Nouvelle

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LE CHINOIS
DE LA RUE
DES NOURRICES

[ I ]

 

 

Conte burlesque

 

« Un bon rêveur
ou une bonne rêveuse
en fait rêver dix. »
D. R.

 

 

 

     Tom Risler se redressa et parvint à tourner la tête en direction de la cheminée. Placée sur la tablette de marbre, la pendule indiquait seize heure quarante. Littéralement groggy par plusieurs heures de sieste, il se laissa retomber dans les structures rebondies de son fauteuil. Il avait dormi comme une souche. Emmailloté dans une confortable et chaude robe de chambre, il se montrait intraitablement vide, inerte, improductif.
    Accusant la quarantaine, Risler était un homme brun de taille moyenne au visage pâle et anguleux, doté d’un front large, d’un menton légèrement tombant. Sous son nez cabossé — souvenir d'une mauvaise rencontre —, prenait racine une fine et longue moustache noire et luisante comme du réglisse. Tirant sur le gris, ses yeux verts révélaient force, intelligence et malice. Ces yeux-là pouvaient des heures durant se montrer amorphes jusqu'à l'agacement mais ils pouvaient aussi être capables de vous vriller soudain jusqu'aux moelles. Tom Risler pouvait être une eau dormante comme un imprévisible volcan.
   Ô suave réclusion ! Cela ne faisait pas dix heures que Risler avait rejoint son appartement parisien de la rue des Nourrices et qu'il s'y était enfermé à double tour. Ce bonheur était encore si neuf qu'il ne parvenait pas encore à en concevoir l'étendue. Cette fois, Voillaume n'était pas parvenu à le rouler dans la farine.
   Ces derniers mois, Risler s'était trouvé aux avant-postes d'un grand nombre d'affaires qui l'avaient menées aux quatre coins du monde. Il avait été sur le pont vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Pour autant, et c’est ce qui le désolait depuis trop longtemps, les compensations pécuniaires n'avaient pas suivi. Somme toute, Risler se considérait comme injustement exploité, il n'y avait pas d'autre mot. Hormis les toasts de félicitations convenus et les passages de pommade dont il était régulièrement le bénéficiaire, on ne lui témoignait en vérité aucune réelle considération pour ses galons d'officier, on ne trouvait jamais le moyen de gratifier par quelques subsides supplémentaires ses services rendus. Oui, il était sous-payé et personne n'y voyait rien à redire ! Risler était bien décidé à ce que cela change du tout au tout. Fini le bon petit soldat ! La coupe était pleine ! Son heure viendrait.
    A la suite de cette récente et survoltante période de labeur, Risler s'était mis à ressentir une sorte de passage à vide qui l'avait renforcé dans l'idée qu'il lui fallait lever le pied. Après moult ergotages et étant parvenu à arracher à J.-C. Voillaume, son tyranneau d'employeur, une poignée de semaines de congés, il avait quitté les locaux de l'IACO (International Anti Criminal Office) sans demander son reste et regagné dare-dare ses foyers dont il commençait tout juste à goûter les précieux agréments.
    Si dès son plus jeune âge, les circonstances de la vie avaient fait de Thomas David Jonathan — dit « Tom » — Risler un homme d'action, son inclination naturelle le portait plutôt paradoxalement à aimer les situations calmes, les ambiances casanières. Dans l'immédiat, ses projets de vacances étaient modestes et pour tout dire dépourvus d'originalité. Il aspirait tout d'abord à couler des jours tranquilles entre les quatre murs de son domicile. Il envisageait de ne pas mettre un pied dehors, de ne répondre à aucune sollicitation. Il avait d'ailleurs coupé son téléphone mobile ainsi que son système d'alerte d’e-mails. Tout juste sortirait-il pour se rendre de temps en temps chez Feng, un traiteur chinois et ami installé non loin de chez lui dans le bas de la rue des Nourrices. Feng disposait d’une table privée dans son arrière-boutique et possédait, entre autres talents, celui de confectionner des sautés de crevettes aux champignons noirs de tout premier ordre.
    En marge de cet emploi du temps, Risler était résolu à se remettre à taquiner la muse. Il comptait notamment apporter la dernière main à un recueil de poèmes intitulé Sources Jaunes. Depuis toujours, allez savoir pourquoi, Tom Risler, né dans une famille française bon teint et formé à l’occidental, s'était pris de passion pour la poésie chinoise ancienne. Au fil des années, il avait acquis dans cette discipline une réputation de fin connaisseur. Il s'intéressait à des poètes qui avaient pour noms Su Dongpo, Wen Feiqing, Tao Qian, Ni Yunlin. Des artistes tels que Xie Daoyun, Li Po, Bai Ju-yi avaient illuminé son esprit et sa vie. La fréquentation des auteurs chinois lui avait donné le goût de l'écriture. Après avoir éprouvé mille doutes sur les chances d'aboutir à quelques résultats littéraires heureux, Risler avait fini par sauter le pas. A ses heures perdues, il avait commis huit ou neuf douzaines de textes poétiques qui avaient été publiés. Ses ouvrages avaient été accueillis avec enthousiasme par de nombreux lecteurs tandis qu’une importante partie de la critique lui avait été favorable. Ses trois recueils, Pâquerettes, Lièvre de Jade et Loriots Tristes faisaient régulièrement l'objet de rééditions. Bref, Risler commençait à être solidement connu dans la République des Lettres. Sa dernière plaquette de poèmes en vers, Matin Propice, lui avait même valu, il y avait plusieurs années, une invitation à participer à une prestigieuse émission de télévision.
    Après avoir tiré le meilleur parti de ce programme parisien, Risler se faisait fort de faire route quelques jours avant les fêtes de Noël vers un petit pied-à-terre de vacances qu’avaient mis gracieusement à sa disposition de vieux amis à Kermen (Finistère), lieu idéal de villégiature où Déborah Barnes avait prévu de le rejoindre. Quiétude, air marin et larges parts de far breton aux pruneaux assurés !
    Enfoncé dans les profonds capitons de son fauteuil, tout en tortillant nonchalamment les cordons soyeux de sa moustache, Risler se berçait de ces bienheureuses perspectives. Il se laissait aller à savourer les derniers instants de cette après-midi de décembre. L'arrivée du début des vacances scolaires d’hiver avait eu pour effet de vider l'immeuble de la plupart de ses occupants. Dans l'appartement, pas un bruit ne se faisait entendre. Le jour s'assombrissait. Un crachin de lumière grise s'était peu à peu répandu dans l'espace du salon. Risler aimait cette heure floue, entre chien et loup. Cette heure de trêve où tout semble se ramollir, s'attendrir, se dilater. Pour mieux jouir de cette atmosphère irréelle, il avait maintenu tous les éclairages de la pièce éteints. Le marbre de la cheminée, le divan, les double rideaux, sa bibliothèque, sa table à Échecs, son bureau, sa lampe de travail, ses piles de calepins, ses pots à crayons, les formes, les couleurs de ses meubles, de ses objets familiers s'altéraient, se diluaient peu à peu dans une pénombre immatérielle fourmillante de particules caressantes et magiques. Face à lui, dans la semi obscurité, son vieux philodendron déployait une languide arabesque et semblait figé dans une posture de danse sacrée.
    Les paupières de Risler retombèrent.
    Il allait à nouveau basculer dans le sommeil quand il entendit plusieurs fois retentir le carillon. Il ouvrit l'œil. Purée de moine ! Quelqu'un actionnait éperdument la sonnette de la porte d’entrée. En proie à une humeur massacrante, Risler se délogea de son fauteuil et se traîna jusqu'à la porte avec la ferme intention d'aller laver la tête au carillonneur. Il ouvrit. C'était le facteur.
    Avant même que l'homme eût pu placer un mot, Risler — dont la saturation physique et mentale, on l'aura compris, avait atteint son comble — ne put se retenir de tonitruer :
    — J’en ai plein le dos de vos bon dieu de calendriers ! Plein le dos d'être pris chaque fin d’année pour une vache à lait par les services de la Poste, les éboueurs, les sapeurs pompiers et les membres de la Croix-Rouge de la ville ! Stop, mon vieux !

