Livre

Sans titre 2

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Science-fiction


RAY BRADBURY


Fahrenheit 451

 

 


« Seigneur, il y avait des tas de jolis livres autrefois, avant que nous les laissions disparaître. » 

« Je me souviens des journaux qui mourraient comme des papillons géants. On n’en voulait plus. Ça ne manquait plus à personne. »  

Ray Bradbury, Fahrenheit 451 — octobre 1953.

 

 

    Il ne ferait vraiment pas bon vivre dans le monde décrit par Ray Bradbury dans Fahrenheit 451, monde terrifiant et oppressant dont on a parfois le sentiment qu’il préfigure l’avenir, qu’il nous pend au nez. Peint avec un réalisme convainquant mais aussi avec une écriture de poète, ce récit de science-fiction bien connu donne en effet froid dans le dos. Le premier saisissement qui nous traverse provient de cette évocation franche et directe d’une société futuriste abominable et monstrueuse qui relance le souvenir de mauvaises aventures du passé (les autodafés) et qui fait largement état d'une idéologie totalitaire qui semble de nos jours charmer de plus en plus de nations.  
    Tout d’abord, le feu comme épouvante. Ray Bradbury fait naître une cité imaginaire livrée à des pompiers d’un nouveau genre qui répandent à volonté et avec une rage destructrice les incendies au lieu de les éteindre. Les victimes principales des lance-flammes de ces insatiables psychopathes sont les livres ainsi que les habitations des propriétaires qui ont eu le malheur d'en héberger1. Quand ils ne sont pas exceptionnellement épargnés pour être recyclés en de mauvais digest sans substances2, les livres sont ainsi systématiquement et de manière « institutionnalisée » réduits en cendres, liquidés.      
    Qu'est-ce qui justifie aux yeux de ces anges exterminateurs l’acte de carboniser les livres ? Certains des arguments sont confondants : « Il n’y a pas deux livres qui soient d’accord entre eux », « Les gens qui sont dans les bouquins n’ont jamais existé »… D'autres sont plus "dogmatiques" : les livres « ne racontent RIEN »; ils contribuent à alimenter la confusion des esprits, à « déboussoler » les membres de la société. 
    La cruauté et la violence imbibent tout le tissu social de la mégalopole imaginée par Ray Bradbury. Certains usagers de la route ont pour habitude de faire des pointes à 160 km/h à travers les villes en guise de défouloir. Des gamins « de douze à seize ans » — à qui il arrive parfois aussi de s’entre-tuer — roulent au volant de bolides et s’amusent à écraser les passants.     
    A quoi se résument les relations ordinaires entre les particuliers lambda de ces zones urbaines grises et froides? Les « gens ne parlent de rien ». Personne « n’est jamais d’un avis différent ». Les individus sont des inconnus les uns pour les autres.3 Des familles « factices » composées de pantins plus ou moins holographiques qui ne disent «rien de rien » et qui le disent « à tue-tête » étreignent et bichonnent artificiellement les populations dans l'intimité de leurs domiciles, dans leurs salons. Autres protagonistes diaboliques de ce récit : les limiers, ces robots-chiens chargés de surveiller les « asociaux » et de leur faire la chasse. Programmés « pour traquer, trouver et tuer », ils sillonnent les agglomérations de part en part. 
    Voila ce qu’est devenue la vie communautaire sur une bonne portion de la planète terre ! C’est le maintien de l’ordre par le feu, la répression, l'emprisonnement. C’est le contrôle des cerveaux et l'aliénation collective par la terreur, la propagande, l'effacement méthodique de l'Histoire, la déshumanisation. C’est l’abrutissement des «masses populaires » par le bruit : des écrans gigantesques tapissent les murs des logements et hurlent, les haut-parleurs des métros arrosent les usagers de décibels, les avions sillonnent le ciel et répandent un tapage assourdissant... Les administrés de ces vastes localités sont tellement conditionnés par le vacarme ambiant qu’ils en arrivent à avoir « la hantise du silence ». La plupart d’entre eux ont d’ailleurs pris l’habitude de s’enfoncer régulièrement des écouteurs — des « petits Coquillages, des radio-dés », comme les nomme Bradbury — dans les oreilles pour s’assommer de « bruits électroniques, de musique et de paroles ». 
    Étouffer le libre-arbitre individuel, promouvoir délibérément et à grande échelle l’ignorance (pratique d’asservissement bien connue depuis la nuit des temps), « battre en brèche l’esprit humain », « faire s’envoler toute pensée inutile, donc toute perte de temps », éliminer les opposants, constituent les principes souverains de cette société dictatoriale et oppressive, forment le cadre permanent de cette Inquisition mue par le fanatisme, la domination et la médiocrité.
    
Personnage central du livre, Guy Montag est l’un ces pompiers pyromanes qui exercent leur profession sans états d'âme. Mais une rencontre inopinée vient soudain faire office de « déclencheur » dans son existence routinière. Des interrogations commencent à occuper progressivement ses pensées. Une révolution mentale s'opère peu à peu en lui. Il est pris d’une frénésie de vouloir tirer les choses au clair. Il perçoit qu’il est dépossédé de son être. Il veut se libérer de ses chaînes et décide de ne plus courber l’échine4. Montag se met à cacher des livres comme d’autres ont caché, en leurs temps, des hommes ou des femmes pourchassées au cours des guerres. Poursuivis par les autorités en place, il devient alors une sorte de résistant. Une seconde rencontre cruciale le mettra en présence d’un guide amical et providentiel qui l'aidera à réaliser sa mue d’homme affranchi et de citoyen responsable.
    Il se trouve toujours des êtres humains confrontés dans leur quotidien, dans leurs chairs, dans leurs consciences, aux réalités répressives de régimes despotiques, êtres humains qui se dressent — souvent au prix d'arrachements courageux et de sacrifices héroïques — contre la haine et l’inéquité, qui décident de dire non, qui choisissent le camp de la vie et de la liberté. Montag, le héros de Fahrenheit 451, est de ceux là. 

                                                                                                 Didier Robrieux

 

Ray Bradbury
FAHRENHEIT  451
Ed. Gallimard


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1.    Quand ce ne sont pas les propriétaires de ces habitations eux-mêmes qui périssent dans les bûchers. 

2.    Les livres « classiques » sont peu à peu « ramenés à des émissions de radio d’un quart d’heure, puis coupés de nouveau pour tenir en un compte rendu de deux minutes, avant de finir en un résumé de dictionnaire de dix à douze lignes. » 

3.    « Personne n’a plus le moindre instant à consacrer aux autres »

4.    « Quand commencerai-je à agir de mon propre chef ? » 

 

[ Août 2025 ]
DR/© D. Robrieux