubrations superstitieuses auxquelles l'avait habitué Mangué, élucubrations superstitieuses qui ne l’importunaient du reste nullement mais qui lui valaient en revanche, comme on le sait, régulièrement les foudres de Voillaume.
    En dernier lieu, Risler conseilla à son adjoint de relever sensiblement le prix de vente de ses volailles. C'était la seule mesure qui paraissait apte à éviter qu'il périsse dans d'atroces douleurs écartelé par son avide et tentaculaire clientèle.
     Avec l'idée de rejoindre au plus vite la piste nord-est, Risler s'éloigna. A moins de cent mètres de là, alors qu'il se trouvait toujours dans le périmètre de la foire, un attroupement s'était formé devant une imposante baraque foraine où devait se dérouler quelque attraction musicale car de vigoureuses sonorités de jazz s'en échappaient. Il reconnut On Green Dolphin Sreet. Il s'approcha.
    Le jazz était un genre musical cher à Risler, genre musical qu'il avait d’ailleurs un peu pratiqué jadis. En effet, dans sa jeunesse, il avait appartenu à une petite formation jazzistique comme chanteur. Mais l'aventure avait vite tourné court. Baptisé Misty Quintet, le groupe avait opté pour un répertoire de ballades et un jeu résolument « cool ». La musicalité sirupeuse de l'ensemble et, pour être honnête, les interminables modulations suaves et frémissantes de la voix de Risler n'avaient pas convaincu. Le public n'avait pas accroché. On avait fini par faire savoir au Misty Quintet qu’il pêchait salement par manque de punch. N'ayant ni la vocation ni l'aptitude technique à conduire des tempos à 320 à la noire, le groupe s'était sabordé au bout de deux ans.
    Pour l’heure, la baraque foraine devant laquelle Risler se trouvait posté présentait une haute et large devanture ouverte à la manière de ces loteries ambulantes qui nous sont familières dans fêtes populaires et kermesses. Sur le fronton qui la surmontait, on pouvait lire en énormes lettres de néon jaune clignotant :


                                                                 
A  LA  TENTATION  DU  DÉSERT
    

    L'orchestre faisait un tabac. Dans la vitrine béante qui présentait une assez spacieuse profondeur, une douzaine de musiciens noirs éclairés par de puissantes rampes de spots colorés s'étageaient de façon parfaitement ordonnée sur des gradins face au public. Vêtus de tenues de scène rayées jaunes et violettes, ils jouaient avec beaucoup de fougue, d'exaltation, et recueillaient à bon droit nombre d'applaudissements. À présent, ils venaient d'attaquer un Four Brothers du feu de Dieu. Quelques minutes d'écoute portées à leur travail musical suffisaient à faire comprendre qu'il se produisait-là des instrumentistes de haut vol. Ces joueurs de jazz étaient incroyables. Risler s'attarda quelque temps, abandonnant son oreille à ces chaudes pulsations et à cette rythmique entraînante. Il y avait des années qu'un concert lui avait procuré pareil enchantement. Il se sentait souverainement léger, heureux, peut-être aussi un brin euphorique.
    Un second sax ténor ainsi qu'un troisième alto jaillirent des coulisses et vinrent prendre place sur les gradins. Riche de ce renfort, le groupe redoubla d'ardeur. Comme aimantés par le déchaînement de l'orchestre, des dizaines de nouveaux curieux accoururent de tous les points de la foire pour bientôt former une foule compacte, communiante et ravie.    
    Risler n'avait pas attendu le jour de sa présence sur le site de la foire nomade de Khalawi pour savoir que lorsque par extraordinaire vous profitez d'inoffensifs moments de plaisir, il finit toujours par surgir une cascade d'éléments contrariants qui font tout flanquer par terre ! Ainsi, peu après l'arrivée des saxophonistes, un homme à la peau blanche, de physionomie européenne, à la mine bourrue et au physique de culturiste, vêtu d'une chemisette beige, d'un pantalon de bleu de travail et coiffé d'une casquette à carreaux se montra. Il commença à placer une série de volets en bois dans les glissières longeant la devanture de la baraque. En tout état de cause, la direction de l'établissement avait décidé de fermer l'établissement.
   Risler s'en étonna. Il n’était que seize heures quinze à sa montre. Ce n'était guère une heure pour fermer boutique un jour de foire. Toutefois — et cela par ailleurs était assez étrange —, sans paraître se soucier le moins du monde des panneaux de bois qui les masquaient peu à peu derrière ces étanches paravents, les joueurs de jazz ne désemparaient pas. A la suite de Four Brothers, ils faisaient littéralement exploser un magnifique et chantant All God’s Chillun Got Rhythm. Il y avait quelque chose de frustrant de les voir progressivement soustraits à la vue du public au fur et à mesure que l'homme emboîtait les volets les uns après les autre dans les glissières.
    Comme de juste, les opérations de fermeture eurent rapidement pour effet de chasser les spectateurs. Au demeurant, les volets de couleur vert sombre étaient joliment ornés de chatoyantes arabesques rococo dans le style décoratif des cirques italiens à l'ancienne. L'homme à la casquette qui de toute évidence souhaitait achever la besogne au plus vite imprima encore plus d'empressement à ses manœuvres. La foule, cette fois, avait quitté l'endroit. Risler demeura un moment, seul, unique spectateur, à une vingtaine de mètres de la baraque. Amorties par les volets clos, les harmonies délurées et sauvages de All God’s Chillun Got Rhythm continuaient de se faire entendre formant la seule consolation dont il fallait se contenter.
    Alors qu'il se disposait à filer, Risler vit paraître deux jeunes garçons de type asiatique vêtus avec une élégance recherchée : lunettes de soleil dernier cri, manches de vestes retroussées, chemises de soie de couleur vive, pantalons blancs, bottes de cheval fauve astiquées dans les règles. Affectant une démarche désinvolte et blasée, ils avaient qui plus est manifestement l'amusement en tête. En intoxiqué de la littérature chinoise qu'il était, Risler songea en les voyant à Qin Cloche d'Or et à Frérot Jade — du moins dans leur période écolière —, personnages du sans pareil Rêve dans le Pavillon Rouge de Cao Xueqin. Le comportement de ces deux jeunes garçons révélait en effet, de manière semblable, de belles natures d'enfants gâtés où dominait un esprit frondeur doublé d'un goût marqué pour l'hypocrisie et la dissimulation.
    Sur le flanc gauche de la baraque foraine, à proximité d'un imposant train de pneus, un épais rideau de velours gris dont les anneaux pouvaient coulisser sur une tringle en cuivre masquait l'encoignure d'une porte. Apercevant le rideau, les deux gandins en question s’arrêtèrent et se mirent à entreprendre force chuchotis laissant deviner la préparation de quelque mauvais tour. Après plusieurs minutes de messe basse, ils se dirigèrent d'un coup vers le rideau et avec un sans-gêne assez déroutant, l'écartèrent d'un franc geste de la main. Ils passèrent ensuite leurs têtes à travers l'encadrement de la porte et se plantèrent à demi courbés en avant n'offrant plus que le spectacle burlesque de la partie arrière de leurs anatomie.
