Nouvelle
APRÈS LES BLOODY MARY
Conte burlesque
Le vent du boulet...
Tom Risler avait toujours détesté le téléphone. Celui qu’il entendait présentement — le sien — sonnait avec une serinante insistance. Quel raseur pouvait bien l’appeler à plus de huit heures du soir ?! On ne le laisserait décidément jamais en paix. Il décrocha et dit d’un ton sec :
— Risler à l’appareil ! Qui le demande ?
Il radoucit spontanément sa voix lorsqu’il reconnut celle de Déborah.
— Bonsoir Tom. Vous allez bien ? demanda-t-elle. Je souhaitais prendre de vos nouvelles. Je rentre seulement du journal.
— Tout va merveilleusement bien, Déborah. Figurez-vous que je m’apprêtais à vous appeler. Seriez-vous libre ce soir ?
— Oui, je suis libre. Passez chez moi tout à l’heure si vous le voulez, Tom.
Puis, elle enchaîna :
— Avez-vous pu récupérer un peu ? Je vous trouve bien fatigué en ce moment. Vous m’inquiétez.
— J’ai eu en effet des journées harassantes ces temps-ci mais comme vous le savez, je dispose de quelques jours de vacances. Vous ne reconnaîtriez pas l’appartement, je l’ai transformé en maison de repos. Je reste quatre-cinq jours à Paris sans bouger.
— Je pense sincèrement que ces congés vous feront le plus grand bien, insista-t-elle amicalement. Je trouve que vous en faites parfois un peu trop...
— C’est bien mon sentiment. Repos complet ! Vous voyez, j’y suis déterminé, j’ai pris de solides dispositions.
Il y eut un cours instant de silence, puis Déborah reprit :
— A propos, Tom, avez-vous pu vous acquitter du petit service que je vous ai demandé hier matin ?
— Soyez tranquillisée, fit-il. Je me suis rendu comme convenu chez votre vétérinaire. Léo a eu son typhus. Tout s’est déroulé de façon parfaite. Votre lapin a été adorable. Il vous a réclamé plusieurs fois. Il s’est, par ailleurs, amusé comme un petit fou avec une paire de mes chaussettes en laine. Je vous rapporte cet amour tout à l’heure. Je serai chez vous vers vingt et une heures trente, ce ne sera pas trop tard ?
Après lui avoir fait savoir que quand il s’agissait de lui tous les horaires de la planète lui convenaient et que sa porte lui restait ouverte pour l’éternité, Déborah raccrocha.
Comme on le sait, Risler était tendrement lié à Déborah. Ils vivaient chacun dans leurs appartements respectifs ce qui ne les empêchait pas de se fréquenter intimement avec régularité. Ils se connaissaient de fraîche date mais ils étaient aussi sentimentalement attachés l’un à l’autre que deux canards mandarins s’aimant d’amour pur. Aux yeux de Risler, Déborah était la femme la plus jolie, la plus raffinée, la plus cultivée, la plus subtile, la plus astucieuse, la plus étincelante du monde ! Elle lui inspirait les plus vifs sentiments. De façon tacite, ils se retrouvaient tous deux de manière « modérément espacée » implicitement pour ne pas faire entrave à leur liberté mais également pour ne pas risquer de ruiner une liaison aussi jeune et aussi idyllique.
Après avoir reçu ce coup de téléphone, Risler se réjouissait donc cette favorable conjonction qui allait faire de ce rendez-vous une soirée de félicité et d’enchantement. Dès que Déborah avait raccroché, des pensées riches en excitation et en allégresse s’étaient mises à danser joyeusement dans sa tête. Il se rasa de près, se frictionna raisonnablement d’eau de lavande et s’habilla de vêtements frais et pimpants. Il enferma ensuite Léo dans le panier qui avait servi à son convoiement chez le vétérinaire, alla acheter un bouquet de roses rouges chez Gertie, un fleuriste de la rue Broca qui demeurait ouvert toute la nuit, puis sauta dans un taxi qui le conduisit diligemment rue Mérelle, dans le quartier des Buttes Chaumont, où demeurait Déborah. Muni du lapin, du bouquet, et tout à son désir de la retrouver, Risler grimpa en courant les cinq étages qui menaient à son deux pièces sous les toits. Le cœur battant et, il faut bien le dire, également, passablement essoufflé par la montée un peu rapide des escaliers, il pressa longuement le bouton de la sonnette. Dans un premier temps, il n’entendit personne à travers le bois de la porte s’agiter à l’intérieur de l’appartement. Il dut faire carillonner la sonnette à nouveau.