    Et plantant ses fulgurants yeux verts dans ceux de l'employé, il lui intima l’ordre de déguerpir illico.
   
Plus mort que vif, le facteur se tenait sur le palier, le regard fixe, immobile, tétanisé. Risler s'apprêtait à lui refermer la porte au nez quand ce dernier, tout tremblant, allongea le bras et lui tendit un pli urgent. Prenant alors conscience de son excès d’emportement, Risler se reprit dans l’instant et lui demanda d'excuser son attitude expliquant qu'il fallait la mettre sur le compte d'un stress passager causé par des soucis personnels qui le rendaient ces temps-ci terriblement à cran. Par chance, le facteur, homme notoirement accommodant et qui le connaissait de longue date, lui répondit qu’il savait « à qui il avait affaire » et lui assura qu’il ne se formalisait pas de ses paroles qui, il en était persuadé, n’avaient pu que lui « échapper ». Louant son indulgence et multipliant les excuses, Risler le salua tout en le gratifiant d'un coquet pourboire. Dès qu’il eût refermé la porte, il décacheta le pli et lut ces abominables mots :

                                                                                      
Vous avez  
                              rendez-vous à 18 heures

    
    Foutre diable ! Cette fois, Risler pouvait dire adieu à ses congés. Les forces de l'adversité étaient parvenues à le rattraper. Vaincu, résigné, son moral se mit à ressembler, à quelques nuances près, à celui d'un bœuf Charolais sur la route de l'abattoir. En l'espace de quelques secondes, toute trace de joie de vivre avait disparu en lui. Il se reprocha sa lâcheté. Il pestait sans cesse contre Voillaume et chaque fois il finissait par aller lui manger dans la main. Quel couard, quel crétin, il faisait ! Pourquoi ne l'envoyait-il pas définitivement aux pelotes ! Pourquoi d’ailleurs n'envoyait-il pas TOUT aux pelotes une bonne fois pour toute ! Ce n'était pas digne de lui, il était une lavette. Il n'y avait pas d'autre mot…
    Il passa mécaniquement sous la douche, revêtit chemise, cravate, costume, endossa son inusable manteau, s'entortilla le cou d'une écharpe de laine et quitta l'appartement.
    A l'extérieur, le ciel était gris; la froidure était toujours aussi mordante. Il grimpa dans sa voiture de fonction et c'est, vidé de tous désirs et toutes illusions, qu'il fila au rendez-vous.
    Après avoir rencontré quelques embarras de circulation aux abords du quartier de la Bourse, Risler parvint à se garer boulevard des Italiens. Il parcourut à pied la rue de Richelieu sur une cinquantaine de mètres puis poussa le battant d'une porte cochère avant de pénétrer dans ce qui se présentait comme un parc composé pour l'essentiel d'une belle étendue de pelouse qu'agrémentaient quelques bosquets entretenus avec art. Ici, le gazon faisait été comme hiver l'objet de tous les soins. Giordano, le jardinier attitré de l'IACO, s'appliquait sur les ordres express de Voillaume à le rendre digne des meilleurs greens d'Angleterre. Véritable sujet d'émerveillement, ce gazon était d'une extraordinaire verdeur, une verdeur lumineuse, quasi fluorescente. C'était à croire que Giordano employait des fertilisants radioactifs lors de son arrosage.
    Au fond de ce havre tranquille et verdoyant se dressait l'hôtel particulier de l'IACO. Risler emprunta d'un pas vif l'allée gravillonnée qui menait à l'entrée principale. Son regard s'était porté des centaines de fois sur cette entrée mais à chacun de ses passages dans les lieux, il ne se lassait jamais d'admirer la superbe marquise surplombant la haute porte en chêne massif de cette demeure. Majestueusement ouvragée, cette marquise en fer forgé et en verre dont le motif principal figurait un enchevêtrement de feuilles de vigne était un petit chef-d’œuvre d’habileté artisanale et de grâce.
    Risler se hâta de gravir les quelques marches du perron puis actionna les touches du digicode. Presque aussitôt, un déclic se fit entendre. De façon automatique, la porte s'entrebâilla pour lui livrer passage. Il traversa le hall du rez-de-chaussée, grimpa deux étages, prit un corridor, traversa une enfilade de bureaux, puis dut se soumettre à un détecteur d'identification biométrique avant d'obtenir l'accès à la zone réservée du département opérationnel. Il poussa enfin la porte en verre dépolie de son bureau. Le regard de Risler fit lentement le tour de la pièce qu'éclairait une triste lumière hivernale. Le manteau sur le dos, il entreprit d'examiner un paquet de notes et de dépêches empilées sur le bureau. Un instant plus tard, une lampe rouge clignotait sur le tableau d'appel mural lui faisant savoir que le grand manitou sollicitait sa présence sur-le-champ.
    Le bureau de Jean-Clotaire Voillaume occupait une grande partie du cinquième étage du bâtiment. Après avoir servilement réajusté son nœud de cravate devant la glace du couloir, Risler prit l'ascenseur. Se sachant attendu, il frappa brièvement à la porte du bureau patronal et entra sans attendre de réponse.