    Quel motif si excitant pouvait bien retenir l’attention de ces deux olibrius ? La musique se faisait toujours entendre. Comment était-il possible d'ailleurs que les musiciens fussent encore en mesure de jouer — ou même tout bonnement de respirer — à l'intérieur d'un espace aussi rétracté qu’était désormais devenu celui de la baraque foraine entièrement bouclée ?! Des bizarreries, Risler en avait rencontré plus souvent qu'à son tour; il s'était toujours donné pour règle de ne jamais leur accorder plus de portée que nécessaire.
    Ainsi, l'œil amusé, il se mit à observer les deux jeunes voyeurs. Fugacement, il songea qu'il lui serait agréable, à lui aussi, de passer la tête dans l'embrasure de la porte mais il pressentait également fortement que le propriétaire des lieux qu'il supposait être l'individu à la casquette n'était pas homme à aimer que l'on mît le nez dans ses affaires.
    Comme il était prévisible, le petit jeu ne dura que quelques minutes et on vit tout à coup Cloche d'Or et Frérot Jade se redresser d'un bond et reculer précipitamment tandis que jaillissait par l'entrebâillement du rideau le visage écarlate du forain en proie à une colère explosive. En moins de temps qu'il fallut pour le dire, l'homme sauta à l'extérieur et chassa en les agonisant d'injures les indésirables qui détalèrent comme des lapins. A la suite de quoi, il se lança à leur poursuite sur plusieurs dizaines de mètres sans parvenir à les rejoindre. Il finit, de guerre lasse, par faire demi-tour.
    Risler avait pris soin de se tenir à distance. Toutefois le forain,  revenant sur ses pas un brin essoufflé, l'aperçut. Tout en affichant une mine bienveillante, ce dernier se dirigea vers lui et l'apostropha d'un ton bonhomme :
    — Hé ! Monsieur ! Oui, vous ! Monsieur ! Attendez ! Venez voir ! Je me rends bien compte que contrairement à ces deux sales petits espions, vous n'êtes pas un indélicat. Nous autres, forains, nous savons faire la différence entre les personnes honnêtes et les mauvais plaisants. Si cela vous tente, brave et digne voyageur, je me ferais une véritable joie de vous faire visiter mon humble demeure. Je vous y accueillerai de bon cœur...
    L'homme qui faisait face à Risler avait une voix puissante, éraillée, dont le débit haché trahissait encore l'embarras respiratoire que lui avait causé la brève course-poursuite à laquelle il venait de se livrer. C'était un gaillard à la quarantaine bien sonnée, grand, diablement costaud, une montagne de muscles eut-il mieux fallu dire. En s'avançant, il avait respectueusement retiré sa casquette ce qui avait eu pour effet de dévoiler un crâne rosâtre exempt de cheveux. Cette calvitie contrastait avec un torse puissant envahi d'une pilosité sombre et abondante que faisait découvrir sa chemise entrouverte. Il avait des traits rudes, primitifs, un peu effrayants qu'un sourire exagérément affable peinait à adoucir. Il se trouvait affligé de petits yeux bleu clair enfoncés à l'extrême, d'arcades sourcilières proéminentes, d'un nez réduit à sa plus simple expression ainsi que de désespérantes oreilles en chou-fleur à l'intérieur desquelles nichaient de prolifiques buissons de gros poils noirs.
    Le forain semblait avoir entièrement abandonné sa colère. Il souriait désormais de toutes ses dents. Risler savait que les patrons des établissements de foire étaient hospitaliers mais il savait aussi qu'il était rarissime de les voir ouvrir leur porte aux étrangers sans qu'ils eussent été certains de la sincérité de leurs intentions. Il prit en conséquence la mesure de l'honneur qui lui était témoigné lorsque l'homme à la roulotte lui proposa de lui faire faire le tour du propriétaire, proposition qu'il accepta.
    Tout en emboîtant le pas du forain, Risler lança :
    — Vous savez, j'ai beaucoup apprécié votre orchestre. Vous possédez une formation exceptionnelle.
    — Ah ! Ah ! Vous trouvez ? dit le forain d'un air qui se voulait insensible aux compliments mais qui ne parvenait pas à dissimuler une certaine fierté. Vous êtes un connaisseur ? Un spécialiste, peut-être ?
    — Oh, je ne suis qu'un petit moucheron amateur sans talent, fit Risler avec la plus madrée des modesties.
     L'homme se mit à l'entreprendre sur la musique de jazz. La ferveur mélomane du forain rencontra celle de Risler. Ils firent tous deux une longue station devant l'entrée de la roulotte. Au cœur des sujets abordés avec une effusion  partagée : Parker, Monk, Gillespie, Hampton, Navarro, Powell, Max Roach, Clifford Brown, Art Blakey, Chet Baker, Dexter Gordon... My Favorite Things de Coltrane, Cry Me A River d'Ella, Nardis de Miles Davis... Et Sarah Vaughan alors ?... Et Django alors ?... Et Gus Viseur alors ?...  Tout y passa...
    — Et vous verriez comment mes gars interprètent Fly Me To The Moon ! fit l'homme. Vous ne pouvez pas imaginer !
    — On voit tout de suite qu'ils ont tout ce qu'il faut pour servir ce morceau, répondit Risler qui n'avait jamais aimé ce thème. Un Risler qui, ajoutons-le, avait aussi définitivement pris en grippe, Dieu sait pourquoi, Someday My Prince Will Come et Cantaloupe Island.
    Tout en parlant, le forain fit quelques pas, écarta d'un geste habitué le rideau de la baraque et franchit le seuil conduisant à l'intérieur. Risler l'imita à sa suite dans le même mouvement. Il se vit alors pénétrer, non sans surprise, dans un lieu dont la première vision qu'il en eut secoua passablement l'indigne amas de présupposés misérabilistes qu'il avait toujours attaché à l'univers domestique forain. C'était une pièce sombre, étonnamment de belle dimension, confortable, bourgeoisement décorée : moquette claire, tapis cossus, fauteuils et long canapé recouverts de velours cramoisi, une table basse, un piano noir accoté contre un mur près d'un palmier en pot, des lampes munies d'abat-jour rouges réparties sur divers guéridons. Tendus d'un tissu capitonné vieux rose, les murs étaient parsemés de portraits à la gouache de jeunes créatures aux épaules dénudées.
    Pour tout dire, l'aménagement feutré, l'éclairage tamisé et rougeoyant, donnaient à ce grand salon une atmosphère de maison close. Le climat à la fois cosy et interlope des lieux procura à Risler une irrépressible sensation de malaise. Il s'interrogeait car la musique continuait toujours de se propager sourdement par le plus invraisemblable mystère acoustique. Les musiciens avaient à présent enchaîné avec un vibrant Taking A Chance On Love. Cette histoire de musique décidément ne tenait pas debout. Alors qu'à elle seule la pièce occupait un espace non négligeable, dans quel emplacement attenant, adjacent, contigu, pouvait raisonnablement se maintenir une formation comportant autant de participants d’orchestre ?! Allez y comprendre quelque chose. Il ne serait d’ailleurs jamais donné à Risler d’éclaircir cette énigme effarante.