Après un moment qui lui parut une éternité, Déborah vint cette fois ouvrir. Elle portait des lunettes noires de soleil qui lui masquait complètement le regard. Son teint était pâle. Ses traits étaient étrangement dépourvus d’expression. Elle semblait arborer un air fermé, maussade, mécontent.
— Pardonnez-moi de vous avoir fait attendre, Tom, dit-elle d’un ton distant et glacial. J’étais au téléphone. Entrez !
Déborah n’avait jamais reçu Risler de la sorte, aussi durement, aussi sèchement. Elle l’embrassa du bout des lèvres et accepta sans joie le bouquet de roses qu’il lui tendait. Cette attitude ne lui ressemblait guère. Éprouvant presque immédiatement une sorte de malaise devant cet accueil peu amène et si énigmatique, et sentant par ailleurs naître en lui une confuse inquiétude, Risler pénétra dans l’appartement et la suivit au salon. Déborah avait attaché ses longs cheveux bruns qu’elle avait jusqu’aux reins dans une manière de chignon. Elle avait passé une robe en laine mauve dont le décolleté mettait en valeur son cou et laissait finement dénudé le haut de sa poitrine blanche et soyeuse. Elle était éblouissante. Risler lui remit le panier contenant Léo qu’elle prit à cœur de libérer sur-le-champ. Dans le salon qui était si familier à Risler régnait une atmosphère lourde et déplaisante. Sans attendre, Risler posa la question qui lui brûlait les lèvres.
— Qu’est-ce qu’il se passe ici ? On se croirait dans un cimetière !
— Je vous quitte, Tom ! répondit Déborah en dirigeant vers lui les deux verres noirs et inexpressifs de ses lunettes de soleil. Je sais que cela ne peut plus durer entre nous ! Ne discutons pas !
Ce fut comme si le monde se renversait, comme si la terre se fut ouverte sous les pieds de Risler. Le ton de la voix de Déborah indiquait sans ambiguïté ce qu’il y avait d’irrévocable dans sa décision. Les yeux de Risler se détachèrent de son beau visage que les lunettes fumées rendaient effroyablement dur et inclément. Il était écrasé, abasourdi. Il était totalement hors d’état de produire un geste, de prononcer une parole. Il n’avait ni le goût, ni la force, ni le courage de solliciter la moindre explication, la moindre justification. Il se laissa pesamment tomber sur le sofa du salon et ne sut que se prendre piteusement la tête entre ses mains. Ce qu’il redoutait le plus à ce moment précis, c’était de rencontrer le masque indéchiffrable, sans âme, presque inhumain, qui s’était emparé des traits de Déborah habituellement si doux, si bienveillants, si proches, si complices, un masque imperturbable qui était l’expression la plus vive et la plus cruelle de son bannissement et de cette situation perdue.
Le téléphone sonna dans la pièce voisine. Déborah qui était demeurée silencieuse après cette anéantissante annonce de rupture se leva précipitamment et alla répondre en prenant soin de pousser la porte de sa chambre, manière peu équivoque de s’isoler et de ne pas permettre que l’on entendit la teneur de la conversation qu’elle pourrait avoir avec son correspondant ou sa correspondante. Risler profita de son absence du salon pour quitter prestement l’appartement en tirant la porte palière le plus discrètement possible derrière lui.
