Nouvelle

Tore 1

 

 

 

 

 

OLÉ !


Conte burlesque

 

 

Ou l’on voit décrite une des toutes premières aventures 
traversées par le Chinois de la rue des Nourrices

 

 

     —  Ne vous inquiétez de rien, Déborah. Tout se passera à merveille pour Léo ! avait lancé Tom Risler avant de refermer la porte de son appartement et de rejoindre sa cuisine pour finir de se concocter un thé du Yun Nan bien fort.
     
Tôt ce matin, Déborah Barnes le sachant en congé avait sonné à son domicile pour lui demander comme un service de bien vouloir conduire son lapin nain chez le vétérinaire pour un rappel de typhus. Déborah Barnes était rédactrice en chef d'un important news magazine à Paris. Une réunion professionnelle de dernière minute ne lui avait pas laissée la possibilité d'honorer ce rendez-vous programmé de longue date. N'éprouvant nulle véritable sympathie pour le dénommé Léo, lapin donc de son état et grand prédateur de bas de porte et de rideaux d'appartement devant l'Éternel, Risler avait toutefois donné son accord à Déborah et accepté de prendre en charge l'impénitent rongeur aux longues oreilles. Il faut dire qu’il n’y avait pas plus six mois que Risler avait fait la connaissance de Déborah un soir à la Rhumerie Martiniquaise et que le flirt qui avait suivi cette rencontre — et qui se prolongeait avec intensité — était, disons, assez prometteur. Il ne s’agissait pas de tout flanquer par terre... D’autant que le sérieux béguin qu’il s'était mis à éprouver pour elle croissait de jour en jour.