    Dès qu'ils furent entrés, le forain verrouilla la porte, proposa à Risler un fauteuil et lui offrit de prendre un verre. Naturellement sur ses gardes, Risler refusa et préféra rester debout. Son hôte alla cependant quérir dans un petit meuble ce qu'il pensa être une bouteille d'alcool ou une boîte de cigares. Il revint presque aussitôt tenant à la main un intriguant chiffon de couleur blanche. Dans le même temps, alors que rien ne le laissait supposer, le visage du forain s'empourpra. Les yeux brillants d'une sauvagerie stupéfiante, l'homme pivota et administra soudain une formidable bourrade à Risler qu'il ne put éviter et qui le fit s'effondrer à la renverse dans le fauteuil qu’il lui avait désigné initialement. Tandis que l'orchestre fantôme et Taking A Chance On Love s'échauffaient toujours comme jamais, le forain se jeta sur lui, lui bloqua la nuque de sa main gauche et lui apposa à toutes forces sous le nez le tampon de chiffon de sa main droite.
    — J'aurais du me méfier d'un type qui aime Fly Me To The Moon, pensa Risler usant du dernier lambeau d'humour qui lui restait tandis qu'il sentait, de façon plus préoccupante, une inquiétude sévère l'envahir.
    Misère de Dieu ! Il connaissait cet homme ! Cette respiration de soufflet de forge... Oui, ce fut sans doute cette respiration caractéristique qui s'échappait de la bouche de l'individu qui provoqua le déclic. Le malabar chauve comme un œuf qui l'étreignait d'une poigne de fer n'était autre que Peter-le-Hollandais, un tueur à gages notoire frappé d'un asthme carabiné, asthme carabiné par malheur insuffisamment invalidant pour le contraindre à cesser ses activités criminelles à répétition. Le Hollandais était un des plus sadiques premiers couteaux de Castella, une machine à tuer que rien n'arrêtait.
    Risler s'était laissé posséder. A sa décharge, il fallait dire que jamais il avait été mis en présence d'une telle transformation physique. Le Hollandais était méconnaissable. Celui qu'on affublait jadis du sobriquet flatteur de Extra-sous-la-Couette, ce chippendale que l'on avait vu aux bras des plus séduisantes naïades de la jet-set internationale, cet homme-là n'avait plus de nez ni un seul cheveu sur la tête, arborait des yeux de verrat et un prognathisme de grand singe. Il ne fallait pas être grand clerc pour deviner que cette infâme vermine traquée par toutes les polices de la planète avait du confier sa petite "gueule d'amour" aux bons soins de la chirurgie esthétique.
    Sonné par l'attaque, Risler était dans l'incapacité de bouger du fauteuil et de se débattre.    
    — Respire ça, face de rat ! J'vais t'en foutre moi du jazz, du swing, du be-bop, du free, du stride, du jungle, du gutbucket !... J'vais t’en donner moi de l’AABA, du stop chorus, du background, du 4/4, du si bémol Majeur !... du Sonny Rollins !... du Duke Ellington !... du Coltrane !... du Miles Davis !...
    Le caïd, comme on le voit, avait jeté les effets de style aux orties. Il vociférait comme un damné. Ses ignobles petits yeux cruels de phacochère décati s'étaient injectés de sang. La haine lui mangeait le visage. Une transpiration jaunasse et glutineuse huilait son crâne rose, son front, ses avant-bras ainsi que ses mains boudinées et robustes. Fort comme un bœuf, il s'acharnait sur Risler s'efforçant de maintenir au contact de ses narines le tampon de tissu probablement imbibé, comme on pouvait s'en douter, d'un puissant anesthésique. Toute riposte semblait vaine
    Paralysé, Risler commençait à être en butte à une série d'hallucinations. Une sorte de houle nauséeuse s'était emparée de lui. Les murs, les meubles, les objets de la pièce se gondolaient, se boursouflaient devant ses yeux comme sous l'effet d'une chaleur intense ou alors se mettaient à tournoyer jusqu'à lui soulever l'estomac. Il sentait ses dernières résistances l'abandonner. Il sombrait, il suffoquait. Il imaginait de moins en moins sortir indemne de cette affaire.
    Risler entendit le Hollandais crier avec une intonation plus hystérique que les autres :
    — Tu vas pas avoir chagrin de ta course ! Cette fois, tu vas y passer, Fu Manchu de mes boules !     
    Risler, presque sous le seuil de la conscience, le vit alors sortir d'on ne sait où un poing américain massif avec lequel il entreprit de lui marteler la tête. Le truand se surpassa en besogne. Par chance, la nature avait doté Risler d'un crâne en silex. Il avait toujours encaissé mieux qu'un punching-ball. Le recours au poing américain fit abandonner un instant au Hollandais le tampon de tissu avec lequel il cherchait à obturer le nez de Risler, ce qui permit miraculeusement à ce dernier de recouvrer un peu de souffle et une partie de ses esprits. Il lui sembla refaire un peu surface. Puisant dans ce qui lui restait de force, Risler se cramponna aux accoudoirs du fauteuil, prit de l'élan et bouscula d’un coup de genou le bandit qui perdit l'équilibre. Il ne put dégainer son arme mais parvint à se relever et à placer un fulgurant balayage d’art martial chinois appelé « branche de prunier ». Le tueur roula sur le tapis. Le poing américain fut projeté à l'autre extrémité de la pièce. Mais ce maudit Hollandais — qui par parenthèse était aussi « hollandais » qu'un coupon de crêpe de soie du Hangzhou et qui devait ce sobriquet uniquement à un brillant déroulement de carrière sur le marché de l'héroïne à Amsterdam — paraissait indestructible. Il ondula à terre puis, comme mû par un ressort, se rétablit sur ses jambes en une fraction de seconde. L'œil en feu, toujours pris à demi de spectaculaires étouffements, il bondit à nouveau dans la direction de Risler et lui décocha une série de crochets au visage qu'il ne put esquiver. Risler chuta sur l’avant après avoir toutefois réussi à se saisir du tabouret de piano se trouvant à proximité et à l'abattre sur le vertex luisant de sueur du malfrat.
    Le grand corps simiesque du gangster s'immobilisa quelques secondes avant de s'écrouler sur le sol. Risler tenta de se remettre sur pieds mais à son grand désarroi le colosse se redressa une nouvelle fois.
    — Restez tranquille, Peter ! dit alors Risler d'une voix diminuée. Tout cela risque de très mal tourner pour vous ! Stop !
    Autant dire, on l'imagine, que le pitbull de Castella ne l'entendait pas de cette oreille. Malgré le solide coup de tabouret qu'il avait reçu, malgré l'asthme qui ruinait de plus en plus sa respiration, il revint à la charge en titubant et en blasphémant de plus belle.
    — Fumier de chien ! Je vais t’crever le Chinois de la rue des Nourrices !
    Les muscles de Risler persistaient désespérément à manquer d'influx. Au prix d'un effort qui lui parut incommensurable, il parvint toutefois, par on ne sait quel prodige, à soulever sa cuisse et à tirer le revolver de l'étui placé sous sa hanche. Il fit feu à deux reprises. La première balle éclata la joue gauche du bandit. Un trou violacé au milieu de son front indiqua la destination de la seconde. Le Hollandais poussa un cri rauque et s'effondra comme une masse.
    Aussitôt Risler se rua vers la porte qu'il déverrouilla en toute hâte. Il en poussa le battant, tira violemment le rideau qui la calfeutrait et se retrouva à l'air libre. La blancheur encore éblouissante du jour vint frapper brutalement son regard. Sans attendre que ses yeux se fussent acclimatés à cette trop vive clarté, il détala droit devant lui dans les sables du désert.