La cage d’escalier se trouvait plongée dans l’obscurité la plus totale. Cette obscurité décupla la sensation d’accablement et d’impuissance qui l’avait submergé. Il se retourna un instant. Il n’y avait plus qu’un mince rai de lumière jaune sous le bas de la porte de Déborah. Il se mordit furieusement les lèvres, le chagrin lui comprimait le ventre. Après avoir erré une minute à tâtons sur le palier, Risler finit par mettre le doigt sur le bouton de la minuterie et dévala d’un trait, au risque de se rompre le cou, les cinq étages. Il aurait voulu s’enfuir au bout du monde.
Il demeura un instant sur le trottoir, haletant, pantelant, en proie à l'égarement et à la plus complète stupidité. Il faisait nuit noire. La température extérieure avait encore du descendre de plusieurs degrés. Tel un automate, Risler se mit à marcher droit devant lui. Les quelques mots que Déborah avaient prononcés lui revenaient par vagues et lui levaient le cœur. "Je vous quitte, Tom"…"Cela ne peut plus durer entre nous"…"Ne discutons pas"… Même s'il fallait considérer que cette liaison n'accusait pas une trentaine d'années mais seulement un peu plus d'une petite dizaine de mois, Risler l'avait vécue comme un épisode de son existence exceptionnel. Il s’était mis en tête que Déborah était le grand et inaliénable amour de sa vie. Qu’elle l'eût éconduit, l'eût renié de la sorte après une relation sans nuages, si courte fut elle, paraissait invraisemblable, impensable, irréel. Il ne parvenait pas à s'y résoudre. Ne lui avait-elle pas déclaré pas plus tard que la semaine dernière qu'elle ne pouvait imaginer une vie sans lui ? Ah ! Tous les serments, toutes les confidences, toutes les jolies paroles dont elle lui avait caressé les oreilles !... Quelle comédie ! Quelle mascarade ! Quelle hypocrisie ! Déborah — il fallait avoir l'honnêteté de lui rendre justice sur ce point — n'était pas une inconstante, une femme versatile, désinvolte, écervelée, puérile. Il fallait qu'il se soit produit dans sa vie un événement bien important pour qu'elle se débarrassât de lui comme d'un vulgaire rogaton !... Il fallait aller chercher la vérité là où elle se trouvait… Il était inutile de se voiler la face… Déborah devait avoir un autre homme dans son existence… Et Risler devait faire double emploi ! L'appel téléphonique mystérieux qu'elle avait reçu tout à l'heure n'était-il pas suffisamment parlant et révélateur ? Il y avait d'ailleurs eu deux appels téléphoniques lors de sa visite chez elle… deux appels téléphoniques en moins de dix minutes ! Ces appels n'avaient-ils pas donné lieu à un ou plusieurs transfèrements à distance des miaulements d'un amant émoustillé... d'un galant sur les charbons ardents... d'un nouvel élu pris dans les fièvres de la lubricité et empressé d'obtenir un rendez-vous ?... Déborah n'avait jamais manqué d'admirateurs. Elle avait toujours été le point de mire de sa profession. Elle pouvait quand bon lui semblait opérer les meilleurs choix parmi la meute haute en couleurs et en rodomontades de ses confrères journalistes qui lui faisaient constamment la cour. Sans aller chercher bien loin, ce type du Boston Globe, ce correspondant de presse américain au physique de professeur de gymnastique, cette caricature de baroudeur bronzé hiver comme été qui depuis si longtemps lui tournait autour avec le fanatique entêtement d'une mouche obnubilée par une tartine de miel de montagne avait bien dû finir par obtenir gain de cause… Risler pensa qu'il se pouvait qu'il eût porté des cornes depuis belle lurette… Cette renarde enjôleuse avait du s'en donner à cœur joie ! D’instant en instant, Risler regrettait que les hasards de la vie lui eurent fait rencontrer Déborah, lui eurent fait aimer Déborah. Il regrettait de l'avoir tant chérie. Il regrettait de s'être mis, bonne pâte, à la disposition de son foutu lapin, ce bonzaï à pattes et poils qui lui avait au surplus détruit une paires de ses meilleures chaussettes… Il la haïssait ! Il l'abominait !...