    Rendez-vous avait été pris à dix-huit heures chez le vétérinaire. L'hiver n'en finissait pas cette année. Tout particulièrement ces dernières semaines. Il faisait un froid à ne pas mettre le nez dehors. A l'heure idoine, Risler transféra l'animal dans son panier d'osier. Puis chaudement équipé de son immortel manteau en poil de chameau, il quitta l'appartement et sauta dans un taxi qui le mena rue Legouvé où consultait le spécialiste.
    Le 122 de la rue Legouvé correspondait à une habitation particulière veillotte de trois étages étroitement encastrée entre deux immeubles modernes flambants neufs de tailles plus élevées. Une nuit noire s'était déjà emparée de la ville. Risler consulta sa montre à la lueur d'un réverbère et constata qu'il n'avait que quelques minutes d'avance. Sans attendre, il pressa le bouton de sonnette fixé au dessous de la plaque de cuivre étincelante indiquant Dr Gilbert Colignac, vétérinaire.
    Presque aussitôt une lumière s'alluma. Une silhouette sombre et cahotante parut derrière un des panneaux de verre cathédrale de la porte d'entrée. Après qu'il eût été tiré un nombre incalculable de verrous, une vieille dame au dos considérablement voûté ouvrit. Retenus par un mince bandeau de velours grenat, ses cheveux étaient blancs comme neige, son visage sillonné de rides profondes. Elle avait des yeux gris francs et volontaires, des traits honnêtes et décidés. Sa jupe noire de belle étoffe et de coupe soignée, le col de dentelle qui agrémentait son chemisier impeccable de blancheur ainsi que les discrets brillants qui ornaient ses oreilles rehaussaient le sentiment de dignité stricte qui émanait de sa personne.
    — Bonsoir monsieur, dit la vieille dame en baissant chastement les yeux. Je suis votre humble servante.
    Sans réfléchir et avec le plus grand naturel, Risler se coula dans le jeu de cette obséquiosité.
    — Je dépose mes hommages à vos pieds, chère madame. L'être sans talent que je suis a rendez-vous avec le docteur Colignac pour un rappel de typhus. Auriez-vous l'obligeance de m'introduire auprès de lui ?
    La vieille dame convertit alors subitement ses manières en un comportement plus direct.
    — Ah oui ! Entrez, cher monsieur ! J'ai vu que vous étiez inscrit sur le cahier des rendez-vous. C'est pour un petit lapinos, je crois ?
    Risler donna une réponse affirmative.
    —  Un petit lapinos qui se nomme Léo, ce me semble ? renchérit-elle.
    — C'est bien cela.
    — Eh bien, suivez-moi, mon garçon !
    La voix faible et légèrement chevrotante de la vieille dame était brusquement devenue des plus énergiques. Flanqué du panier de Léo, Risler lui emboîta le pas et se laissa guider dans un long corridor. La demeure possédait de toute évidence un vaste rez-de-chaussée. La vieille dame cheminait devant lui le dos terriblement déformé, se déplaçant à grand peine, traînant les pieds. Elle se retourna soudain et dit sur un ton de confidence :
    — Il se trouve qu'en ce moment Gilbert est occupé à une petite intervention sur un mainate. Oh, trois fois rien ! Ce ne sera plus très long. Je suis sa mère, madame Blanche Colignac. En attendant, vous prendrez bien quelque chose !
    Surpris par la proposition, Risler la repoussa aimablement.
    —  Allez, allez ! Juste un petit verre ! insista la vieille dame en lui lançant
un clin d'œil familier.
     Ignorant son refus, elle lui saisit le bras, poussa une porte et l'introduisit dans une spacieuse cuisine. Durant quelques secondes, Risler s'étonna de la solide poigne de cette femme vénérable qui se manifestait par un puissant, dominateur et presque douloureux enserrement de ses doigts sur les chairs de son avant-bras. Il lui sembla l'espace d'un instant que cette étreinte qui se présentait comme cordiale aurait pu le cas échéant broyer en une seule pression son radius et son cubitus réunis ! Sous l'influence de cette sensation fugitive et désagréable, il tenta une nouvelle fois de se dégager de l'invitation.
    — Ta, ta, ta ! Ne cherchez pas à vous défiler ! trancha la vieille dame en lui expédiant une bourrade dans les côtes et en laissant échapper de ses prunelles une lueur égrillarde.
    A la suite de quoi, elle tira deux chaises parmi une dizaine alignées autour d'une longue et étroite table en bois placée au centre de la cuisine.
    — Allez, allez ! Pas de manières ! Ici, c'est à la bonne franquette. Déposez cette petite bête et prenez la peine de vous asseoir, mon petit !
    Risler pouvait-il refuser de faire honneur à une offre si chaleureuse et si spontanée ? Il décida finalement d'accepter.
   Contrairement au couloir profond et obscur qu'ils avaient emprunté, la cuisine disposait d'une lumière vive dispensée par un imposant plafonnier en bois sculpté. Proprement tenue, la pièce aux murs blancs et au sol recouvert d'un carrelage brunâtre présentait un cachet qui n'était pas sans rappeler celui des cuisines de campagne de jadis. Un buffet espagnol surmonté d'un vaisselier garni de plats en cuivre jaune occupait le fond de la salle. Entre une antique pierre à évier et un monumental réfrigérateur se tenait une cuisinière à gaz dont un des feux s'employait hardiment à chauffer le fond d'une marmite d'où s'échappait le fumet de quelque blanquette ou ragoût. Une maie sur laquelle trônait un compotier en porcelaine rempli de noix lui faisait face sous une haute fenêtre pourvue d'épais rideaux ocre. Plus loin encore, on pouvait apercevoir un réjouissant chef-d’œuvre de sapin de Noël tout scintillant d'étoiles, de boules et de guirlandes.
     —  Alors que diriez-vous d'un petit apéritif, mon garçon ! reprit la vieille dame.
    Risler ne nourrissait aucune prévention contre les apéritifs même si en la circonstance sa préférence se fût plutôt portée vers un thé bien chaud. Cependant pour ne pas compliquer les termes de cette rencontre improvisée, il obtempéra de bon cœur.
    — Formidable ! s'écria la vieille dame en s'échauffant un peu. Enfin quelqu'un dans ce foutu bled qui aime les apéritifs ! Je vais vous faire goûter un cocktail du tonnerre de dieu. Je le tiens de ma fille. Ce mélange s'appelle bloody mary. C'est américain. Connaissez-vous cette préparation ? C’est à se damner !
    Risler avoua qu'il ignorait tout de ce breuvage mais qu'il restait ouvert à toutes les nouveautés.
    — Marmanda ! cria alors la vieille dame d'une voix aigrelette mais sur un implacable ton de commandement.