    Habillé d'un costume bleu sombre à fines rayures grises, Voillaume était assis dans son fauteuil, le front orageux, l'air soucieux. C'était un homme d'une soixantaine d'années, grand, massif, un peu bedonnant, au visage rond et rougeaud, au poil hirsute et grisonnant. Recordman de la longévité à l'IACO, cela faisait trente-huit ans qu’il se trouvait aux manettes de l’antenne française de cette organisation. Ayant toujours eu la confiance des pouvoirs en place, son poste n'avait jamais été menacé. Indéboulonnable ! A l'inverse de la majorité de ses homologues en charge de grandes institutions et capables de se montrer souples et diplomates quand il le fallait, Voillaume n'était pas un personnage dépourvu d'aspérités. Son intransigeance, ses tendances dominatrices, ses coups de sang ravageurs étaient connus de tous dans le microcosme du renseignement et des forces spéciales. Le plus infime contact visuel avec la tête de ce vieux bouc démoniaque et brutal suffisait généralement à réduire la plupart de ses subordonnés à l'état de larves consentantes. Lors des réunions de concertation interservices, il était le champion toutes catégories des passages en force.
    Pareil à lui-même, ledit Voillaume tirait sur un Havane. L'étendue de la fumerie était l'indice infaillible d'un grave état de contrariété. Après un échange de poignées de main dépourvu d'effusion, Risler prit place dans le fauteuil qu'il lui désigna.
    — Désolé d'avoir été contraint d'interrompre vos vacances, Tom, mais je suis une nouvelle fois amené à faire appel à vous, dit-il en lui présentant sa boîte de Havanes. Vous êtes une fois de plus l'homme de la situation !
    — Ce n'est pas grave, M. Voillaume, répliqua Risler en déclinant l'offre de cigare. Ces soixante-douze heures de congés commençaient à me peser...
    Tout en ne cessant de fixer sur Risler des yeux ronds, le boss se tint coi un moment puis, en guise d'entrée en matière, il entonna d'une voix théâtrale un couplet maintes fois entendu :
    — J'ai toujours soutenu publiquement que vous étiez un limier hors série, un homme d'élite, l'honneur et le flambeau de cette administration, Risler ! Tout au long de votre carrière, vous avez additionné les morceaux de bravoure, collectionné les traits de génie ! Vous êtes la pierre angulaire de nos bureaux de répression anticriminelle. Savez-vous que vous êtes devenu une sorte d'icône pour les opérationnels du monde entier ?! Vous êtes une légende vivante, Tom!...
    — Miel dans la bouche, épée dans le ventre ! songea Risler qui ne parvenait pas à se souvenir à quel illustre tyran chinois avait été attribué ce sobriquet évocateur.
    —  Voici l'affaire en deux mots, poursuivit le directeur.
    Les synthèses les plus serrées de Voillaume duraient toujours une éternité. Risler se carra le mieux qu'il put dans le fauteuil et se prépara, en désespoir de cause, à subir l'écoute d'une communication qui serait inévitablement interminable.
    Après avoir pris une nouvelle bouffée de Havane, Voillaume attaqua d'un air professoral :
    — Je vais vous raconter une petite histoire, Tom... Il y a une quinzaine d'années, le Département d'État d'une grande puissance étrangère alliée à la nôtre mais néanmoins concurrente commandait à ses services de renseignements une très sérieuse et très confidentielle enquête sur un thème on ne peut plus insolite : celui des derniers alchimistes opérant dans le monde. Pour mener à bien cette — je vous le concède — fort déconcertante enquête, les services de renseignements en question mirent en activité un grand nombre de moyens importants. Cette besogne s'étendit sur plusieurs années. Puis un beau matin, les enquêteurs finirent par rendre leur rapport dont une des conclusions se montrait catégorique sur un point : la corporation de ceux que l'on appelait jadis les « faiseurs d'or » était quasiment éteinte de nos jours et on ne dénombrait plus — en tout et pour tout — sur toute l'étendue de la planète — que deux alchimistes avérés détenteurs d'un savoir-faire indiscutable en matière de transformation des métaux… Les plus grandes mesures de confidentialité entourèrent aussitôt ces informations d'apparence anodine mais dont l'importance dès à présent ne vous aura pas échappé. Pourtant, comme vous ne l'ignorez pas, les données sensibles les mieux gardées finissent fréquemment par prendre la fille de l'air ! C'est ainsi que peu de temps après l'établissement de ce rapport et tandis que le Département d'État commanditaire, mobilisé par d’autres priorités, se désintéressait progressivement du dossier, un de nos infiltrateurs parvint à accéder aux résultats qu'il contenait...
    « Lorsque nous primes connaissance du document, nous nous aperçûmes à notre grand étonnement que ces alchimistes, singuliers vestiges d'un autre temps, existaient en la personne de deux citoyens français : les époux Taleux, tous deux purs produits d'un milieu rural modeste bien de chez nous et résidant à Savaignac, petite commune du Puy-de-Dôme. Je ne m'étendrai pas sur le pedigree de cet Émile Taleux, fils et petits-fils de forgerons ni sur celui de sa femme, Germaine, issue de plusieurs générations d'agriculteurs locaux. Tous nos renseignements montrèrent la même convergence en apportant confirmation que notre communauté nationale était bien riche à son insu de deux personnalités hors du commun douées d'inestimables compétences pour ce qui concernait la fabrication de métal jaune...