Un vent aigre de chaos, de vide, de désolation l'emportait comme un fétu. Il vagabonda longuement dans les rue de Paris remâchant son ressentiment et sa peine dans la nuit glacée. Il était plus d'une heure du matin lorsque, épuisé et transi, il se décida à diriger ses pas vers son domicile de la rue des Nourrices. Il s'enferma chez lui à double tours. Sans allumer les lumières de l'appartement, il rejoignit la chambre à coucher et se jeta tout habillé sur le lit. La fenêtre de la chambre donnait sur la rue, une rue par chance rarement empruntée et peu bruyante. A cette heure, la pièce se trouvait plongée dans un calme parfait. Alors qu'il n'était pas sujet à ce genre de trouble, Risler se mit à ressentir de violents maux de tête. Il resta ainsi un long moment étendu sur le dos, l'esprit chaviré, sans pouvoir trouver le sommeil, à subir les martèlements de cette affreuse et hostile migraine tout en scrutant les ténèbres bleutées qui emplissaient la chambre. Les souvenirs des mois passés auprès de Déborah défilaient dans son imagination en une incessante et machiavélique farandole. Ses pensées revenaient vers elle sans relâche, avec un automatisme quasi-obsessionnel, et lui faisait saigner le cœur. Sans doute, pour son compte, l'avait-elle déjà entièrement oublié. Risler était en lambeaux. Il aurait voulu se désintégrer, s'évaporer, se dissoudre, disparaitre de ce monde. C'était le cas de le dire : "Les mauvais jours [étaient] là, mon cheval gris [n'avançait] plus." Jamais les fameux vers de Xiang Yu ne s'étaient mieux appliqués au malheur qui était le sien et qui semblait avoir privé son être de ses substances les plus vives.
Tandis qu'il se trouvait dans un demi-sommeil nauséeux, que le dépit le minait tout entier et que sa céphalée donnait le meilleur d'elle-même, Risler entendit soudain une série de légers cliquetis métalliques provenant de l'extrémité du couloir. Manifestement quelqu'un tentait avec un luxe de précautions infini, et certainement au moyen d'un passe-partout, d'ouvrir la serrure de la porte d'entrée. Étendu sur le lit, Risler ne bougea pas et prêta l'oreille. Personne ne possédait les clés de son appartement, pas même le concierge, pas même cette débauchée de Déborah. Il était deux heures du matin, il était cocu, il avait la migraine, un damné rongeur l'avait spolié d'une paire de chaussettes et, pour finir, on cherchait à s'introduire chez lui ! Amita Bouddha ! Voila qui faisait beaucoup pour une seule journée !
Les bruits métalliques se renouvelèrent.
De fait, ces essais répétés d'intrusion dans son appartement lui firent l'effet d'une douche froide, le portèrent à retrouver tous ses esprits et à agir avec méthode et raison. Ainsi, Risler demeura allongé sur le dos et, sans modifier d'un centimètre la position de son buste, il détendit lentement de bras droit, ouvrit silencieusement le tiroir de sa table de chevet et mit la main sur la crosse de son revolver de service. Depuis qu'il avait reçu chez lui, dans ce même appartement, la visite nocturne et inopinée de Rico Sacca — un tueur-à-gages fou connu notamment pour sa consommation maladive de Munster et dont l'haleine empestait à cent mètres à ronde —, il conservait toujours son "matériel" à proximité de sa literie. Fugitivement, Risler se souvint que lors de cette très ancienne mésaventure, il avait senti Sacca venir de loin et il lui avait fallu avoir le cœur bien accroché pour neutraliser défintivement ce « Monsieur Fromage » désaxé.