    Presque aussitôt, par une porte étroite en bois ciré que Risler s'était imaginé être la porte d'un placard à confitures, une grande femme fit irruption dans la pièce. Celle qui avait répondu au nom de Marmanda marchait d'une allure ferme en lançant de grandes enjambées. Elle soutenait avec une aisance stupéfiante, à la manière d'une serveuse de brasserie expérimentée, un plateau de métal argenté sur lequel étaient disposés un magnum de vodka, un flacon contenant deux ou trois litres de jus de tomate, un récipient à glaçons ainsi que deux verres à cocktail vides.
    Risler se leva.
    — Voici Marmanda Candicioso, monsieur... mais, coquin de sort ! je me rends compte que j'ignore jusqu'à votre nom, mon garçon ! dit la vieille dame.
    Risler se présenta. En retour, la nouvelle venue, sans souffler mot, adressa une révérence exécutée à la manière des jeunes filles de bonne famille d'autrefois tout en lui coulant une œillade avenante et joyeuse.
    — Marmanda est ma meilleure amie, continua la vieille dame. J'espère que vous trouverez son contact agréable. Nous sommes toutes deux nées la même année à San Pédrille, il y a quatre-vingt-trois ans. Vous vous rendez compte, monsieur Risler : quatre-vingt-trois ans !... Quoique nous ne soyions pas issues de la même famille, c'est un peu comme si Marmanda était ma propre sœur. Nous ne nous sommes jamais quittées. Elle loge chez moi depuis toujours.
    Le nombre d'années d'existence qu'additionnait Marmanda surprit Risler car elle n'arborait quasiment aucun stigmate de son âge prétendu canonique. Elle présentait l'image d'une femme débordante de santé, de vitalité, portant tout au plus une petite cinquantaine. Sa haute et maigre silhouette ravivait — on ne sait pourquoi — infailliblement le souvenir de notre inoubliable Don Quichotte tandis que par un étonnant contraste la forte rotondité de sa boite crânienne, son faciès lunaire et bon enfant, ses bonnes joues rebondies, sa mine dilatée, faisaient davantage songer à Sancho.
   Le visage de Marmanda, hormis son anormale et volumineuse sphéricité, possédait de nombreuses qualités expressives. A l'inverse de celui de la mère du vétérinaire, les rides et les tâches de vieillesse l'avaient totalement épargné. La jeunesse d'une certaine façon semblait ne jamais s'être évanouie de ce frais et gai minois de jouvencelle. Le front était large et fier, les sourcils sombres et richement fournis, les yeux noirs, vifs, pétillants, maquillés avec coquetterie. Ses lèvres saillantes rappelaient la lippe charnue de ces gros poissons amazoniens dont Risler avait oublié le nom et dont une reproduction garnissait un des murs du cabinet de son ami le docteur Foudert. La tête de cette truculente Marmanda était coiffée d'un curieux petit bicorne en astrakan noir qui s'apparentait à une toque de matador. Son cou joliment dessiné se dégageait avec prestance au dessus d'épaules menues et bien proportionnées. Elle bombait légèrement la poitrine, cambrait un tantinet le dos, haussait un brin le menton et possédait un maintien irréprochable. L'ensemble de sa physionomie respirait l'élégance, la noblesse.
    De surcroît, Marmanda était tirée à quatre épingles. Le devant et la partie supérieure de sa personne présentaient plusieurs strates de vêtements savamment superposées. Le buste était pris tout d'abord dans un chemisier de couleur grise que corsetait ensuite un gilet soigneusement boutonné d'un gris plus marqué que recouvrait enfin une façon de veste boléro noire laissée entrouverte excessivement courte et enjolivée de gracieuses épaulettes brodées toujours dans des tons de jais. Maintenu sous le sternum par une large bande d'étoffe noire et lui descendant jusqu'à mi-mollets, un pantalon de velours, noir lui aussi, lui moulait harmonieusement le derrière qu'elle avait fort rebondi, le ventre qu'elle avait fort plat, les cuisses qu'elle avait fort étirées. Des mi-bas en laine roses — d'un rose acide, lumineux, presque phosphorescent — ornés d'extravagants pompons d'un rose tout aussi ahurissant lui recouvraient intégralement les jarrets qui semblaient d'une robustesse à toute épreuve. Une magnifique paire d'escarpins noirs, plats et à bouts ronds complétait la mise de cet incroyable personnage.
    A la vue de Marmanda et de sa toilette insensée, un charme opérait. Risler ne put se retenir d'attarder sur elle un regard ravi. La vieille dame s'en aperçut et dit d'un ton moqueur:
    — Vous vous envolez dans vos rêves, monsieur Risler. Vous avez en ce moment à peu près la même tête que celle d'Alain Cuny lorsqu'il aperçoit pour la première fois Marie Déat dans Les Visiteurs du Soir...
    Risler eut envie de lui répliquer que, de son côté, elle lui faisait penser à Françoise Rosay dans L'Auberge Rouge mais son éducation sut l'empêcher in extremis de manquer à ses devoirs de courtoisie.
    La vieille dame demanda à Risler de reprendre place sur son siège. Marmanda quant à elle demeura debout en retrait sans exécuter le moindre geste ni prononcer la moindre parole. Seul un sourire gracieux dans lequel entrait une pointe d'espièglerie restait imprimé sur ses lèvres. La réserve intégrale dont elle faisait preuve semblait davantage dictée par un sentiment de crainte que par un choix délibéré ou par une timidité naturelle. La mère du vétérinaire avait vanté avec force éloquence les liens de sororité qui l'attachaient à Marmanda mais tout cela ne cadrait pas ! Jusqu'à preuve du contraire, on ne voyait en cette dernière qu'une malheureuse servante qu'elle menait par le bout du nez.
    A un signal de la vieille dame, Marmanda ouvrit le shaker, y transfusa une forte dose de vodka et de jus de tomate, secoua le tout, déposa plusieurs cubes de glace au fond des verres et versa avec style l'épais et onctueux breuvage. Le service effectué, elle se hâta de quitter la pièce avant même qu'il eut été possible de la remercier.
    Il fallut trinquer sans attendre. Les premières gorgées du cocktail secouèrent un peu les habitudes du palais de Risler qui s'accoutuma néanmoins sans beaucoup de réticence à ce liquide brûlant comme de la lave. Le premier verre qui avait été servi l'avait été, comme on dit, bien tassé. S'apprêtant à le terminer, Risler se proposa de prendre congé et de rejoindre la salle d'attente. Il entreprit de soulever son postérieur de son siège mais la vieille dame s'agrippa à sa manche et le fit se rasseoir.
    — Attendez un peu, sapristi ! Vous n'êtes pas aux pièces, cadediou ! Quand Gilbert en aura terminé avec le mainate, il saura bien venir vous chercher ! Et d'ailleurs, ça ne saurait tarder à cette heure.
    Le ton de la vieille dame ne souffrait aucune discussion. Risler expliqua qu'il ne souhaitait pas abuser de son hospitalité mais rien n'y fit.
    — Vous ne me déranger nullement, mon garçon. Restez un peu. Je suis tellement heureuse d'avoir enfin rencontré quelqu'un qui aime les apéritifs. Vous pouvez bien offrir un peu de votre temps à une retraitée...