    Le patron prit longuement le temps de rallumer son cigare :
    — Je connais votre cartésianisme, votre goût de la méthode. Je connais votre allergie fondamentale à tout ce qui touche à l'irrationnel, Tom ! C'est pourquoi je devine ce que vous pensez en ce moment. C'est un peu comme si je vous parlais de licornes volantes ou de concombres enchantés... mais enfin, au risque de heurter vos conceptions, je poursuis mon exposé...
    « Je disais donc qu'un de nos agents avait eu accès à ce renseignement pour le moins peu ordinaire. En hauts lieux, il ne fut pas considéré à la légère. Dans les « sphères », on décida très vite de prendre les devants et l’on vint à nous confier un travail d'observation destiné à évaluer de quoi il retournait précisément…
    « Dans un premier temps, nous nous empressâmes d'isoler les époux Taleux de manière à ce qu'il ne vînt à personne l'idée de solliciter d'une manière ou d'une autre les services de cette honorable petite famille qui constituait à elle seule, c'est le cas de le dire, une véritable mine d'or. Pour ce faire, nous plaçâmes dans leur environnement immédiat un dispositif de protection en vue d'interdire tout acte de convoitise. Parallèlement, nous nous employâmes à approfondir nos investigations et très vite, nous pûmes acquérir l'absolue certitude que les époux Taleux étaient réellement en mesure de fabriquer de l'or. Et pas n'importe quel or ! Un or parfait doté de qualités uniques. Un or fin à 24 carats, à 999,999 pour 1000 !...
    Risler eut un rictus dubitatif que Voillaume feint de ne pas avoir remarqué mais qui ne coupa nullement son élan rhétorique :
    « Les grands pontes de l'État ne mirent guère de temps à réaliser que les capacités spéciales des Taleux représentaient un fabuleux pactole ainsi qu'un moyen tout à fait pragmatique de redresser la Trésorerie Nationale... Les ordres ne se firent pas attendre. Nous reçûmes la consigne expresse de convaincre par tous les moyens ces deux personnages de prêter assistance aux pays aux fins de le sortir du bourbier monétaire dans lequel il s’était enliser. A cette époque, souvenez-vous, Tom, la crise économique grevait dramatiquement les finances publiques, la majorité des indicateurs étaient dans le rouge, la plupart des budgets accusaient des déficits abyssaux, les réserves s'amenuisaient comme peau de chagrin, les capitaux passaient les frontières à flots continus... Nos responsables nationaux ne savaient plus par quel bout prendre la récession dont les retombées se montraient plus que catastrophiques sur la vie sociale. Il fallait à tout prix sortir de l'abîme... Dans ce contexte, la raison d'État commandait d'agir vite. La raison d'État commandait qu'on s'attachât sans tarder, autant que cela fusse possible, les services de cette obscure famille du Puy-de-Dôme et qu'on exploitât au plus vite et sans états d'âme le filon que pouvait représenter cette pratique d'un autre âge à laquelle personne à notre époque moderne n’ose faire allusion de crainte de passer pour le roi des gobes-lune et qui a pour nom : Alchimie !...
    « Nous dûmes entamer des pourparlers avec les époux Taleux. Il fallait agir en souplesse. Nous avions affaire à deux personnages peu banals. Ce couple n'avait jamais eu le goût du lucre ni celui de l'or. Le père Taleux était un genre de type orgueilleux, autoritaire, râleur impénitent, mais dur à la tâche, droit comme la vertu, foncièrement incorruptible. Alors qu'il était jeune apprenti, il avait reçu de son grand-père paternel ce qu'il est convenu d'appeler dans leur corporation l'initiation. Par la suite, il avait toujours montré des qualités exemplaires de probité, de désintéressement, de discrétion. Sa femme était de la même trempe : courageuse, tenace, réservée, honnête jusqu'au bout des ongles...
    Un ton doucereux et paternaliste prit cette fois place dans la voix de Voillaume :
   « Pendant de longs mois, les époux Taleux refusèrent toute collaboration. Ils se faisaient une idée supérieure de leur art; ils n'étaient pas décidés à se compromettre dans des activités qu'ils jugeaient cupides et dégradantes. Durant ces négociations, nous ne disposions que d'un seul atout. Un seul et pas davantage ! Émile Taleux était Compagnon de la Libération. Il avait été un résistant de la première heure. S'il faisait montre d'une modestie digne des plus hautes louanges en ce qui concernait ses activités combattantes passées qui avaient été d’authentiques prouesses, il possédait des convictions nationalistes inaltérables teintées par bonheur d'un humanisme parfaitement démocratique et républicain. Vous n'aviez qu'à évoquer le péril de la Patrie et le civisme de cet homme de soixante-treize ans se mettait à bouillir. J'avoue que je ressentis au début de cette affaire une certaine gêne, particulièrement lorsqu'il se fut agi d'exercer les plus froides manipulations sur ce modèle de devoir et de dignité...
   
