Nouvelle
MAIS OÙ EST DONC PASSÉ
LUCAS SELMANE ?
Conte Burlesque
Tout le monde a lu les Mémoires de Lucas Selmane si sobrement intitulés Un petit coucou adressé des cuisines de la brasserie Schlumflecker, énorme succès de librairie publié aux Éditions de L'Hirondelle. Espérons ne pas faire injure aux lecteurs et lectrices de cette histoire en rappelant succinctement la nature du contenu de cet ouvrage de Selmane devenu culte : la naissance et l’enfance à Saint-Némoyon sous la tutelle unique de sa mère célibataire, l’école communale, le catéchisme, le collège, le lycée (son aversion pour les mathématiques dont la marque des dents restèrent longtemps imprimées dans l’épaisseur de sa chair), les études supérieures, son embauche à Jour Presse, sa carrière de journaliste, sa brochette d’affaires sentimentales embrouillées, le rachat du journal qui l’employait par un grand groupe international suivi de son licenciement brutal et immédiat. Puis, la déqualification, puis la "dégringolade" avec comme seule planche de salut pour Selmane un emploi de plongeur attrapé à la volée sein de la brasserie Schlumflecker de l’Avenue du Bois, emploi de plongeur que le mauvais sort lui fit endurer pendant plus de vingt ans. Puis enfin, dans les dernières pages du livre, pour couronner le tout, le dévoilement énigmatique de la décision radicale de Selmane de se retirer de la vie sociale et publique. Décision suivie d'effet car, de fait, après la parution de son récit autobiographique, Lucas Selmane se volatilisa ! On n’entendit plus parler de lui. Et personne ne put retrouver sa trace en dépit de nombreuses recherches.
Je n'avais jamais compris pourquoi la vie somme toute sans grand relief de Lucas Selmane consignée dans ses Mémoires avait suscité tant de ferveur publique, avait constitué un si grand événement éditorial. N'existe-t-il pas des milliers d’existences aussi amèrement accidentées, aussi tristement banales ? Pourtant, cette question ne cessait de me titiller car, en même temps, les récits personnels consignés par ce personnage mystérieux comportaient, qu'on le veuille ou non, quelque chose d’étrange, de fascinant, de magique. Dieu sait pourquoi, je me mis à éprouver l'irrépressible désir d'en savoir plus sur Lucas Selmane.
Lorsque je parlai de cette histoire au professeur Lionel Sainte-Suzanne, le Directeur de notre Centre, lorsque j’évoquais à ce dernier l’idée de recueillir les témoignages de ceux et celles qui pouvaient avoir connu Selmane et de structurer tout cela sous un format original, celui d’une sorte d'audition publique presque théâtralisée, il fut sur-le-champ enthousiaste :
— Mais, nom d'une crotte de lapin, c'est génial ce que vous me proposez, Jean-Samuel ! me lança-t-il les yeux luisants d'émerveillement. Je vous engage à mener sans tarder cette enquête à propos de ce Selmane ! Fouillez, creusez, piocher, vous avez carte blanche ! Le Centre mettra à votre disposition un magnétophone. Vous pourrez dès que vous le souhaiterez prendre vos quartiers dans le bureau qui se trouve à côté de celui de Mme la surveillante, il est équipé d'un ordinateur. Vous possédez une plume magnifique, Jean-Samuel ! Vous nous avez pondu l'an dernier une délicieuse petite pièce de théâtre que tous vos amis du Centre ont été heureux d'interpréter à l'occasion de la galette des Rois. Vous êtes le Shakespeare de cette maison. Écrivez-nous encore une fois quelque chose ! Nous vous en serons reconnaissants. Depuis plusieurs jours, je me creusais la tête. Je pensais vous passer commande d'un son et lumière avec chevaux, costumes d'époque, jets d'eau, feu d'artifice, genre Puits du Fou, vous voyez ?!... mais il ne mène à rien d'avoir la folie des grandeurs, n'est-ce pas ! Il y a dans ce que vous venez de m'exposer l'idée d'un excellent jeu de rôle et d'une animation autrement plus originale pour notre petite communauté. Attelez-vous-y dès à présent. Je crois en vous, Jean-Samuel ! Vous êtes intelligent, vous êtes une forteresse intellectuelle, vous avez de l'imagination à revendre. Vous pouvez le faire, Jean-Samuel ! Vous pouvez le faire !!!