    Émotionné par cette câline plaidoirie, Risler céda. A peine avait-il donné son aval que la vieille dame appela d'une voix forte Marmanda qui avec son allure juvénile et hardie, son front orgueilleux, ses lèvres de poisson et son éternel sourire empreint de malice parut sur-le-champ. Elle servit en silence deux doses de bloody mary avant de s'éclipser à nouveau.
    Le temps passait. Risler avait peu à peu appris à mieux connaître son hôte. Il était rapidement apparu que la vieille dame était une redoutable femme de tête dotée qui plus est d'une langue bien pendue. En moins de vingt minutes, elle en était venue à lui révéler pêle-mêle et avec force développements qu'elle avait été une des dernières duègnes de la cour de Cassagne, qu'elle avait du subir avec ses maîtres un exil de plus de quarante-cinq ans dans le Lot, qu'elle n'avait pas eu la vie facile, que son alliance avec un de Colignac ne s'était pas accomplie sans obstacles, que sa fille était avocate à New-York, que ses trois vauriens de neveux rivalisaient de gentillesse à son égard aux seules fins de capter sa fortune après sa mort, qu'elle possédait une collection de dés à coudre en argent de toute beauté dans une citadelle maure qui lui appartenait à San Pedrille, qu'elle avait tous les médecins en horreur, qu'elle préférait la viande rouge à la viande blanche, les blettes aux épinards en branche, qu'elle adorait Salvador Dali, Montherlant, Hemingway, qu'elle avait une passion sans frein pour Les Parapluies de Cherbourg qu'elle tenait pour le plus pénétrant chef-d’œuvre du 7ème Art et qu'elle s'était rendue compte de la gravité du déclin de la civilisation le jour où une certaine Aurore d'Armentières qui se trouvait être une autre de ses meilleures amies s'était présentée à la messe dominicale de sa paroisse d'arrondissement en pantalon...
    Menés à grand train, ses récits étaient souvent amusants et toujours hauts en couleurs. De temps à autre, elle cessait de parler. La pause était brève. Elle brandissait alors silencieusement son verre à hauteur des yeux, le maintenait devant elle et le contemplait d'un air rêveur, heureux, nostalgique. Au cours de ces instants, le temps semblait pour elle comme suspendu. Son ange passait. Elle devait avoir une sacrée passion pour la bouteille et cette passion ne devait pas dater d'hier, pensa Risler.
En ce qui le concernait, la température de son corps avait commencé sous la tendre influence de l'alcool à s'élever notablement. Il se sentait glisser dans un état d'insouciance légèrement euphorique. Pour un oui ou pour un non, sa nature profonde l'inclinait toujours à se crisper, à se rigidifier, mais existait-il finalement une quelconque contre-indication à s'abandonner au plaisir de trinquer avec une vieille dame délicieusement excentrique, dans une cuisine, en attendant un vétérinaire ? Ne fallait-il pas parfois savoir se laisser aller, savoir faire bon accueil à l'imprévu, aux petites aventures de la vie courante, aux sensations nouvelles ?... Mais il ne suffit pas d'invoquer les dieux du détachement et de la spontanéité pour se trouver sur-le-champ métamorphosé en hédoniste acquis à la philosophie de l'instant qui passe. L'heure tournait. Son inguérissable sens pragmatique vint soudain ramener Risler au motif fondamental de sa présence en ces lieux, à savoir : Léo et son typhus !
    — Pensez-vous que votre fils pourra voir Léo ce soir, madame Colignac ? demanda-t-il.
    Montrant une certaine irritation, la vieille dame prit toutefois soin de le ménager.
    — Ne soyez pas anxieux, monsieur Risler ! Cette petite bête aura son typhus comme prévu. Mon fils n'est guère du genre à oublier ses rendez-vous. Relaxez-vous, détendez-vous. Vous n'êtes pas bien avec moi ?...
    Risler protesta contre le fait qu'elle eût pu le soupçonner de se lasser de sa compagnie. Elle profita de ses disculpations pour appeler Marmanda qui accourut magnifique de grâce et de discrétion comme à son ordinaire et qui assura avec le même brio le service des bloody mary. Risler fit un geste indiquant qu'il ne souhaitait qu'une larme du nectar tentateur mais ne tenant pas compte de sa requête, elle emplit son verre aux trois quarts.
    Cette fois, Marmanda, la tache accomplie, ne quitta pas la pièce. Elle se dirigea vers le buffet espagnol et entreprit de mettre en ordre diverses pièces d'argenterie se trouvant dans les tiroirs du meuble. Comme elle s'affairait à ces rangements en tournant le dos, la mère du vétérinaire se pencha prestement vers Risler et lui souffla à voix basse :
    — Monsieur Risler, vous avez vu Marmanda là-bas. Entre vous et moi : c'est un homme !
    Risler manqua de s'étrangler.
    — Pardon ?
    — Marmanda, c'est un homme, mon vieux ! répéta-t-elle en chuchotant. Vous ne comprenez pas ce que je vous dis ! Elle n'a pas beaucoup de cervelle, vous savez.
    Sans tourner la tête, Risler orienta discrètement son regard vers Marmanda. En vérité elle ressemblait autant à un homme que la bouteille de vodka qui se dressait sur la table pouvait ressembler à une potiche de l'époque Ming.
    — Vous dites un homme, madame Colignac ?
    — Remettez-vous, mon petit ! dit-elle en fronçant les sourcils et en plaçant lestement un index sur ses lèvres. Gardez ça pour vous ! Et surtout faites semblant de rien !
    Risler ne put s'empêcher de jeter un nouveau coup d'œil sur Marmanda. Elle en avait terminé avec l'argenterie. Elle avait rejoint un tabouret dans un recoin plus éloigné de la cuisine. Elle se livrait désormais avec énergie à l'épluchage d'une montagne de légumes occupant toute la surface d'une petite table desserte. La curiosité de Risler avait été attisée. A plusieurs reprises, il fut tenté de réclamer des éclaircissements au sujet de Marmanda mais la présence de l'intéressée et les regards que cette dernière lançait à intervalles réguliers dans leur direction interdisaient toute question.
    Sans transition, la patronne des lieux s'était remise à parler avec fougue et à grand bruit. La vieille dame était versée dans tout ce qui était apparitions, envoûtements, maléfices, prophéties, télépathie, magnétisme, voyance, mondes parallèles, phénomènes paranormaux. Elle se passionnait avec la même flamme pour les médecines douces. En ces domaines, elle semblait se faire la chambre d'écho de toutes les croyances, de toutes les superstitions.     