— Quelle belle âme ! ne put s'empêcher de marmonner Risler avec une pointe de raillerie.
     Voillaume qui avait entendu la remarque et qui en avait parfaitement compris l’aigre ironie évacua, tel un antique dragon à écailles de l'Empire Céleste, deux puissants jets de fumée de cigare par le nez.
    — Risler, je vous dispense de vos réflexions ! tonna-t-il. Tout le monde s'accorde à considérer que vous êtes un des plus beaux surgeons de l'IACO mais n'oubliez pas que mon coefficient hiérarchique reste plus élevé que le vôtre ! Il me reste encore quelques éclaircissements à vous donner...
    Accélérant le rythme de ses phrases, Voillaume continua :
   — Ainsi, la dévotion patriotique du père Taleux s'avéra plus que décisive dans l'aboutissement de nos objectifs. Au bout de plusieurs trimestres de parlementations, le brave homme finit par accepter de collaborer avec nous à la condition qu'il puisse opérer seul, en compagnie exclusive de sa femme et dans le secret le plus absolu. Les Taleux se réservaient également le droit de suspendre sans préavis leur collaboration s'ils venaient à juger indigne l'utilisation qui pouvait être faite de l'or produit. Ils exigeaient que nous leur fournissions une information régulière, chiffrée et vérifiable concernant l'usage du métal jaune affecté aux besoins de la Nation…
    « Dès que l'accord fut celé, nous mimes rapidement sur pied une filière de transformation aurifère opérationnelle, filière qui fonctionne encore à ce jour à l'insu de tous et de toutes en France. Voici en deux mots comment les choses se déroulent sur le terrain : restés sur le territoire de leur commune, à Savaignac, les époux Taleux continuent de vivre dans leur bâtisse fermière comprenant plusieurs dépendances située en bordure d'une route départementale. La campagne d'Auvergne offre à l'entreprise un anonymat protégé et une structure spatiale des plus satisfaisants. C'est ici que se situe le cœur névralgique des opérations... Notre façon de procéder est simple. Des fournisseurs fictifs de tourteaux d'aliments pour bétail livrent à intervalles réguliers, conditionnés dans des sacs banalisés, les métaux utiles, plomb, étain, vif argent et autres soufre, antimoine et sels variés. Les Taleux accomplissent leur travail. Environ tous les quarante jours, un petit camion-citerne d'épuration banalisé vient pomper la production sous forme liquide de leurs distillations, production préalablement stockée dans des cuves installées dans le sous-sol d'une des ailes de la ferme. Une fois tous les deux mois, le père Taleux, sous prétexte de rendre visite à une cousine éloignée ou sous celui d'aller consulter son cardiologue, se rend à Clermont-Ferrand dans une pension de famille reculée de la ville. Comme de raison, cette pension de famille appartient à nos services ; des labos clandestins ont été aménagés dans une partie des bâtiments. C'est dans cet endroit que le père Taleux s'isole pendant plusieurs heures et s'emploie à commuer le liquide apporté par les navettes du camion-citerne en une quantité assez substantielle de composants aurifères solides…     
    « Devant les résultats hallucinants obtenus par le couple Taleux, nous avons été conduits, les uns et les autres, à réviser de fond en comble nos jugements et à abandonner nos présupposés vis-à-vis des procédés alchimiques. Nous sommes tous des ignares, Risler ! Nous croyons parfois, avec vanité, avoir réalisé de grands bonds dans les multiples domaines du savoir mais nous ne connaissons rien à rien ! Nous ne connaissons rien des mécanismes majeurs qui régissent notre Mère Nature et la matière !... Voilà à gros traits toute cette histoire. Nous avons du nous incliner définitivement devant les faits… aussi extravagants puissent-ils paraître !... 
   Après avoir — avec succès — expédié d’une pichenette une petite boîte d’allumettes qui se trouvait sur le bureau dans une corbeille à papiers placée à deux mètres de distance, Voillaume, cela va sans dire, prolongea son monologue :
   — Je ne vais pas vous décortiquer les mécanismes financiers que nous empruntons pour mener à bien l'entreprise dans sa phase terminale. Sachez seulement que l'or transformé en lingots dûment calibrés se trouve injecté de diverses manières dans le circuit monétaire conventionnel. Disons que c'est un peu comme si notre pays détenait sur son territoire une matière première à haute valeur marchande et comme si cette manne représentait une source de profit à développement rapide transfusable à tout moment dans le corps de l'économie...
    — Je ne suis pas certain de vous suivre sur toute la ligne, M. Voillaume, interrompit d’une voix ramollie Risler que le charabia jargonnant du grand chef ne captivait guère.
    Un air hautain marqua les traits du boss.
    — Bon d'accord, Tom... c’est vrai... nous sommes contraints… contre notre gré… d'en passer par un processus réprimé par la loi… Il est vrai que nous pratiquons une forme de « blanchiment ». Nous maquillons l'origine des fonds que nous rendons légaux via des jeux d'écriture comptable opérés par des sociétés de droit basées au Luxembourg. Nous affectons l'argent au budget de l'État dont nous gonflons certaines lignes de recettes à concurrence des montants transférés...