    Au bout d'une dizaine de minutes, Tom Risler parvint à rejoindre la cime d'une dune. Il s'arrêta hors d'haleine. Désormais hors de danger, il se retourna et porta sa vue vers l'étendue de sable. Une paire de kilomètres environ le séparait du lieu de la rixe avec le Hollandais. Il plissa les yeux. Il put facilement distinguer, minuscule, dressée dans le lointain, la baraque foraine aux volets rococo en bordure du périmètre de la foire, une foire qui, d’après ce qu’on pouvait en voir à cette distance, demeurait au plus fort de sa fourmillante activité. Extra-sous-la-Couette était refroidi à jamais. Une chose dont on pouvait être certain était que l'élimination de cette crapule ne ferait verser aucune larme.
    Risler il l'avait échappé belle. Le Hollandais avait failli l’expédier dans l’autre monde. Salement meurtries, les pommettes de son visage avaient doublé de volume. Son menton lui faisait mal. Sa lèvre supérieure était fendue. Le costume n'était pas déchiré mais, fripé comme jamais, il semblait avoir subit les outrages combinés d'une essoreuse et d'un sèche-linge à haute température pendant cinq heures. Deux boutons de chemise avaient été arrachés. Au total, rien de très grave donc, hormis une soif monstrueuse qui lui brûlait la gorge.
    Le soleil surplombait encore en maître le désert. Si au sud-est, conformément à ce que les indications météo avaient laissé prévoir, une tempête de sable faisait rage, les reliefs de la zone nord épargnés par les éléments marquaient un singulier contraste offrant au regard de vastes étendues paisibles et épanouies. De ce côté, les dunes d'Hamsala s'embellissaient de toute une variété d'ombres et d'éclairages ocrés; le ciel s'était uniformément paré d'une teinte abricot. Risler avisa un groupe de collines qu'il résolut de contourner. Il attaqua une marche laborieuse sous un soleil de plomb, sans chapeau — ce dernier ayant fait les frais de ses explications avec le Hollandais — et miné par une déshydratation croissante.
    Risler finit par apercevoir un campement formé d'une trentaine de tentes de bédouins et d'un regroupement de chameaux assez important. Il piqua dans sa direction.
    Il en dépassait les premiers abords lorsque qu'une voix enjouée le fit sursauter :
    — Bonsoir capitaine !
    Sa tête pivota non sans éveiller les douleurs de ses fraîches contusions.
    Assis sur une haute balle de marchandise, un homme brun, trapu, basané, vêtu d'une élégante saharienne crème et coiffé d'un chapeau de toile assorti le toisait en souriant et en caressant sa moustache qu'il avait courte, fine et bien taillée.
    — Qui êtes-vous, mon vieux ? demanda Risler sèchement.
    — On ne reconnaît plus son vieil ami Gaby Castella, mon cher capitaine ? s’esclaffa l'individu qui semblait par ailleurs s'amuser du costume abominablement froissé de Risler et de ses cheveux en bataille. Il est vrai que la chaleur s'est montrée particulièrement éprouvante aujourd'hui. Le soleil vous aurait-il incommodé au point de vous rendre amnésique ?...
    Il ne faisait aucun doute qu'il s'agissait bel et bien de Castella. En chair et en os !
    Risler eut tôt fait de se ressaisir:
    — Bon Dieu! Excusez-moi, Gaby! dit-il en se donnant une tape sur la cuisse comme pour se punir d'un impardonnable trou de mémoire. J'ai fait un petit détour par la foire nomade et je me suis rendu à pied jusqu'à votre campement. Je crois en effet que j'ai été victime tout à l'heure d'une sorte d'insolation dans les dunes… ou de quelque chose d'approchant. Il faisait bougrement chaud cet après-midi. On se serait cru dans une rôtissoire !
    — Ah ! Sous ces climats, personne n'est à l'abri de ce type de désagrément, répliqua Castella d'un ton patelin. Heureusement, la nuit ne tardera pas à tomber et nous aurons bientôt des températures plus clémentes. Souhaiteriez-vous vous étendre un moment et prendre un peu de repos ? Vous n'avez pas l'air tout à fait rétabli, capitaine ?...
    — Je vous remercie, Gaby, mais je crois que tout est rentré dans l'ordre à présent. En revanche, j'ai la gorge affreusement desséchée. Il me semble que je pourrais avaler plusieurs pintes d'eau sans difficulté.
    Tout en restant assis, Castella fit un geste de la main. Presque aussitôt un serviteur vêtu d'une veste aussi immaculée qu'une robe de dominicain vint présenter un plateau comportant de quoi étancher sa soif.
    — C'est du jus de palme, dit Castella. Vous allez voir, c'est très désaltérant.
    En effet, la boisson se montrait tout à fait acceptable. Risler en bu trois verres largement coupés d'eau. Après quoi, Castella se déplaça, vint à lui et lui administra une virile poignée de main. L'annulaire du bandit arborait une énorme chevalière en or rehaussée d'un diamant aux dimensions exagérément généreuses. Hormis cette manifeste faute de goût, Castella était rasé de près, coiffé avec soin, habillé comme à son habitude sur mesure et avec le dernier chic.
    Cette canaille n'avait pas changé. Tout juste de légers cernes bleuissaient-ils le dessous de ses paupières et un peu d'embonpoint avait-il commencé à s'attaquer à son estomac. Castella avait la cinquantaine. Avec ses cheveux noirs de jais brillantinés, ses yeux de velours, sa petite moustache frétillante, son éternel sourire en coin, son imperturbable nonchalance, il portait toujours beau.
    — Ainsi capitaine, vous êtes allé flâner du côté de la foire nomade ? demanda-t-il d'un ton cordial.
    — Oui, Gaby. Je connaissais cette foire de réputation mais je n'y avais encore jamais mis les pieds. Je l'ai trouvé remarquable. Avez-vous pu vous y rendre vous-même ?
    — Vous savez, capitaine, mes troupeaux représentent une charge de travail considérable. Ils nécessitent une présence de tous les instants. Il m'est très difficile de m'absenter du campement. Il me faut sans cesse redoubler de précautions, notamment pour me protéger des pillards qui opèrent dans cette partie du désert comme chez eux. La vie dans ces contrées n'est plus ce qu'elle était. Les brigands pullulent et il faut savoir qu'ils sont particulièrement coriaces par ici... Mais... à propos... quel motif vous amène dans la région, capitaine Risler ? Je suppose que vous n'avez pas fait ce long voyage d'Europe pour vous livrer aux joies du tourisme ? Je suppose que vous êtes sur une affaire ?...
    — Vous supposez bien, Gaby, rétorqua Risler. On ne peut rien vous cacher. Je suis en effet sur une affaire... une vilaine affaire... une affaire de transit d'or... une affaire de dimension internationale... avec à la clé un gros poisson à ferrer. Vous savez que dans ma lutte contre les malfaiteurs, je ne m'avoue jamais vaincu. Ces gangsters n'arrivent pas à la hauteur du pétoulet de vos chameaux. J'approche du but, Gaby. Le gros poisson en question ne m'échappera pas... j'ai déjà jeté mes filets… Mais vous me pardonnerez, je ne peux en dire davantage. Obligation de réserve ! Et comme on dit : « Il ne faut pas battre l'herbe pour effrayer le serpent »... J'espère que vous comprendrez ma discrétion ?...
    — Bien sûr, capitaine, fit le flamboyant Castella en émettant une roucoulade à la fois narquoise et servile. Je n'aurais pas l'outrecuidance de vous demander de me mettre dans la confidence.