    — Vous savez lorsque j'étais enfant, monsieur Risler, je faisais tourner les tables, annonça-t-elle tout à trac alors qu'elle se livrait depuis un gros quart d'heure à un prêche endiablé sur les mérites thérapeutiques conjugués du camphre et du savon noir. Une fois même avec mes cousines, nous en avons fait tourner une dans la maison de mon oncle, vous auriez vu ça ! La table était déchaînée ! Elle dansait, elle bondissait comme un cabri dans toutes les pièces de la maison ! Qu'est-ce qu'on riait, mes cousines et moi. Qu'est-ce qu'on riait ! Je crois que nous ne nous sommes jamais autant amusées que ce jour-là. A un moment, la table a sauté en l'air et a décroché la suspension en cristal de la salle à manger de mon oncle...
    Au plus fort de son récit et de son exaltation, la vieille dame finit par faire un geste du bras si ample qu'elle fit tomber son verre qui se brisa à grand fracas sur le carrelage de la cuisine.
    — Olé ! hurla du fond de la cuisine Marmanda d'une surprenante voix de basse et sur un ton ouvertement ironique.
    C'était la première fois qu'elle ouvrait la bouche. Telle une gamine venant d'être prise en défaut, Marmanda baissa instantanément les yeux et se remit à peler dare-dare navets, carottes et pommes de terre.
    L'intervention retentissante de Marmanda déclencha sur-le-champ une flambée de colère chez la vieille dame qui cria en la foudroyant du regard :
    — Qu'est-ce que vous attendez pour débarrasser, vieille nouille !
    La violence de l'injure sidéra Risler. Apparemment habituée aux brimades de la maîtresse de maison, la brave femme fit comme si rien ne s'était passé. Elle se chargea de faire disparaître les débris de verre, passa une serpillière sur le sol et versa un nouveau bloody mary à la vieille dame qui sans prendre la peine de la remercier reprit avec la même volubilité le soliloque effréné qu'elle avait entrepris. Soliloque était le bon mot car le dialogue facile et plaisant qui avait prévalu entre la mère du vétérinaire et Risler au début de leur tête-à-tête n'avait en réalité pu se poursuivre tant la vieille dame s'était montrée de quart d'heure en quart d'heure toujours plus péremptoire dans ses prises de position. Hormis le fait qu'elle débitait sans répit des propos la plupart du temps privés de liaisons logiques, elle faisait preuve d'un esprit de contradiction et d'une mauvaise foi inbuvables. Ainsi elle prétendait par exemple ne pas aimer ce qu'elle appelait les tièdes mais rabrouait sans ménagement les opinions de Risler dès qu'elles manifestaient un tant soit peu de consistance et de fermeté. Avec des échanges de vues qui d'exquis étaient devenus peu à peu rugueux et difficiles, Risler se trouvait souvent sur la crête de situations électriques proches de la prise de bec. A tous moments, il lui fallait recourir aux plus habiles ficelles de la diplomatie pour ne pas heurter sa susceptibilité qu'elle avait à fleur de peau. Ses sautes d'humeur ne rencontraient en particulier plus de frein lorsqu'il s'agissait de Marmanda. Ainsi peu après l'épisode du verre brisé, la mère du vétérinaire interrompit tout à coup ses péroraisons et, traversée par on ne sait quelle lubie, se retourna subitement vers celle dont de toute évidence elle avait fait son souffre-douleur et tonitrua :
    — Arrêtez de vous gratter le nez, Marmanda, nom de dieu ! Décidément ça ne cesse de vous démanger en ce moment ! Encore un vieux cochon qui pense à vous ! Vous devriez avoir honte. Vieille nouille !
    Le mauvais traitement infligé à Marmanda ne cessait de révolter Risler. Quoique introduit de fraîche date dans la maisonnée, il prit la liberté de protester:
    — Je vous trouve bien injuste envers cette brave femme qui est votre amie de surcroît, madame Colignac !
    — Ta, ta, ta ! Détrompez-vous, mon garçon ! Malgré ses airs de mijaurée, cette crétine a encore le sang chaud. Si je ne lui tenais pas la bride, elle ferait une vie d'arlequin... mais puisque vous vous intéressez tellement à cette sale toupie, je m'en vais vous parler d'elle...
    La vieille dame se rapprocha alors de Risler et plaça sa chaise perpendiculairement à la sienne instituant un espace propre à la confidence qui n'était pas sans rappeler celui du confessionnal. Dès qu'elle se fut assurée qu'ils ne se trouvaient plus à portée de voix de Marmanda, elle commença à susurrer cette étrange histoire :
    — …Ce jour-là, c'était Pentecôte… c'était la première fois que Marmanda toréait à Chicuelina. Les guichets de la plazza affichaient complets. Les gradins étaient bondés et crépitaient de vivats dans l'attente de la fête. Le corral de l'amphithéâtre baignait dans la lumière dorée du soleil couchant, l'air tiède dans l'arène sentait le jasmin...
    Risler détestait les courses de taureaux autant que le ronflant baragouin dont usaient leurs méprisables prosélytes. Agacé par l'enflure lyrique avec laquelle la vieille dame faisait débuter son récit, il se risqua à l'interrompre.
    — Alors ainsi Marmanda a été toréador !
    — Mais pauvre innocent, bien évidement que Marmanda a été toréador comme vous dites ! Laissez-moi vous raconter la suite, mille dieux !
    Sa voix chuchotante se remit à se dévider :
    — A l'époque dont je vous parle, il y avait déjà plus de trois années que Marmanda avait reçu en place de Madrid l'épée et le titre de matador de toro de la main d'El Borborès en personne. Et oui, de la main d'El Borborès en personne, monsieur Risler ! Autant dire que Marmanda n'était plus une enfant de Marie en ce jour auguste de Pentecôte à Chicuelina... Comme je le disais, les aficionados étaient venus par milliers acclamer celle qui était déjà considérée comme le prodige du siècle. Le mundillo au grand complet avait fait le déplacement de Ronda, Bilbao, Pampelune, Salamanque, Séville, Valladolid, pour saluer l'événement. La foule rassemblée dans l'arène était électrisée comme jamais... Et puis, ce fut l'heure tant attendue, les clarines se mirent à sonner. Marmanda se présenta enfin au paseo. Ce jour-là elle portait un habit de lumière lilas et or. Quand elle parut sur le sable de la piste, sublime, resplendissante, le public se leva d'un même élan et ne put s'empêcher de faire jaillir une gigantesque ovation. Puis, une longue et grave rumeur succéda, une vague d'émotion secoua l'assistance. Ceux qui avaient déjà eu le bonheur de voir Marmanda toréer étaient frappés d'extase comme la première fois qu'ils l'avaient admirée. Ceux qui la découvraient n'en croyaient pas leurs yeux : c'était donc cette longue courtilière dégingandée que l'on surnommait le Diamant des arènes, c'était donc ce fétu qui allait affronter le murias !...
    — Le murias ?... interrogea doucement Risler.
    — Je sais que Marmanda vous a tapé dans l'oeil, monsieur Risler ! Elle vous met l'eau à la bouche, n'est-ce pas ! Je ne suis pas née de la dernière pluie, vous savez ! Si vous ne me laissez pas continuer, macache bono ! Vous n'en saurez pas davantage !