Galvanisé par les encouragements du professeur Sainte-Suzanne, je me mis sans attendre au labeur. Il y a bien longtemps de cela, une amie m'avait dit que je possédais un nom de détective privé. Je ne savais pas qu'il m'arriverait un jour de m'en sentir l'âme ! Il s'agissait donc pour moi de parvenir à joindre le plus grand nombre possible de personnes ayant été à un moment ou à un autre en relation avec Selmane. La tâche ne fut pas aisée. Après un long et patient travail d'investigation, je parvins à retrouver quelques uns de ces témoins ou de ces êtres marquants qui avaient traversés son univers et à réaliser ce difficile tour de force qui consistait à réunir tout ce petit monde un dimanche après-midi dans la vaste salle du réfectoire du Centre.
C'était l'été.
J'avais fait déposer sur le comptoir du réfectoire un vase contenant une immense gerbe de glaïeuls rouges, fait tirer les rideaux pour modérer les ardeurs du soleil et fait installer en demi cercle plusieurs dizaines de rangées de chaises en face de la table derrière laquelle je devais officier. Chacun voulut bien accepter toutes les règles du jeu que je proposais, et notamment celle du non-dialogue absolu entre participants. Quel amphithéâtre ! Quelle belle assemblée ! J'avoue que ce jour-là, placé que j'étais devant l'impressionnant aréopage des anciennes connaissances de Selmane augmenté d'un large public venu de l’extérieur également convié à assister à la séance, ce ne fut pas sans émotion que j'appuyai sur le bouton "ON" de l'appareil enregistreur.
M. Émile Picardon, maire de la ville de Saint-Némoyon, ville natale de Lucas Selmane, et ancien directeur de l’école communale, fumeur de pipe acharné, fut la première personne à laquelle je tendis le micro. Il me fit l'effet d'un homme franc et décidé possédant l'étoffe d'un tribun. Je reçus de lui cette longue déclaration :
— Écoutez, le portrait qu'il fait de moi dans son ouvrage est assez flatteur. Eh bien, sachez que je conserve un excellent souvenir de Lucas Selmane enfant ! Je me souviens parfaitement de ce petit bonhomme. C'était un élément assez brillant. Dans la perspective de notre rencontre, j'ai fait exhumer ses carnets de notes des archives de notre école. Comme on peut le constater, ils ne sont pas si mauvais que cela. Sur le plan discipline, il n'était pas moins chenapan que les autres : bagarres dans la cour de récréation, cavalcades dans les couloirs, tirages de langues dans les escaliers, boules puantes dans les cabinets... bref, le programme habituel, vous voyez ce que je veux dire.... Le petit Selmane comptait aussi parmi ses camarades de jeu préférés, Valère Carabignac, l’aîné des propriétaires de l'hôtel-restaurant Les Bouleaux Argentés, dix ans à l'époque, la jeune pousse la plus crue et la plus salace de Saint-Némoyon. Il n'y en avait pas deux comme lui pour nous chanter dans les rues ou sur le chemin de l’école des chansons de carabins invraisemblables où il était question de testicules d'éléphant et de confiture de mirabelles, je vous passe les détails. Il débitait les pires obscénités à tout moment et sa spécialité était donc de le faire en chanson ! Oreilles chastes et délicates s'abstenir ! Sinon Valère était un gentil garçon mais complètement régenté par ses poussées de testostérone. Si j’avais été son père ou sa mère, j’aurais mis chaque matin du bromure dans son Banania mais, bon, je n’étais pas ses parents... —
J’apporte par ailleurs de suite un correctif à l'une de vos assertions. Me trouvant être aussi depuis une quarantaine d'années le maire de Saint-Némoyon et ayant la prétention de connaître un peu la vie de mes administrés, je puis vous affirmer que Lucas Selmane a été élevé par son père — je dis bien par son père — et non par sa mère célibataire comme il l’affirme dans son livre. Son père était un docteur vétérinaire de bonne renommée établi dans notre ville au 36, rue Grand-Guillaume. Vous pourrez obtenir mille témoignages confirmant cette information.