    Puis, il ajouta :
    — Mais alors que me vaut votre venue dans mon modeste campement ?
    — L'amitié ! Seulement l'amitié que je vous porte et rien d'autre, Gaby !  Je suis simplement venu prendre des nouvelles de mon vieil ami Gaby Castella qui alors que tant de particuliers mal avisés se lancent stupidement dans l'élevage des chèvres en Ardèche a eu, lui, la lumineuse idée d'investir dans le chameau à Hamsala.
    — Quelle mansuétude à mon endroit ! s'exclama Castella. Je vous reconnais bien là, capitaine. Toujours à vous inquiéter du sort de vos semblables, toujours le cœur sur la main, toujours une parole aimable aux lèvres. Il me sera peut-être ce soir — enfin — donné l'occasion de vous remercier de la sainte prévenance que vous m'avez toujours prodiguée. Figurez-vous qu'avec quelques amis nous nous apprêtions à fêter mon anniversaire. Je vous propose d'être des nôtres, capitaine.
    — Ma foi, j'accepte volontiers, Gaby. C'est très chic de votre part.
    — Je me réjouis de votre accord, dit Castella en affichant un sourire carnassier et en se frottant les mains de satisfaction. Puisque vous consentez si spontanément à vous joindre à nous, je remets la célébration de mon anniversaire à plus tard. Vous serez l'hôte d'honneur de cette soirée, capitaine !
    — C'est trop de faveur, Gaby ! objecta Risler.
    — Ne dites plus un mot ! trancha Castella. Je tiens absolument à vous rendre hommage ce soir. Je tiens absolument à vous rembourser, en quelque sorte, de cette si vivace sollicitude dont vous avez toujours fait preuve à mon égard — la « vivace sollicitude » de Risler avait en particulier conduit Castella à purger une peine de neuf années de prison ferme pour extorsion aggravée au préjudice de plusieurs hôtels du quartier de l'Étoile à Paris, peine de neuf années qu'il n'avait certainement pas eu garde d'oublier.
    Tout en saisissant amicalement Risler par le bras, Castella entreprit de lui faire visiter le campement. Il exprima son désir de lui faire découvrir le troupeau de chameaux dont il était le prospère propriétaire. Dès qu'il fut en mesure de contempler ce cheptel formidable, Risler émit un sifflement admiratif.
    — Bigre ! lança-t-il. Les affaires ont l'air florissantes. Mes compliments, Gaby !
    — Je ne peux nier ma bonne fortune, dit Castella. Au risque de paraître immodeste, je crois qu'il est exact de dire que je possède un don inné pour le commerce. Sans me vanter, tout ce que je touche me réussit.
    — C'est vrai, acquiesça Risler. Dans votre genre — toutes proportions gardées bien sûr — vous êtes une sorte de roi Midas, Gaby. Je n'ai jamais vu d'aussi belles bêtes, ni en pareille quantité. Vous devez en possédez deux bons mille !?
    Le sourire artificiel de Castella s'envola une demi-seconde.     
    — Tout juste, capitaine. Un peu plus de deux milliers. Ces chameaux sont toute ma fierté. Je n'achète que les plus beaux, que les plus sains, que les plus robustes, que les plus sérieux. Car voyez-vous, la qualité primordiale que je recherche chez un chameau, c'est le sérieux ! Vous comprenez, capitaine ? Un chameau doit être sérieux comme un ouvrier doit être sérieux. C'est une impérative nécessité ! Sinon pas de rendement, pas de bon travail ! Voilà le secret de mon succès dans ce métier : des chameaux consciencieux et sérieux !...
    — Il est vrai qu'ils n'ont pas l'air de s'amuser tous les jours, vos quadrupèdes ! dit Risler. Pour tout vous avouer, je leur trouve des mines de croque-morts.
    — Je décèle dans vos propos une certaine malice, capitaine, fit Castella avec des airs de Grand d’Espagne. Mais toutefois ne prenez pas mes paroles à la légère. Elles sont le fruit d'un apprentissage des réalités qui vous sont totalement étrangères. Dans ce pays — que cela vous fasse sourire ou non, que cela vous convienne ou non —, on ne peut mener à bien une activité de commerce que si l'on dispose de chameaux sérieux ! Si vous viviez à demeure dans cette région, vous comprendriez cela... Mais ce soir, pour nous, il n'est pas question d'être sérieux, n'est-ce pas ?... Ce soir, c'est la fête, capitaine Risler !
    Risler convint que l'heure était à la détente. La conversation roula un moment sur la beauté des dunes d'Hamsala. La lumière solaire avait d'un coup fortement décru. Quelques étoiles piquetaient le ciel assombri tandis qu'un air frais et incisif commençait à emplir la nuit.
    Tout en devisant, Risler et Castella arrivèrent près d'un grand feu de bois qui illuminait le centre du campement. De grandes tentes de réception avaient été dressées. Un dais de toile écrue coiffait une petite estrade sur laquelle se produisait un orchestre là-encore, décidément, de jazz. Risler reconnut aussitôt les musiciens noirs qui jouaient chez le Hollandais à la foire de Khalawi. Il poussa intérieurement un ouf de soulagement. Ces derniers avaient donc réussi à s'échapper du lieu maudit où s'était déroulé leur dernier concert ! Ils étaient tous là, bien en vie, souriants, radieux, en apparence pas tourmentés pour un sou, frais comme des gardons. Seules, leurs tenues de scène avaient changé. Les rayures de leurs luxueux costumes de gala étaient maintenant blanches et dorées. Le volume sonore de l’orchestre se voulait cette fois plus tempéré, adouci, bien moins virulent qu'il ne l'avait été plus tôt sur la scène de la baraque foraine. Les musiciens étaient sur un capiteux In Sentimental Mood qui méritait toute l'attention. Du nanan !
    De chaque côté de l'orchestre, disposés sur des trépieds en bois et éclairés par des flambeaux, de grands plateaux de cuivre étincelants offraient une riche variété de pâtisseries ruisselantes de miel, de cruchons argentés remplis de thé et de gracieux arrangements de fleurs de jasmin. Une bonne trentaine de gaillards, ceux que Castella nommait ses « amis » et qui formaient en réalité sa garde rapprochée, se trouvaient déjà installés et bavardaient joyeusement autour du foyer crépitant. Risler et Castella s'assirent à leur tour face au grand feu.
    Aussi affable qu'admirablement cultivé, Castella s'exprimait avec facilité. La peinture moderne était une de ses marottes. La discussion vint sur Soulages dont on préparait une grande rétrospective à la National Gallery puis elle vira sans qu'il n'y paraisse sur les derniers succès cinématographiques et les romans qui faisaient l'actualité. Si Risler avait soin de participer à la conversation avec ardeur, il restait sur le qui-vive. Il n'était pas question d'oublier qu'à un moment ou à un autre cette fripouille distinguée lui offrirait son comptant de fil à retordre.
    A une dizaine de mètres de là, un groupe d'hommes jouait aux cartes. Un peu plus en retrait, un autre groupe se livrait à des préparatifs culinaires. On pouvait aussi observer une circulation de personnages beaucoup plus interlopes qui, tout en faisant mine de s'affairer à des besognes difficilement identifiables, lorgnaient par intermittence Risler de façon déplaisamment suspecte. Plus loin, des ombres moins distinctes encore se mouvaient ici et là. Il devait se trouver sur place une soixantaine d’individus, en tout et pour tout.