Après qu'ils eurent procédé à plusieurs et infructueuses tentatives, celui ou ceux qui s'ingéniaient à crocheter sa serrure parvinrent, semble-t-il, à la déverrouiller et à pousser la porte d'entrée qui fut refermée avec une habileté toute professionnelle. Risler maintint fermement l'index sur la détente du revolver. Il lui sembla alors qu'une seule personne, et non plusieurs, avait pénétré dans l'appartement. Il entendit nettement ladite personne effectuer quelques courtes allers et venues dans le salon avant de se diriger à pas de loup vers sa chambre à coucher… L'oreille tendue, Risler retint sa respiration tout en pointant son arme en direction de la porte qu'il avait laissée légèrement entrebâillée comme il en avait l'habitude et tout en demeurant prêt à faire feu au moment opportun.
La porte s'entrouvrit. Autant que la pénombre pouvait le permettre, il finit par distinguer une vague silhouette s'introduisant furtivement dans la chambre. La forme humaine qu'il entrevoyait à peine s'avança alors encore davantage, puis s'immobilisa au milieu de la pièce. Cette forme humaine était celle d'une femme. Nom de nom ! C'était Déborah !
D'un mouvement rapide, Risler glissa le revolver entre le matelas et le sommier du lit. Déborah ! Ce soir ! Chez lui ! Dans sa chambre à coucher ! Alors qu'elle venait de le jeter comme un vieux débris !... Il n'arrivait pas à y croire. Pourtant, il était impossible d'en douter, c'était bien elle ! Risler ne bougea pas et resta coi de bonheur devant une apparition aussi hallucinante, aussi miraculeuse. Il croyait être le jouet d'un rêve pervers et trompeur. Il n'avait jamais ressenti choc si intense, émotion si entière, si opportune, si bienfaisante, mais il se trouvait tout à la fois noyé dans un océan de défiance, de doute, de sombre et tracassier scepticisme confronté qu'il était à un si impensable revirement de situation.
Tom Risler la vit dans la semi-obscurité ôter prestement, sans bruit, de la façon la plus naturelle qui fut, son manteau, sa robe, puis le reste de ses vêtements avant de venir s'allonger doucement sur le lit à ses côtés. Il sentit son corps tiède se rapprocher et venir se blottir contre lui. Son cou, ses longs et fins cheveux étaient légèrement imprégnés d'Amadis, un parfum dont elle ne faisait usage que dans les grandes occasions. Risler la serra fortement dans ses bras. Il était comme enivré, il exultait, il ressuscitait, il osait à peine bouger, à peine respirer, il ne prétendait à aucun échange de paroles, à aucune espèce d'explication de peur de voir s'évanouir ce charme qui l'inondait d'une joie si profonde, si accomplie. Ce fut seulement pour se rassurer et pour entendre le son de sa voix que Risler balbutia banalement de toute la candeur de son âme :
— Déborah. C'est vous ?
— Qui voulez-vous que ce soit, Tom ? répondit-elle. Ce n'est pas le fantôme de Canterville ! C'est bien moi et je vous préviens que la prochaine fois que vous me mentirez à propos du typhus de Léo, je vous plaquerai pour de bon ! Quand vous êtes venu chez moi tout à l'heure, j'avais le Docteur Colignac au bout du fil. Il s'étonnait du fait qu'on ne lui ait pas apporté Léo comme convenu ! Vous n'avez pas conduit cette pauvre bête chez le vétérinaire, Tom ! Qu'avez-vous à répondre à cela ?
Qu'avait Risler à répondre à cela, en effet, alors que la surprise, l'émotion, le ravissement féerique de ce qui semblait revêtir toutes les formes d'une tangible réconciliation avec Déborah le submergeaient, l'étourdissaient, l'extasiaient ? Surmontant son émoi, il fit cette réponse concoctée dans l'improvisation la plus absolue :
— Pour tout dire, Déborah, avant de me rendre chez le vétérinaire, j'ai trouvé Léo un peu patraque. J'ai simplement pensé qu'il valait mieux différer d'un ou deux jours l'administration de son vaccin. Je n'ai pas voulu vous inquiéter. Rien ne pressait en réalité, voilà tout !
Mais elle sembla ne pas se satisfaire de ces éclaircissements.