J'ai très bien connu le père du petit Lucas Selmane, le vétérinaire donc — Frantz Selmane — dès son arrivée dans notre localité, c'est à dire juste après la guerre. Nous avons été mis en contact par l'intermédiaire d'un réseau de Fraternité qui nous était commun. Il adorait son fils. Il est exact qu'ils ne manquaient jamais tous deux une séance de notre ciné-club du vendredi. Il est exact également que nous avons visionné à cette époque Orphée, O'Cangaceiro ainsi que Au risque de se perdre mais également bien d'autres films épatants tels que Un baquet de sang de Roger Corman, Des monstres attaquent la ville de Gordon Douglas, Assurance sur la mort de Billy Wilder ou encore le Dorian Gray d'Albert Lewin, vous savez ce film entièrement tourné en noir et blanc à l'exception du portrait que Lewin a représenté en couleur. Vous vous souvenez de la scène où Hurt Hatfield interprète le 24ème prélude de Chopin ?!... A propos de Chopin, Frantz Selmane jouait admirablement du piano. Il faisait donner des cours de cet instrument à Lucas qui ne se débrouillait pas mal, disait-on, mais je n'ai jamais eu l'occasion d'entendre le petit dans ses œuvres.
Pour tout vous dire, Selmane père était un original. Sur le plan professionnel, il possédait notoirement deux casquettes : celle de vétérinaire et, tenez-vous bien, celle d'astrologue-numérologue ! La première moitié de sa journée, Frantz Selmane la passait au cul des vaches, la seconde, à sonder l'avenir de ses concitoyens ! Avouez que ce n'était pas banal. Cette double activité ne manquait pas de faire sourire mais lorsque l'on rencontrait ce personnage, il faisait immédiatement votre conquête, toutes les préventions tombaient et on se mettait généralement à l'aimer sans réserve. Hormis une demi douzaine de mal embouchés qui le jalousaient, il était largement apprécié de la population locale.
Au domicile des Selmane — une coquette et confortable maison bourgeoise en meulière — était installée une véritable ménagerie. Vous trouviez là-bas à demeure : serins, canaris, perruches, tourterelles, chiens, chats, poules, canards, une bonne cinquantaine d'hippocampes et de poissons chinois, une paire de juments, un mainate éclopé, une tortue asthmatique, un lapin unijambiste, une chouette borgne, un perroquet mauvais comme un teigne, sans compter des rats blancs en veux-tu en voila. J'allais oublier le singe : un chimpanzé un peu cinglé qui mettait la maisonnée en révolution chaque fois que Lucas le laissait s'échapper du local qui lui était attribué.
Chacune de ces bestioles avait son histoire. Chacune d'entre-elles était une rescapée qui ne devait la poursuite de son existence qu'à l'intervention vigoureuse du docteur ou à celle d'un groupe d'activistes défenseurs des animaux de la région qui lui était acquis. La quasi-totalité des espaces de la maison et de ses dépendances avaient été réquisitionnés pour héberger ces damnés de la gent aminale. Tel corps de cheminée inutilisé avait fait l'objet d'un aménagement spécial pour recevoir la cage du perroquet, telle fenêtre était devenue une volière, tel placard avait été recyclé en abri grillagé pour hamsters et ainsi de suite. Par chance, il se trouvait dans les murs une vieille employée de maison entreprenante et assez finaude (physiquement, le portrait tout craché de Pauline Carton), immuablement vêtue de longues blouses noires, qu'on appelait la Plo et qui faisait avec un zèle spectaculaire la chasse aux moutons, poils de chats, plumes de perruches et autres déjections indésirables. Lorsque l'on mettait les pieds dans l'univers selmanien, on se trouvait brutalement transporté au cœur du règne animal dans ce qu'il possède de plus diversifié et de plus proliférant mais, très vite, c'était le règne végétal qui vous rattrapait et vous sautait aux narines ! Tout ici sentait le pin, la lavande, l'eucalyptus, le chèvrefeuille ! La Plo faisait usage de bombes désodorisantes jusqu'à saturation !...