    Au total, seuls les musiciens montraient des visages naturels et chaleureux. A quelques mètres de là, un important contingent de chameaux délestés de leurs paquetages étaient regroupés se tenant couchés, immobiles, imperturbables, dans de rigides et lugubres postures de sphinx.
    Jugeant que le temps était venu de se sustenter, Castella distribua quelques ordres lapidaires. Des majordomes stylés en tenues blanches mais qui, à y regarder de près, ne semblaient pas briller par une étincelante honnêteté ne tardèrent pas à servir de grands verres de thé ainsi qu'une longue suite de mets raffinés. L'incident des dunes n'avait pas coupé l'appétit de Risler. Il avait une faim d'ogre. Sans façons et sans attendre, il s'appliqua à faire honneur au festin tandis que de son côté Castella avec ses airs habituels de ne pas y toucher grignotait, chipotait, faisait le délicat.
    Alors que Risler venait d'engloutir une demi-douzaine de friands fourrés à la viande de pigeon, le rythme de la musique qui accompagnait sans désemparer le déroulement des agapes se mit à ralentir dans une espèce de tutti decrescendo, comme s'il allait progressivement et irrémédiablement s'arrêter. L'exécution des morceaux s'étiolait de seconde en seconde, de façon sensible et critique. Le Moonlight Serenade qu’ils avaient fait suivre dans leur programme était de plus en plus amolli, somnolent, liquéfié. Même le Misty Quintet avait tourné plus vite du temps de son éphémère splendeur, c'était peu dire ! De toute apparence, les joueurs de jazz n'avaient plus la foi ; ils faiblissaient. Les bougres étaient ni plus ni moins en train de s'endormir !...
    Mélomane endurci et passionné, Tom Risler s'y était toujours entendu pour ranimer la flamme artistique et pour défendre avec virulence ce principe : les musiciens et musiciennes qui font honneur à la musique et qui la servent corps et âme doivent être respectés et honorablement payés, un point c’est tout ! Il se leva et alla faire tinter quelques pièces de monnaie dans la sébile placée sur le bord de l'estrade avant d'agrémenter plus généreusement son obole de plusieurs billets de banque. L'effet fut immédiat. Sur un signe donné par le pianiste, les musiciens quittèrent aussitôt leur torpeur et retrouvèrent un allant fabuleux. Moonlight Serenade qui était en train de se consumer lentement se mit à revivre.
    Ayant rejoint Castella près du brasier, Risler donna une nouvelle fois de l'encensoir :
    — Quelle réception, Gaby! C'est exceptionnel. Je vous félicite pour ces réjouissances superbes. Vous pourriez recevoir un chef d'État, vous savez !
    — J'offre toujours le meilleur à mes invités surtout lorsqu'il m'est donné de recevoir des hôtes de grand prestige, capitaine.
    — De plus, vos invités et vos aides de camp sont délicieux, ajouta Risler en songeant que décidément il n'aurait pas confié une minute de baby-sitting à une seule de ces sombres brutes. Ils se dégagent d'eux quelque chose d'éminemment sympathique. Je ne suis pas étonné que votre choix se soit porté sur de tels compagnons. Vous êtes un homme de qualité, Gaby.
    A la nuit close, malgré la chaleur intense du feu, les participants à la fête durent se couvrir les épaules de couvertures de laine tant le froid était devenu mordant. La soirée se poursuivit de manière exquise et parfaite, s'accompagnant de gâteries pâtissières toujours plus savoureuses et de musique toujours plus remarquable avec un florilège étendu de standards des années quarante.
    Aux alentours de deux heures du matin, Risler estima que le moment était venu de chatouiller l'épiderme de Castella. Il s'extasia :
    — C'est extraordinaire. Plus je les observe, plus je me dis que vous avez de bien beaux chameaux, Gaby. C'est stupéfiant.
    — Comme je vous l'ai dit, j'aime à le croire, capitaine. J'aurais mauvaise grâce à nier que ces animaux sont de splendides spécimens. Particulièrement ceux que vous regardez en ce moment. Ils sont issus des fameux élevages de Dwena. Comme vous ne l'ignorez pas, la réputation de ce pedigree n'est plus à faire…
    — A propos de chameaux, dit Risler en mordant à pleines dents dans les rondeurs d'un prodigieux gâteau fourré aux dattes, il me revient tout à coup une blague impayable. Vous aimez les histoires drôles, Gaby ?
    La question de Risler provoqua un effet aussi inattendu que radical. Obéissant à quelque ordre discret, les musiciens s'arrêtèrent brutalement de jouer. Un silence de mort tomba sur le campement. Seul, le brasier continuait à grésiller à grand bruit sans paraître se soucier un seul instant de la chape de plomb qui venait soudain de s'abattre.
    — Je crois que oui, capitaine, finit par dire Castella avec un sourire forcé. Sans être un fanatique de l'almanach Vermot, je crois que j'aime les histoires drôles. A mes heures, je crois même me sentir capable de faire preuve d'un sens du comique assez poussé.
Ayant stoppé leurs discussions, tous les hommes autour du feu avaient braqué leurs regards sur Risler. Il y avait de l'orage dans l'air.
Feignant une décontraction absolue à la manière de ces vieux cabots de music-hall habitués à affronter le public en toute circonstance, Risler reprit avec le même naturel :
    — Mon histoire est très courte en réalité. Il s'agit d'une devinette tout à fait simplette, Gaby. Je ne pense pas que vous la connaissiez. Nous allons voir si je peux vous coller. C'est enfantin, et amusement garanti, je vous préviens ! Vous êtes prêt ? Je vous la pose : comment appelle-t-on un chalumeau qui ne possède qu'une seule bosse ?
    — Désolé, capitaine, répondit Castella en contractant fortement les mâchoires et en réprimant à grand peine son irritation. Je ne vois pas quelle réponse apporter à cette astucieuse question !
    — Cherchez un peu. Ce n'est pas drôle sinon !
    — Vous me taquinez, capitaine. J'ai beau chercher. Je ne sais quoi vous répondre.
    — Creusez-vous un peu la tête. Voyons, Gaby, lancez-vous ! A quoi peut bien faire penser un chalumeau à une bosse ?
    — Oh, capitaine ! Pour tout dire, votre insistance m'est assez pénible, dit lentement Castella entre ses dents qu'il serrait de rage. Donnez-moi votre réponse et qu'on en finisse !
    Risler ne manqua pas d'alimenter une nouvelle fois son exaspération :
    — Pour l'amour du ciel, faites un effort, Gaby ! Un chalumeau, un chalumeau à une bosse. Réfléchissez ! Qu'est-ce que cela évoque pour vous ?
    Castella écumait. Il répondit d'un air pincé :
    — Capitaine, je ne vois pas... je ne vois vraiment pas. Je donne ma langue au chat.
    — C'est un jeu, faites travailler vos petites cellules grises, morbleu !
    Risler le savait à bout.
    — Écoutez, capitaine, fit-il d'une voix usée. Vous est-il possible de croire en l'aridité, en la stérilité, en la vacuité de ma pauvre cervelle ? Je vous répète à nouveau... pour la énième fois... qu'aucune solution à votre spirituelle devinette ne me vient  l'esprit.