    Risler esquissa un mouvement de rébellion mais accusa le coup.
    — Le murias, ignorant que vous êtes ! c'est le plus infecte, le plus vicieux, le plus coriace, le plus redoutable, le plus effroyable des cornus ! poursuivit-elle en le vrillant du regard. C'est un monstre andalou gros comme un léviathan, puissant comme une locomotive, lourd comme un char de combat !... Des yatagans courbés comme des sabres de maures, des yeux rouges et brûlants comme de la braise, des naseaux fumants comme des bouches de chaudière, des jambons solides comme des blocs de silex, un pelage noir, fripé comme un plateau de morilles, un poitrail large, robuste comme une porte de coffre-fort, une queue plus épaisse qu'un tronc de peuplier !... Plus d'une demi-tonne de muscles, de viande, de carcasse en mouvement ! Le murias, c'est une trombe, un cyclone, un tremblement de terre, une éruption planétaire, un bombardement atomique permanent sur quatre pattes ! Le murias, monsieur Risler, c'est le chaos, l'apocalypse des arènes !... Bref ce jour-là, le murias jaillit du toril. Foin de préliminaires, espadons abaissés, museau écumant, il fondit au triple galop sur Marmanda... Lui, si énorme. Elle, si fluette... Vue des gradins, la confrontation promettait bien des plaisirs ! Les aficionados étaient dans les transes. Les uns et les autres se signaient fiévreusement et remerciaient la madone d'avoir bien voulu leur permettre d'assister à un spectacle si friand... Mais la fête débuta vraiment quand, après quelques effacements de poitrine vifs et bien sentis, Marmanda commença à faire enrager son cornu. Les pieds bien vissés dans le sable, les reins cambrés, le ventre creusé, toute gonflée de sa personne, il fallait voir avec quelle vaillance elle tannait sa bête, l'appelait, l'esquivait. Il fallait voir avec quelle prestance elle disparaissait toute entière, puis réapparaissait, puis redisparaissait à nouveau derrière les grands plis roses de sa capote.
    — Sa capote ?... fit Risler, interloqué.
    — Ne faites pas le fada, monsieur Risler ! souffla tout bas la despotique vieille dame en lui attribuant un solide coup de coude dans les côtes. Depuis le début, je vous ai percé à jour ! Vous savez, je suis intuitive. Très intuitive ! Vous êtes du genre à tout démolir, à tout critiquer, à tout remettre en cause, à tout passer à la trappe, à tout foutre en l'air ! Mais puisque vous avez manifesté un intérêt si vif envers Marmanda, prenez au moins la peine de ne pas m'interrompre, Monsieur le Réfractaire !
    Avant qu'il eut pu protester, elle continua :
    - Je disais donc que votre protégée avait fière allure dans son costume étincelant et qu'elle en faisait voir de toutes les couleurs au cornu. Emportée par la grâce, elle n'avait jamais toréé avec autant d'habileté, de maîtrise. De son côté le picador avait en son temps bien fait bisquer la bête. Caracolant comme un dieu au quatre coins de la piste, l'homme avait de sa pique experte fourragé de nombreuses fois en profondeur et en tous sens la viande du cornu qui s'était débattu comme un beau diable. Ah, on peut dire que ce jour-là le murias en prenait pour son grade ! Son sang giclait, ruisselait, imbibait son abominable couenne noire et transpirante. Il avait récolté de méchantes blessures, sa chair commençait à partir en lambeaux. A la vue de ce monstre en fureur, rossé, percé, déchiré jusqu'à l'os, l'arène suffoquait de plaisir.
    « Au moment idéal, Marmanda plaça ses banderilles. Une perfection, une splendeur ! Mordu par les harpons, le cornu se ruait, donnait de l'assaut. Comme insensible à la férocité de ses charges, Marmanda continuait à montrer qu'elle avait de la hardiesse à revendre. Son bel habit de lumière se maculait de tâches vermeilles toujours plus larges, toujours plus nombreuses de minute en minute : c'était le maudit cornu qui l'éclaboussait de son sang !... Passes de buste, naturelles et autres véroniques s'alignaient avec félicité. Nous atteignions aux plus hauts sommets de l'art ! Plus arrogant que jamais, le mastodonte déplaçait des tempêtes de poussière. Sa tête pesante s'échinait de tous côtés, ses yeux fous lançaient des éclairs. Chaque fois qu'il s'engouffrait dans la muleta de Marmanda, c'était l'apothéose. Sur les gradins, la foule enragée faisait à son héroïne un triomphe, c'était des déversements de hurlements, de vivats. On imaginait déjà Marmanda noyée sous des tonnes d'œillets, on la voyait déjà quitter Chicuelina avec dans son escarcelle des oreilles à ne plus savoir qu'en faire. Moulinant de l'épée et de la muleta, slalomant entre les coups de cornes, elle semblait ne pas se lasser de faire danser son cornu. Elle le tourmentait, le malaxait, le cueillait sans s'épargner. Sous des milliers d'yeux émerveillés, la célébration taurine redevenait une fois de plus cette sauvage fusion du courage et du cœur, cet hymne supérieur de sensibilité et de beauté pure, cette éclatante synthèse de toutes les excellences et de toutes les harmonies, cet idéal éblouissant d'intelligence civilisatrice et d'élévation de la personne humaine qu'elle n'a jamais cessé d'être et qu'elles ne cessera jamais d'être ! Jamais, monsieur Risler, corrida de muerte n'avait livré autant d'âme, autant de vertigineuse grandeur !...
    La vieille dame s'interrompit pour reprendre souffle avant de poursuivre :
    — Déjà bien assaisonné, le cornu n'était plus très beau à voir. Les plaies étaient nombreuses. Entre deux sursauts, on le voyait errer lourdement sur la piste comme égaré dans un autre monde. Il devenait peu à peu une sorte d'épave, de zombie. Cette fois il commençait vraiment à perdre la boule, mille dieux ! Marmanda lui avait rogné le plus gros de sa hargne... Le moment du sacrifice approchait, l'arène ensorcelée bouillait d'impatience. Cloués sur leurs sièges, les belles s'éventaient comme des possédées, les mâles avaient les nerfs tendus comme des cordes de guitare. Communiant dans une même fièvre, le public tout entier avait besoin de se soulager la gidouille. D'instinct, Marmanda savait que l'heure était venue de mettre un terme à cette tension extrême...