— Voilà tout ! Voilà tout !... Vous imaginez que je vais gober vos fables, Tom. La vérité, c'est que vous avez dû encore aller faire bombance chez Feng, votre ami restaurateur, que vous vous êtes encore endormi dans votre satané fauteuil et que vous avez omis de vous réveiller à temps pour vous rendre à ce rendez-vous ! Vous étiez encore dans vos béatitudes ! J'ai toujours pensé que vous étiez un maniaque, Tom ! Et je pense que je suis également une sacrée déséquilibrée pour vous aimer aussi follement !... Bon sang ! Qu'est-ce qui peut bien trotter là-dedans ? fit-elle encore en tapotant gentiment du bout de son doigt l'occiput toujours migraineux de Risler.
Pour ce qui le concernait, l'heure était au consensus car la recomposition de ses relations avec Déborah prévalait sur tout le reste. Risler endossa donc en bloc la responsabilité de ses fautes :
— Je suis désolé de vous avoir menti. Je suis un misérable, ma chérie. Je le confesse, j'ai succombé une nouvelle fois sans modération au sauté de crevettes de Feng et à toutes ces petites cochonneries à base de canard et de pousses de bambou qu'il sait si bien préparer. J'ai encore péché par gourmandise, il faut me pardonner, Déborah.
— C'est oublié, finit par dire Déborah d'un ton doux et dépourvu d'acrimonie qui signifiait aussi qu'elle lui accordait sa miséricorde et qu'il fallait tirer un trait sur toute cette histoire.
Puis, elle ajouta d'une voix plus affectueuse encore :
— … D'ailleurs, tout cela est de ma faute. Vous êtes exténué en ce moment. Je n'aurais jamais dû vous demander d'accomplir cette corvée chez le vétérinaire. Je ne vous ai pas trop peiné chez moi tout à l'heure ? Vous ne me gardez pas trop rancune du petit tour que je vous ai joué, mon chéri ?
— Pas le moins du monde, répondit Risler. Je commence un peu à vous connaître, Déborah. J'ai tout de suite réalisé que vous me faisiez une blague et je ne m'en suis nullement formalisé. De fait, comme vous pouvez le constater, je reviens tout juste du cinéma. Je n'ai pas même eu le temps de me déshabiller !...
— Ravie de ne pas vous avoir occasionné trop d'inquiétudes ! répliqua Déborah en manifestant malgré elle un soupçon d'agacement et de déception. Et quel est donc le film que vous êtes allé voir ?
— La Vengeance de Maître Zhang Bao, un film d'action qui se passait sous les Song du Nord, un film épatant ! dit-il.
— Il ne s'appellerait pas plutôt Feng, votre film ? J'ai appris que votre âme damnée en gastronomie ouvrait maintenant en nocturne presque tous les soirs de la semaine !...
— N'abusez pas, Déborah ! gronda Risler de façon bien inoffensive tandis que sa bien-aimée se lovait délicieusement contre lui. D'ailleurs, parlons peu mais parlons bien, je serais curieux de savoir par quel miracle vous possédez les clés de mon appartement ?!
— Comme je suis amoureuse de vous depuis un petit bout de temps, confessa-t-elle d'une voix câline et faussement contrite, j'ai eu la faiblesse et la déraison de penser qu'un jour je pourrais avoir besoin d'accéder à votre appartement. Un week-end durant lequel vous m'aviez confié votre trousseau, j'ai fait confectionner — dans un accès insensé d'adoration passionnelle pour votre auguste personne — un double de vos clés à votre insu. Ce crime impardonnable mérite un châtiment exemplaire, j’en suis consciente, j'implore votre pitié, Tom…
Une rapide analyse de la situation conduisit Tom Risler à penser que la clémence représentait en l’occurrence la sentence idéale.
— Vous êtes acquittée mais je ne sais lequel de nous deux est le plus insupportable, Déborah, grommela-t-il tandis que les liens du caressant amour qui les avaient de nouveau réunis continuaient de se resserrer.
Didier Robrieux
[ Juillet 2025 ]
DR/© D. Robrieux