   Tandis que la mine de Risler traduisait toujours un implacable scepticisme, Voillaume lui lança une mimique qui voulait signifier qu'il venait de jouer franc-jeu avec lui et qu’il devait s’en trouver satisfait. Ce qui n’empêcha pas Risler de continuer à se dire en lui-même que le gentil micmac qui venait de lui être abondamment dévoilé devait aussi constituer, au passage, un joli petit robinet à dividendes pour un certain nombre de gros bonnets de la politique. La présentation des faits effectuée par Voillaume ne représentait sans doute que la partie émergée de l’iceberg.
    — Nous avons bien évidemment redoublé de précautions pour protéger un tel secret, reprit Voillaume. Nous pouvions à tout instant être découverts par des États rivaux susceptibles d'exercer soit un chantage, soit un acte d'intrusion ou de déstabilisation, par exemple, en dévoilant à l'opinion publique cette histoire d'alchimie digne du plus parfait conte de fée. Imaginez la posture du gouvernement si une campagne de presse se mettait à divulguer l'information selon laquelle l'essentiel des ressources de l'État dépendrait directement des bons offices d'un couple d'alchimistes ! Imaginez le tollé ! Imaginez le chambardement, imaginez l'étendue du fiasco rencontré par ces beaux Messieurs qui dirigent le char de l'État !...
    Plus le temps passait, plus Risler était étonné du fait que le chef de l’IACO fut en veine de tant de révélations. Voillaume en vint à évoquer le savant dispositif de leurres et de fake news qui avait été tissé autour de ces activités parallèles :
    — Pour dissimuler les opérations et rendre notre logistique indétectable, nous n'avons rien négligé. En plus des moyens humains et matériels affectés à cette protection, nous avons été amenés à déployer un certain nombre de procédures standard que vous connaissez et qui ont fait leurs preuves. Nous avons en particulier mis en place un parapluie « désinformation » de grande ampleur. Dans le cas qui nous incombe, nous nous employons principalement à instiller de fausses nouvelles dans les circuits de communication. Ces fausses nouvelles ont en l’occurrence pour principal objet de discréditer avec finesse les procédés alchimiques. A cet effet, nous faisons parcimonieusement éditer par le truchement d'officines de documentation, de banques de données, de sociétés savantes et autres instituts de recherche des "narratifs", comme on dit aujourd'hui, qui se voient ensuite relayés sur une longue période et de manière discontinue par les médias les plus familiers des français, du type magazine de vulgarisation historique ou scientifique. Très prisés de nos jours, les sites et blogs Internet représentent aussi nos diffuseurs les plus performants. Nous faisons appel à des universitaires de renom qui nous pondent à la commande des articles très pointus allant dans le sens de nos desiderata ; les déclarations d'experts constituent toujours des vecteurs infaillibles pour faciliter la validation de certaines thèses par le grand public…
    « Nous avons également recours à une flopée d'agents d'influence qui répercutent nos instructions dans la plupart des réseaux et instances socioculturels du pays. Il finit toujours par se trouver un journaliste fouineur plus malin que les autres en mal de scoop ou en panne de copie qui émerge de son sommeil de chrysalide et qui se met en activité. Quoi de plus original en effet que de publier un article sur les mystères de l'alchimie quand on a rien à se mettre sous la dent ! Notre journaliste fouineur va au plus simple et au plus pressé ; il puise gaillardement ses références dans des documents ou bases de données que nous avons à son insu préalablement « travaillés » et qui confirment de façon irréfutable, démonstrations érudites à l'appui, que l'alchimie médiévale constitue la plus vaste supercherie de tous les temps. Nous semons du « scientisme » à tout vent. Les études que nous faisons diffuser prennent toutefois soin de ne pas se montrer trop outrancières. Une partie non-négligeable de l'opinion se plaît à boire le sirop du mystère. Nous ne pouvons pas déprécier trop frontalement une pratique qui possède tant d'aimables supporters... Ces études ménagent les sensibilités. Elles magnifient toujours à l’envi les qualités hautement métaphoriques, symboliques, philosophiques de l'alchimie ; elles valorisent à perte de vue cette opinion largement répandue selon laquelle la véritable vocation de l'alchimie consisterait davantage à transformer l'Homme attardé spirituellement en un Homme « éclairé » et non de commuer trivialement le plomb en or ! Ces théories font toujours florès chez les rêveurs et les imbéciles et nous sommes persuadés qu'elles contribuent puissamment à chasser de l'inconscient collectif l'idée donnant comme possible la transmutation minérale... Bref, grâce aux bons offices des médias, les alchimistes passent aux yeux du public pour des expérimentateurs d'un autre âge, un peu chimistes, un peu sorciers, parfois un peu précurseurs, qui se révèlent avoir été de doux benêts et de sympathiques poètes mais dépourvus de pouvoirs réels et de toutes aptitudes, malgré leur légendaires monomaniaques tentatives, à féconder la moindre particule aurifère !.
    Voillaume émit alors un grave soupir.