« Depuis une paire de longues minutes, le cornu arpentait placidement la piste. Il se retourna soudain et galopa droit sur Marmanda qui leva son épée pour porter l'estocade. Elle s'apprêtait à plonger sa lame entre les omoplates du barbare quand tout à coup, par suite d'une traîtresse charge de la bête, elle fit un écart de côté et voila qu'en ramenant sur elle d'un geste brusque la muleta, elle arracha une des banderilles du dos du murias. Tout alla très vite. La banderille décolla à la verticale comme une fusée. Elle se propulsa dans les airs et retomba aussi sec — oh, funérailles ! — non sur le râble du cornu mais sur la montera de Marmanda ! Cette foutue banderille vint se planter tout droit au sommet de sa boîte crânienne, au beau milieu de ce que les médecins (du moins ceux qui acceptent de regarder un peu plus loin que le bout de leurs nez...) appellent le chakra coronal. Savez-vous ce qu'est un chakra, monsieur Risler ?
    — Je connais parfaitement le chakra coronal, madame Colignac, répondit Risler un tantinet agacé par ce rôle de demeuré dans lequel la vieille dame le plaçait continuellement. C'est un centre éminent du corps humain qu'il vaut mieux ne pas perforer !
    — Et bien, paf ! Marmanda reçut la banderille à cet endroit-là ! En plein chakra ! La pauvrette s'effondra sur le sable. Aussitôt des milliers de sanglots soulevèrent l'arène. Le triste et désastreux souvenir des trépas de Manolete et d'Ignacio Sanchez Mejias s'imposa immédiatement à tous. On éloigna sans tarder le cornu qu'on égorgea sur-le-champ et on transporta Marmanda à l'infirmerie, puis à l'hôpital de Chicuelina où il fut décidé de l'opérer de toute urgence.
    A cet endroit du récit, Risler ne put s'empêcher de laisser échapper un soupir de compassion qu'il lui aurait mieux valu retenir dans son for intérieur.
    — Silence ! fit sèchement la vieille dame. Votre favorite n'a eu que ce qu'elle méritait ! Pas de pitié pour les canards boiteux ! Et n'essayez pas de me faire croire en la pureté de vos sentiments, ne jouez pas les bons samaritains. Vous ne m'aurez pas à ce petit jeu-là. Je sais exactement ce qui sommeille en chaque hombre. Comme nous approchons de Noël, vous cherchez à mettre le petit Jésus bien au chaud dans la crèche, hein, monsieur Risler ! Laissez-moi terminer, mille dieux ! Et vous aurez ensuite tout le loisir de vous appesantir sur les malheurs de votre chérie !
    Les coups de griffes incessants de la vieille dame commençaient à échauffer les oreilles de Risler. Elle poursuivit d'une voix rapide :
    — Marmanda était entre la vie et la mort. Le fer de la banderille s'était enfoncé très profondément dans la boîte crânienne. Elle resta huit heures sur le billard, crénom de bagasse ! La cervelle était écrabouillée à quatre-vingt-dix pour cent. Les chirurgiens firent ce qu'ils purent, c'est à dire pas grand chose. Et depuis ce jour, Marmanda n'a jamais pu remettre les pieds dans une arène. Et depuis ce jour, j'ai la charge complète de cette maladroite, de cette irresponsable, de cette attardée, de cette infirme, de cette vieille nouille !
    — Madame Colignac ! s'exclama Risler, scandalisé.
    — Mais, pauvre ignorant que vous êtes ! Marmanda est follette, vous comprenez cela ! Elle n'a plus sa tête à elle. Toute la sainte journée, elle entend sonner les clarines. Dès qu'on lui lâche la bride, elle vous fait la sarabande. Je sais que l'amour rend aveugle mais tout de même, réveillez-vous mon garçon !
    La vieille dame écarta alors subitement sa chaise et augmenta puissamment le volume de sa voix.
    — Mais je parle, je parle et je m'aperçois que votre verre est vide, monsieur Risler !...
    Marmanda qui n'avait pas pu ne pas entendre ces mots accourut. Risler n'avait pas calculé le nombre de bloody mary que cette dernière avait servi parfois sur un simple signe de tête de la mère Colignac mais ce nombre était assez important. Risler vida d'un trait son verre jugeant cette fois qu'il devait être le dernier. Si l'on comptait bien, cela faisait plus de trois heures d'horloge qu'il tenait compagnie à cette pétulante et tyrannique douairière et le vétérinaire ne se manifestait toujours pas. Tout en s'emparant vivement du panier de Léo, il se leva et dit d'un ton ferme :
    — Pensez-vous que votre fils aura la possibilité de me recevoir ce soir et auriez-vous la bonté de m'indiquer où se trouve la salle d'attente, madame Colignac. Il est tard et...
    La vieille dame ne le laissa pas achever sa phrase.
    — Mais bien sûr que Gilbert va vous recevoir, monsieur Risler ! Un rappel de typhus ne possède pas un caractère d'urgence que je sache. Dès que l'opération sur le mainate sera terminée, vous serez introduit dans son cabinet. Ne vous mettez pas martel en tête, mon garçon !
    — Olé ! hurla alors joyeusement une nouvelle fois Marmanda du fond de la pièce comme pour se gausser des propos de la grand-mère.
    L'irascible vieille dame entra instantanément dans une colère folle et aboya de toutes ses forces :
    — Allez vous coucher Marmanda, je vous prie ! Je vais vous botter le fion, moi ! Vous allez voir ! Vieille nouille !
    Avec cette expression mutine, inimitable dans les yeux, sans marquer le moindre étonnement, sans paraître embarrassée le moins du monde, Marmanda se leva, s'essuya les mains à un torchon, exécuta une rapide courbette et quitta la pièce.
    — Cette péronnelle de Marmanda finira par me faire devenir chèvre, fit la vieille dame. Elle est aussi gourde qu'un écarteur de vaches landaises mais elle a encore de la braise, la bourrique !... Où en étions-nous, monsieur Risler ?... Ah oui ! L'apéritif ! Que diriez-vous d'un petit verre supplémentaire, mon garçon ? Nous nous passerons des services de cette piquée !
    Cette fois, ç'en était trop. Pris par un déchaînement subit dont il s'étonna lui-même, Risler bondit vers l'ancêtre, la fixa droit dans les yeux et tonna d'une voix blanche :
    — Parlons peu mais parlons bien, madame Colignac ! Depuis un moment, il semble qu'on tourne en rond tous les deux dans cette cuisine ! Allez-vous OUI ou NON, purée de borgne ! m'introduire chez votre vétérinaire de fils ! A vrai dire, je n'aime pas beaucoup mégoter, ma petite mère ! Cela fait plus de trois heures que vous me bassiner avec vos foutaises de tables tournantes, de médecines douces à la manque, de courses de taureaux de dégénérés ! Je vais vous mettre en ligne de vol, moi, vous allez voir !
    Cette fois, Risler avait fait mouche. La vieille dame se dressa de sa chaise. Une pâleur mortelle se répandit brusquement sur son visage. Un petit pli mauvais se dessina aux coins de ses lèvres. Ses yeux gris lâchèrent sur Risler une lueur meurtrière mais redoutant sans doute quelque autre accès de fureur de sa part, elle ne crut pas devoir tergiverser.
    — Bon, bon ! Vous trouverez la salle d'attente en sortant. C'est la deuxième porte sur votre droite, hombre !
    Risler se lança sans attendre dans la direction indiquée.
    — Je vous souhaite le bonsoir, madame Colignac ! fit-il en se retournant brièvement.