    — Ne prenez pas la mouche, Gaby, dit Risler. Caler sur une énigme aussi rudimentaire ne vous ressemble pas mais, bon, je ne vais pas faire durer le plaisir plus longtemps... Voyons, un chalumeau à une bosse : c'est un... dromaludaire bien sûr !
    A peine eut-il lâché la réponse que Risler ne put se retenir d'éclater d'un immense fou rire. Il n'avait jamais su pourquoi cette histoire improbable et laborieuse qui n'était en rien un Himalaya de l'humour, tout le monde en conviendra, possédait la faculté de mettre ses zygomatiques en délire. Il s'aperçut rapidement que le plaisir débridé qu'elle lui procurait n'était guère partagé par son auditoire. Pas un cil n'avait bougé. Pas un œil ne s'était éclairé. Le silence était devenu plus lourd, plus compact. Les compères de Castella étaient restés de marbre. Leur chef roulait des yeux furibonds observant lui aussi un mutisme absolu.
    — Ça ne vous fait pas rire ? lança Risler à la cantonade tout en continuant à s'étouffer d’hilarité.
    Risler prenait l'entière mesure du bide monumental qu'il était en train d'essuyer. Il se trouvait dans une position de porte-à-faux intégrale mais il lui était impossible d'enrayer, ne fusse que partiellement, cette infernale crise de rire. Il décida de tourner un instant le dos à l'assistance afin de ne plus offrir à cette dernière le spectacle de sa personne enspasmée jusqu'aux larmes. Mais bien au contraire, son fou rire redoubla. Comme il s'était retourné, Risler n'avait plus les sales trognes — il n'y a pas d'autre mot — des nervis de Castella dans son champ de vision. Il jouissait d'un vis-à-vis sur une partie du désert recouvert par la nuit, sur quelques toiles de tentes, sur quelques empilements de balles de marchandise et sur le gros du régiment de chameaux cantonnés à proximité. Les braves bêtes ne semblaient pas, elles, lui tenir rigueur de son accès de gondolante euphorie. Couchées sur le ventre en position de repos pour la nuit, elles s'adonnaient indolemment à de grands mouvements de mastication et paraissaient s'intéresser à tout sauf aux vertus drolatiques de cette déplorable histoire de « chalumeau » et à la situation dans laquelle se trouvait Risler et qui montait chaque seconde d'un cran dans le malaise.
    Quoi qu'il en était, il fallait ouvrir l'œil. Lorsque le rythme anarchique de ses convulsions le lui permettait, Risler se retournait légèrement et étudiait à la dérobée les faits et gestes des hommes du campement. Castella se tenait rigide comme une momie, les yeux brillants de rage. Il faisait manifestement appel à toutes les forces de sa volonté pour ne pas venir en personne le réduire en bouillie. Parmi ses sbires, deux ou trois de ses gros bras avaient fait jaillir des couteaux de bonne taille et assurément bien effilés. Ils semblaient n'attendre qu'un signal pour fondre sur Risler et jouer de leurs lames.
    Risler était pourtant dans l'impossibilité absolue de juguler son fou rire. En désespoir de cause, il se pinça les narines, puis les deux lèvres, puis le haut du larynx, mais aucun de ces expédients ne réussit à en venir à bout. L'indifférence froide et souveraine — et par là-même comique — du bataillon de chameaux se tenant à demi somnolents sous ses yeux n'était pas en la circonstance susceptible de l'aider à l'apaiser.
    — Et vous, ça ne vous fait pas rire, les gars ? s'écria Risler entre deux quintes nerveuses et en s'adressant aux mammifères.
    Attelé à moins de trois mètres, un des chameaux qui se distinguait par une touffe de poils roux et frisés plantée sur le dessus de la tête et qui paraissait le plus coincé du lot abandonna soudain sa réserve hautaine et se mit à scruter Risler avec insistance, droit dans les yeux. Risler se rendit compte qu'il se produisait quelque chose dans sa boîte crânienne et que sa chamalesquissime intelligence s'éveillait. Les grands yeux torves de l'animal s'humidifièrent subitement. Puis le quadrupède se mit à froncer le museau comme si ce dernier le démangeait atrocement, puis se mit à cligner des paupières comme s'il allait éternuer, puis se mit à retrousser très haut ses flasques babines, avant d'éclater d'un coup d'un tonitruant fou rire au nez et à la barbe de toute l'assistance.
    Bien que dès son arrivée à Dwena, Risler eût percé à jour le mode opératoire de Castella, bien qu'il fût préparé à recevoir tôt ou tard l'inévitable validation de ses hypothèses par la survenue d’un spectaculaire coup de théâtre, il ne put réprimer un puissant soubresaut. En effet, le fou rire de Risler cette fois stoppa net lorsque ses yeux hallucinés constatèrent avec toute la force d'évidence dont seule peut être capable la réalité que la formidable denture de son admirateur de chameau qui brillait maintenant de mille feux sous la lueur du brasier était une denture entièrement en or !
    Le rire démonté du chameau à la houppe engendra une sorte de réaction en chaîne. Dans un formidable ensemble, ses congénères se mirent illico à l'imiter et à produire de gros rires rauques qu'ils faisaient fuser en cascade provoquant d'énormes échos que les dunes envahies par la nuit semblaient répercuter à des kilomètres à la ronde.Risler assista alors au plus sidérant spectacle qu'il lui eût été donné de voir durant sa carrière : celui de plus de deux mille chameaux se gondolant en chœur et exhibant un nombre stupéfiant de dentures en or toutes plus magnifiques et plus étincelantes les unes que les autres.
     Le visage de Castella se décomposa. Il fusilla du regard Risler qui à présent ne riait plus.
    Sans attendre que Castella eût le temps de réagir, Risler se leva et tira son arme de son étui qu'il braqua dans sa direction. Il harponna de ses yeux verts ceux du bandit dont la fixité féroce commençait à s'altérer et lança calmement :
    — Alors, Gaby ? Comment vous sentez-vous ? Il semblerait qu'il y ait tout de même parmi vos chameaux des éléments qui apprécient les bonnes blagues. Vous êtes en état d'arrestation, mon vieux. Mettez les mains bien en l'air ! Et la même chose pour vos petits amis !... Faire extraire les quenottes de vos chameaux et leur faire installer des prothèses dentaires en or pur... je reconnais que l'idée était excellente mais lorsque j'ai appris que vous aviez réquisitionné cette aigrefin de Dr Roubié à plein temps pendant six mois, le déclic s'est tout de suite opéré en moi. Pour vous pincer, cela a été aussi facile que d'attraper des petites tortues dans une jarre, comme disent nos amis chinois. Cette fois, vous avez décroché le pompon, Gaby ! Grosso modo, trente années à l'ombre sans possibilité de remise de peine ! Terminée la dolce vita !...
Castella était livide. Les yeux allaient lui sortir de la tête. Il lâcha entre ses dents :
    — Je suis sans doute le seul à avoir deviné que tu es une canaille et un imposteur de la pire espèce, pire que je ne le suis moi-même, Risler ! Tu vas tout récupérer, hein ?! Va te faire pendre !
    — C’est ça. Cause toujours, mon zig !... grommela Risler avec amusement mais, brusquement, Castella glissa dans une poche de sa saharienne une main qu'il porta ensuite rapidement à sa bouche. Risler fut pris de court. Dans la seconde qui suivit, les traits du bandit se crispèrent. Il s'affaissa sur le sable.