    — Inutile de vous préciser, Risler, que les Taleux sont tenus dans l'ignorance de nos campagnes de diversion. On peut craindre sans risque de se tromper que s'ils en avaient vent, ils nous couperaient les vivres sans hésiter...  Mais je vous vois l'œil éteint, Risler. Vous êtes abasourdi ! J'imagine dans quel état d'esprit vous vous trouvez actuellement, vous qui êtes un puits de logique et de lucidité. Votre rationalité en prend un sacré coup ! Cette affaire doit vous paraître incroyable comme elle a pu me paraître incroyable le jour où les autorités m'ont confié ce dossier que je gère, pour ce qui est de mon périmètre,  de compétence maintenant depuis plus de quinze ans...
    Sans dire un mot, le directeur suprême de l’IACO abandonna son cigare encore fumant dans le cendrier, se leva, fit quelque pas en silence de long en large dans le bureau, puis réintégra son fauteuil et remit une nouvelle fois sa logorrhée en marche :
    — Après ce nécessaire préambule, j'en viens enfin à l'objet de votre mission, Risler. Le mois dernier entre Clermont et Paris et ce, malgré une protection jugée inviolable, un de nos fourgons transportant un important stock d'or frais a été détourné. Dix tonnes d'or fin à 24 carats se sont envolées dans la nature en moins de dix minutes !
    « À un moment, le vol de ce camion nous a fait craindre le pire. Nous avons cru à une action d'éléments « extérieurs » et nous avons orienté nos recherches dans cette direction. Pendant plusieurs semaines, nos équipes ont été sur les dents mais très vite nous avons acquis la certitude, avec le soulagement que vous imaginez, que le secret de nos activités n'avait pas été éventé. A l'évidence, l'intégrité de l'État ne se trouvait pas exposée aux coups de boutoir de quelque force télécommandée de l'Étranger. Il fallut nous diriger vers une piste bien différente. Le mobile de ce détournement de fonds était strictement de nature vénale. Nous avions tout bonnement été victimes d'une extorsion de fonds haut de gamme effectuée par une équipe de trafiquants internationaux particulièrement bien organisée qui avait su mettre la main sur la marchandise d'une manière experte. Une équipe à la tête de laquelle se trouvait qui, Risler ? Je vous le donne en mille ?!...
    L’exposé de Voillaume avait littéralement chloroformé Risler. Tout en conservant les yeux grands ouverts, en réalité, cela n'avait pas manqué, il somnolait. La soudaineté de la question du patron le fit sursauter mais il eut suffisamment de présence d'esprit pour rétorquer du tac au tac :
    — Castella !  Gabriel Castella !
    — Gagné, Risler ! Votre vieil ami Castella.
    Voillaume enchaîna :
    — Certaines informations nous fondent à penser que la cargaison d'or volée a été ingénieusement maquillée et qu’elle transite actuellement par la corne moyen-orientale d'El-Choufath dans la zone d'Hamsala. Comme je vous l'ai précisé, nous sommes totalement débarrassés de nos craintes concernant l'identification de notre chaîne de production de métal jaune mais il faut impérativement que cet or rentre au bercail. Il vous faut absolument cueillir ces oiseaux-là, Risler ! Je vous donne pleins pouvoirs. Vous bénéficierez du soutien logistique et opérationnel le plus complet.
    — J'ai fait préparer ce dossier à votre intention, dit encore Voillaume en lui tendant une épaisse chemise remplie de documents. Il contient quelques suppléments d'information. Comme de bien entendu, je vous demanderais de me rendre compte de vos avancées jour après jour. C'est un job parfaitement taillé pour vous. Mais gare ! Vous savez comme moi que Castella joue ripp assez facilement !
    Puis Voillaume demanda :
    — Une dernière chose : souhaitez-vous quelqu'un en particulier comme agent direct ?
    — Éloun Mangué fera parfaitement l'affaire, répondit Risler.
    Le directeur fit un mouvement négatif de la tête et dit sans regarder son interlocuteur :
    — Mangué ! Pas question ! Que vous choisissiez cet animal est impossible. D'ailleurs, je l'ai fait affecter la semaine dernière aux notes de synthèse.
    Conservant son calme,  Risler objecta :
    — Éloun Mangué est un grand professionnel en qui j'ai toute confiance, M. Voillaume. Permettez-moi d'agir à ma guise.
    — Désolé, Risler. Renoncez ! Je n'ai d'ailleurs jamais compris comment il se faisait que vous soyez copains comme cochons avec ce type-là!... Et puis, qu’est-ce que c’est que cette marotte que ce fêlé a eu, voila maintenant trois semaines, de faire télécharger en guise de sonnerie sur son téléphone mobile la voix tonitruante d’un bébé de six mois qui rit hystériquement comme si on lui chatouillait en continu la plante des pieds avec une plume de poulet de Bresse!... Vous n'allez pas me dire qu'il n'est pas frappadingue, votre Mangué ! Décidément, les recrutements ne sont plus ce qu'ils étaient. Il faudra qu'on m'explique un jour comment ce polichinelle a pu passer à travers les mailles du filet...
    Voillaume avait pour habitude, c'était une affaire entendue, de délivrer ses ordres à la hache mais Tom Risler le soupçonnait, en supplément, d'être un peu raciste sur les bords. Ce n'était pas la première fois qu'il causait des ennuis à Mangué, africain originaire du Sénégal, pour des motifs douteux et injustifiés.    
   