    Mais, la vieille dame avait déjà tourné les talons. Il ne put l'entendre grommeler que quelques mots qui se voulaient inintelligibles mais dont on comprenait parfaitement le sens général qui pouvait se résumer à quelque chose comme : "Va te faire aimer, grand couillon !"
    Risler trouva aisément la salle d'attente. Elle était vide. Ce qui ne l'étonna guère car il était tout de même plus de 21 heures !
La salle d’attente était vieillotement décorée. Un papier peint jauni orné de roses minuscules tapissait les murs sur lesquels avaient été accrochée une succession de croûtes déplorables figurant une bonne partie des grands mammifères de la création. Une étroite banquette en rotin, une demi-douzaine de fauteuils, une table basse encombrée de magazines défraîchis, une bibliothèque de style placée dans un angle, une pendule à balancier dressée dans un autre ainsi qu'une volière vide déposée sur la tablette d'une cheminée en marbre blanc formaient l'essentiel du décor. Risler prit place dans un fauteuil et déposa le panier de Léo à ses pieds. La pendule sonna le quart de 21 heures. Ce vétérinaire de malheur allait-il montrer le bout de son nez ! Alors que pour la première fois de la soirée Risler se prenait à regretter d'avoir consenti à rendre service à Déborah Barnes, il entendit une porte se refermer en coulisse et des pas traînants se rapprocher. On ouvrit. C'était la vieille dame. Son regard jetait des flammes. Elle écumait de rage. Ses lèvres finirent pas se desserrer :
    — Si vous voulez bien me suivre !
    Tout en s'efforçant de placer une distance entre elle et Risler comme pour éviter une contamination qui aurait pu lui être fatale, elle l'introduisit dans le cabinet. Risler embrassa rapidement les lieux du regard. Ici encore, il n'y avait personne. Une lampe Empire éclairait faiblement un bureau en chêne sur lequel on pouvait remarquer un sous-main bordé de cuir vert, un téléphone avec répondeur, un pot en grès rempli de stylos, un stéthoscope ainsi qu'une épaisse liasse de feuilles d'ordonnances. Le cabinet était également pourvu d'une table d'auscultation, d'une armoire à dossiers, de plusieurs étagères vitrées renfermant quantité de fioles emplies de substances aux couleurs variées. La plus grande partie de la pièce était plongée dans une sorte de pénombre.
    Avec un air pincé, la vieille dame désigna une chaise. Risler annonça qu'il préférait attendre debout. Elle acquiesça d'un mouvement de la tête signifiant qu'elle n'y voyait nul inconvénient et qu'elle priait même pour qu'il pourrisse sur pied le plus rapidement possible.
    La vieille dame s'apprêtait à abandonner les lieux quand Risler, exaspéré, lâcha lestement :
    — Alors l'Ancienne ! Le fiston, c'est pour aujourd'hui ou pour demain ?!
    Sa prunelle grise le transperça.
    — Regardez un peu autour de vous, pauvre cloche ! grogna-t-elle avant de disparaître en claquant la porte.
    Le regard de Risler refit lentement le tour de la pièce et finit par se fixer sur ce qu'il avait pris de loin, sur sa droite, pour un gros aquarium scellé dans le mur. Il s'avança davantage. En effet, il n'avait pas vu. Il n'avait pas vu ce qu'était en réalité ce large panneau vitré ménagé dans une partie de la cloison. Placée à un mètre du sol environ, ce panneau vitré permettait d'observer en accès direct ce qui se déroulait dans une salle contiguë.
    Risler approcha un peu plus. Ses yeux alors s'écarquillèrent et il ne put s'empêcher de tressaillir. On pouvait nettement distinguer au travers de la vitre un petit homme debout, placé de trois quart, rougeaud, transpirant, portant la cinquantaine, un homme revêtu d'une blouse médicale blanche affreusement souillée de sang, un homme qui s'affairait comme un damné devant une paillasse de laboratoire carrelée de faïence immaculée installée au centre de la pièce. Risler examina la scène avec stupeur. Effectivement, la vieille dame ne lui avait pas menti. Effectivement, le vétérinaire (car il ne pouvait s'agir que de lui) n'en avait pas terminé avec le mainate... Tenant encore le manche d'un scalpel ensanglanté, ce dernier venait à l'évidence de décapiter l'oiseau. Les restes du corps emplumé de la malheureuse bête gisaient sur un coin de la paillasse. Selon toutes les apparences, le vétérinaire s'échinait à l'aide d'une impressionnante batterie d'instruments de chirurgie à greffer la tête du volatile au lieu et place de celle d'un infortuné teckel qui avait elle aussi sans doute été tranchée par le même officiant. Le corps du chien était maintenu par des sangles de cuir à l'intérieur d'une boîte à contention pour animaux. A l'autre extrémité de la paillasse, sa brave et bonne tête reposait dans un plat d'émail blanc tel le chef décollé de Saint Jean-Baptiste sur le plateau de Salomé. Fixé au plafond, un puissant réflecteur de salle d'opération éclairait la scène d'une lumière crue. Montrant une face joufflue et congestionnée, le fils Colignac soufflait, transpirait à grosses gouttes. Ç'en était écœurant. Il était tellement absorbé par la boucherie à laquelle il se livrait qu'il ne prêtait nulle attention à ce qui l'environnait. Ainsi, Risler se trouvait à quelques mètres de lui, dans une autre pièce il est vrai, mais on ne peut plus visible derrière la glace transparente du panneau vitré, et pourtant, il semblait qu'il aurait pu espionner Colignac junior des heures et des heures durant sans que ce dernier ne prît conscience de sa présence.
    Risler n'éprouva pas la nécessité d'en voir davantage. A l'évidence, il se trouvait être le témoin involontaire d'une de ces scènes de folie expérimentale menée par une sorte de "docteur Moreau" — ce trop fameux et sordide personnage de Wells — de la plus belle eau ! Risler n'avait plus sa place en ces lieux. En sa qualité de capitaine au S2 français de l’IACO (International Anti Criminal Office), il savait ce qu'il lui restait à faire. Il enverrait dès que possible un sien collègue régler pour l'éternité son compte à cette aimable petite famille. Il n'accomplirait-là, une fois de plus, que son strict devoir.
    Risler avait remarqué dans le bureau une fenêtre qui devait être entr'ouverte car un léger courant d'air fouettait le rideau de voilage qui la garnissait. Il ne mit guère de temps à concevoir l'exécution d'un départ rapide. Il s'empara du panier de Léo, repoussa le rideau, ouvrit un battant de la fenêtre et enjamba la balustrade. Ayant reconquis l'air libre et le pavé parisien, il put aisément attraper au vol un autobus.

                                                                                                

Didier Robrieux

 

Tore 1

 

[ Juillet 2025 ]
DR/© D. Robrieux