    Avec vigilance, Risler s'avança vers le corps inerte. Il le retourna d'un coup de talon. La mort avait été foudroyante. La peau du visage du mafieux avait pris un aspect vert sombre et grumeleux qui n’était pas sans rappeler la couleur de la chair de fond d'artichaut cuite. C'était-là incontestablement la marque d'un poison de type cyanochlorate. Cette fois, Castella avait accompli son dernier tour de piste.
    Risler leva les yeux sur le reste de la troupe. Réalisant que leur patron avait mis fin à ses jours, les misérables, dans un mouvement d'insensée et fanatique allégeance, s'employèrent tous, les uns après les autres, à l'imiter sans marquer la moindre hésitation. Ce fut une hécatombe. Risler ne put que constater son impuissance devant la scène de cette soixantaine de canailles se donnant la mort et s'effondrant sur le sol. Risler se dirigea vers les cadavres les plus proches. Il en remua quelques uns du bout du pied tout en restant sur ses gardes. La totalité des ouailles et pendards de Castella était bien passée de vie à trépas. Comme c'était le cas pour leur chef, une effrayante coloration olivâtre s'était quasiment instantanément répandue sur la peau de leurs visages.Tom Risler prenait toute la mesure des dégâts quand de vives clameurs de débandade se firent entendre dans son dos. Il pivota, revolver au poing.
    C'était les joueurs de jazz qui s'enfuyaient. Manifestement ces derniers n'avaient pas éprouvé la nécessité de clore la soirée en gobant des capsules de cyanochlorate. L'horreur du suicide collectif leur avait donné des ailes. Risler n'était pas mécontent que ces braves musiciens aient pris l'initiative de décamper. A observer les lueurs de leurs lanternes qui s'amenuisaient dans la nuit noire, il n'était pas difficile d'imaginer la frayeur folle qui avait dû s'emparer d'eux.
    Risler examina à nouveau le charnier. Pas un homme ne s'était épargné. Par sécurité, il fit le tour du campement. Il n’y avait plus âme qui vive. Il rejoignit le bûcher qui commençait à donner des signes de dépérissement. Les épaules recouvertes d'une couverture, il alla s'accroupir devant le feu. Il était nécessaire pour lui de procéder à un retour au calme et de faire le point.
    Il était près de trois heures du matin. Plongées dans l'obscurité et le silence, les dunes d'Hamsala semblaient livrées à l'oubli. Les chameaux qui avaient cessé de rire avaient retrouvé un maintien sage et discipliné. Ils ne bougeaient plus une oreille.
    Hormis l'épisode insolite de l'auto empoisonnement de Castella et de sa fine équipe, le scénario s'était déroulé comme Risler l'avait prévu. Il s'estimait fort aise d'avoir pu traverser cette suite d'épreuves sans trop de gros bobos et d’avoir pu conduire cette affaire avec succès. Il s'estimait surtout fort aise de se trouver à la tête de dix tonnes d'or fin ! Sans conteste, c'était là le plus beau coup de fortune qu'il lui avait été donné de réussir. On vous offre un pont d'or. Ou vous le traversez. Ou vous en devenez sans vergogne le propriétaire. L'opération « Hamsala » était terminée. Voillaume, haut commandant de l'IACO — qu'il aille au diable ! — ne reverrait plus jamais la couleur de son stock d'or.

 
ÉPILOGUE  

Pour qui est curieux de connaître la fin de cette histoire


    Accroupis face au grand feu de bois déclinant au cœur du désert d'Hamsala, Risler s'appliquait à remettre un peu d'ordre dans son cerveau après la séquence nocturne agitée qu'il venait de vivre. Il ne devait entrer en contact avec l'émissaire de Kahudi Diadé que le lendemain. Il avait en conséquence toute latitude d'attendre les premières lueurs du jour avant de se remettre en route. Mais il faut dire que les vertes dépouilles de Castella et consorts qui jonchaient le sable glacé n'étaient pas d'une compagnie des plus affriolantes. Risler résolut finalement de partir. Il fit lever les chameaux, forma une caravane disciplinée, en prit le commandement et abandonna les lieux sans regrets. S'aidant d'une rustique lanterne de bédouin, il prit la direction de l'orient et marcha plusieurs heures dans les dunes à la tête du cortège.
    L'aube commençait à paraître lorsque le convoi arriva dans la région de Brenda. Malgré l'avance qu'il avait sur l'heure du rendez-vous, une estafette à cheval ne tarda pas à arriver à bride abattue. Le cavalier entreprit de guider la caravane à travers un réseau labyrinthique de pistes et de sentiers.
    Après avoir franchi le défilé d'Idali, non loin de Nanangara, ils gagnèrent Bowélé. Ce fut ensuite la pénible traversée du bidonville de Siguiri chauffé à blanc ce jour-là par un soleil forcené. Moins d'une vingtaine de minutes plus tard, l'émissaire de Diadé fit signe de stopper. L'homme donna quelques ordres autour de lui afin que l'on s'occupât de nourrir et de panser les chameaux. Il demanda à Risler de le suivre et le mena jusqu'à une cabane en tôles. A l'intérieur de la cahute au plafond bas, à demi effondrée, Risler trouva le recteur Diadé assis sur une vieille natte de paille jetée à même la terre battue. L'homme n'avait pas changé. Il le retrouvait comme il l'avait toujours connu : vêtu de vêtements sobres, maigre, le teint have, mais débordant de force et invariablement rayonnant de cette indéracinable et suprême bonté. Quand Risler entra, le recteur sourit. Risler s'inclina profondément devant ce maître qu'il vénérait par dessus tout. L'entrevue fut courte et dénuée de palabres. Il se trouvait désormais ici assez d'or pour endiguer, pour une longue période, l'état de péril qui affectait la situation locale. Risler prit congé en sachant que Diadé saurait utiliser cette manne de la manière la plus efficace et la plus honnête qui soit. Diadé était un des rares dirigeants de la planète à ne pas détourner à son profit ni à celui d’un clan quelconque les modestes fonds internationaux qui lui étaient attribués. A cause de cela, il avait fait l'objet de plusieurs tentatives d'assassinat; beaucoup parlaient de lui pour le prochain Prix Nobel de la Paix.
    L’entretien terminé, un des collaborateurs du recteur Diadé se chargea de piloter Risler dans les ruelles de la cité jusqu'au port. Comme prévu — et cela grâce à l'entremise logistique rapide et efficace de Mangué —, son bateau, Le Song Jiang, mouillait dans la rade parmi les embarcations de pêcheurs. Lorsqu'il aperçut sa haute mâture se détachant au loin entre mer et ciel, Tom Risler fut pris d'une secousse de joie sans pareille. Cette fois, il en était assuré, sa liberté, son bon plaisir et une vie simple, recueillie, effacée, au bout du monde, ne pourraient plus lui être dérobés. Pour que le bonheur fût complet, il lui fallait au plus vite rejoindre le point de contact qui avait été convenu avec Déborah, une Déborah qui s'était aussi délestée définitivement de toutes obligations.
    Tom Risler remonta sur quelques centaines de mètres les docks dévastés de Siguiri et embarqua à bord. A la suite de quoi, il leva l'ancre et s'envola au-dessus des flots.
            

                           « Demain, sur une barque légère,
                                voguer, les cheveux dénoués
»...

                                Li Po                                            
                                

                                                   

Didier Robrieux

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[ Juillet 2025 ]
DR/© D. Robrieux