« Moins le Blanc est intelligent, plus le Noir lui paraît bête », pensa Risler se remémorant la phrase de Gide.    
    Puis il dit sans céder :  
    —  M. Voillaume, je tiens absolument à avoir ce coéquipier.
    Le patron ouvrit alors des yeux comme des soucoupes. Son visage vira au rouge cramoisi. Il se mit à hurler :
    — Nom d’un pétard, Risler ! Je rends hommage à votre cran, je salue votre intelligence, votre noblesse de caractère, vos qualités humaines, vos mérites professionnels… mais lorsqu'on fait le bilan, on s'aperçoit que depuis que vous êtes chez nous, vous n'avez guère eu à vous plaindre de l'IACO ni de son directeur ! Beaucoup de privilèges vous sont échus, capitaine Risler : vastes prérogatives, liberté de manœuvre, responsabilités, commandement, voiture de fonction, salaire rondelet !... Sans compter que vous torpillez régulièrement le budget de l'IACO avec vos notes de frais !... La soupe est bonne, capitaine Risler ! Eu égard à la position grassement avantageuse dont vous bénéficiez, j'aimerais que vous vous montriez un peu moins ingrat ! N'oubliez pas que vous n'êtes qu'un serviteur de l'État ! Il n'y a pas de place chez nous pour les électrons libres et je vous conseille de ne pas discuter mes ordres, vous pourriez vous en mordre les doigts ! Je peux vous rayer des effectifs et vous renvoyer dans le caniveau du jour au lendemain sans que vous puissiez prétendre à quoi que ce soit ! Pensez-y, Risler ! Mangué n'est pas l'homme de la situation. Ma décision est irrévocable ! Prenez un autre adjoint. Vous n'avez qu'à puiser dans le vivier de l'IACO. Votre choix sera le mien...
    — Il me faut absolument Mangué pour cette mission, contre-attaqua Risler avec flegme.
    Quelque chose se coinça dans la gorge de Voillaume. Il se mit à tousser violemment ce qui ne l'empêcha pas de pousser un furieux aboiement :
    — N'insistez pas, Risler ! Quand je dis non, c'est NON ! Je ne veux plus entendre parler de ce zigomar, compris ! Vous n'êtes pas marié avec lui que je sache ?! Il paraît que quand vous êtes sur Paris, vous faites les nuits chaudes de la Rhumerie Martiniquaise avec ce plantigrade! Ici, vous êtes dans le cadre professionnel, mon vieux. Pas en train de boire des ti'punchs avec les doudous de la troupe du Concert Créole !...
    Risler ne répondit rien. Ce grandissime cerveau du renseignement n'était jamais parvenu à se mettre dans la tête que Mangué était sénégalais et non antillais. Ces vitupérations récidivantes étaient déplorables. Mais, pour l’heure, vitupérations récidivantes déplorables ou pas, il était indispensable pour Risler de conserver son calme.
    Décidé à s'installer dans une guerre d'usure, J.-C. Voillaume se renversa dans son fauteuil et se mit à examiner ostensiblement les moulures du plafond de son bureau tel d’un esthète en pâmoison contemplant les hautes fresques de la chapelle Sixtine.
    Durant plusieurs minutes, les deux hommes demeurèrent ainsi sans échanger un mot. Voillaume finit par rompre le silence :
    — Eh bien, capitaine ? Je pense que ces quelques instants de recueillement vous ont permis de réfléchir. De quel bras droit vous dotez-vous? Finissons-en !
    Si le responsable suprême de l'IACO avait de la suite dans les idées, Risler pouvait être aussi obstiné qu'un âne.
    — Vous m'avez indiqué que vous me donniez carte blanche, M. Voillaume, dit-il sereinement. J'ai besoin de cet agent coûte que coûte.
    Il se produisit alors une scène des plus étranges, pour le moins. En effet, tandis que Risler tenait son regard planté dans celui révulsé de colère de Voillaume, il vit soudain les traits de ce dernier se décomposer tandis qu'une sorte d'abattement, de ramollissement mêlé de tendre émotion semblait s'emparer de toutes les fibres de son être. Le visage de Voillaume était brusquement et étonnamment devenu celui d'un enfant de huit ans, d'un enfant timide, innocent, d’un enfant fragile, vulnérable, désemparé.
    Risler en fut éberlué. Il n'avait jamais vu le patron, cette force de la nature, ce père Ubu intraitable, exprimer la moindre faiblesse, la moindre sensibilité. Son étonnement ne fut pas moins vif lorsqu'il s'aperçut que les yeux de son chef tout puissant s'humectaient de larmes. Voillaume sortit de sa poche un grand mouchoir blanc et s'employa durant un long moment, devant lui, sans la moindre retenue, sans la moindre pudeur, à essuyer ses pleurs. Jamais Risler n'avait éprouvé une telle gêne.
    Au bout de quelques minutes, Voillaume tourna enfin vers son subordonné son regard rougi et larmoyant et déclara d'une voix frémissante :
    — Pardonnez cette attitude ridicule, Tom, mais je ne peux tout à coup réprimer mes sentiments…
    Risler commença à s'interroger sur la nature des sentiments que lui portait le directeur d'une des plus importantes centrales de services spéciaux du monde et qui allait lui être révélée à huis clos. Il ne put s'empêcher de diriger en toute hâte ses yeux vers la porte du bureau en songeant sérieusement à prendre la poudre d’escampette. La suite des propos de Voillaume leva heureusement toute équivoque :
    — Il y a longtemps que je voulais vous le dire, Tom, j'ai lu tous vos recueils : Pâquerettes, Loriots Tristes, Lièvre De Jade, Matin Propice... Vous ne savez pas à quel point c'est exceptionnel ! Vous êtes un artiste accompli, vous incarnez la sensibilité poétique au plus haut degré ! Vos vers me bouleversent. Et voyez, lorsque je songe à certains d'entre eux, je ne peux retenir mes larmes. Je suis un de vos admirateurs, Tom ! J'ai là, dans mon tiroir, un exemplaire de Pâquerettes. Accepteriez-vous de me le dédicacer ?
    L’insoupçonnable et sidérante requête du patron médusa Risler comme jamais. Risler prit cependant soin de n'en rien laisser paraître. En dépit de la nature stupéfiante de ce coup de théâtre, il était primordial de ne pas se laisser étourdir par ce triomphe foudroyant de l'Art poétique sur l'épaisse barbarie. Il était primordial de ne pas se laisser émouvoir par l’attendrissement anormal et sans doute transitoire de ce loup maléfique affichant de subites allures d'agneau.
    Risler répondit sans fléchir :
    — J'échange trois lignes écrites de ma main sur la page de garde de Pâquerettes contre Éloun Mangué, M. Voillaume. C'est à prendre ou à laisser !
    — Marché conclu, dit Voillaume en laissant échapper un sanglot et en tamponnant ses yeux humides de pleurs avec son mouchoir blanc.

                                                                             
                                                   

Didier Robrieux

                 * Voir la suite Le Chinois de la rue des Nourrices [ II ]   

 

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[ Juillet 2025 ]
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