Au rez-de-chaussée, le père de Lucas possédait deux bureaux. Dans le plus grand, il recevait la clientèle vétérinaire. Les murs de cette pièce étaient recouverts jusqu'à hauteur d'homme de carreaux de faïence blancs un peu comme le sont ceux de ce réfectoire où nous nous trouvons. Une rampe de néon fixée au plafond y répandait une lumière blafarde. Il régnait dans cet endroit équipé de façon sommaire une lugubre ambiance de salle d'opération (pour ne pas dire de salle de morgue...) mais Franck Selmane, sans doute pour réchauffer un peu l'atmosphère, avait accroché derrière son bureau — un horrible meuble métallique verdâtre — un immense poster assez comique représentant un lion couché qui louchait. Je crois qu'il s'agissait du lion de la série télévisée très regardée à l'époque, Daktari.
Le plus petit bureau était quant à lui destiné aux consultations astrologiques. Il consistait en un salon plutôt cossu décoré dans un style de manoir anglo-saxon : boiseries, tentures, tapis d'Orient, meubles précieux, luxueuses bibliothèques, fauteuils de cuir profonds, lampes à abat-jour, atmosphère feutrée. Vous trouviez là aussi, accroché derrière le magnifique bureau en acajou que Selmane s'était choisi pour cette pièce, le même poster du bon gros lion de Daktari, lion qui cette fois, grâce aux bons soins d'un habile retoucheur photographique, avait été débarrassé de son strabisme oculaire. Selmane était très fier de cette malice dont il ne se lassait pas.
A l'époque où je l'ai connu, Frantz Selmane était un bel homme brun dans la force de l'âge, bien bâti, toujours vêtu avec élégance, complets classiques, chaussures impeccables, assez charmeur, généreux, plutôt porté à jeter l'argent par les fenêtres. Il avait de faux airs de Trevor Howard, vous savez, l'acteur qui tient le rôle du Dr Harvey dans Brève Rencontre. Il avait un côté très anglais jusque dans son humour. Il parlait d'ailleurs toujours avec beaucoup de jubilation de Jerome K. Jerome et de P. G. Whodehouse. C'était un bon vivant. Il était gourmand. Les cailles en papillotes et les écrevisses aux petits pois pouvaient faire leur prière lorsqu'il poussait la porte de certains grands restaurants de la région ! Je me souviens également qu'il aurait pu faire deux cents kilomètres à trois heures du matin pour trouver des rollmops, vous savez, ces trucs au vinaigre. Il cuisinait les carpes à merveille. C'était aussi un spécialiste patenté de la mousse au chocolat. Il en réalisait de fameuses.
C'est à son domicile que je le rencontrais le plus souvent. Nos conversations connaissaient toujours une certaine animation. Il avait ses têtes de Turc : le pape, les médecins, par exemple. Je dois vous dire que je ne manifestais pas beaucoup de docilité envers ses théories et ses activités astrologiques. Nous avions sur ces questions des débats houleux. Je ne parvenais pas à admettre ses positions, il se montrait imperméable aux miennes. En dépit des bonnes résolutions que nous prenions l'un comme l'autre avant de démarrer nos entretiens, le ton montait, l'excitation gagnait, nous nous querellions. Il finissait par me traiter de "mécréant rationaliste" ou de "bête à foin". Tout cela ne nous empêchait pas d'être bons amis.
Je me souviens qu'il prétendait notamment avoir mis au point une table de conversion numérologique qu'il avait baptisé unoloscope. Matériellement, cette table de conversion se présentait sous la forme d'un assemblage de disques de bois superposés de diamètre différent comportant chacun un assez grand nombre de symboles cabalistiques qui se refusaient à la compréhension de tous ceux qui s'aventuraient dans leur déchiffrement. Réunis en leurs centres par un rivet, ces disques de bois pouvaient être actionnés et, selon la position que choisissait de leur donner l'utilisateur, étaient censés délivrer des indications de correspondance entre la valeur des nombres et le mouvement des planètes. Cette invention était toute la fierté de Franck Selmane. Il considérait avoir donné-là naissance à un instrument appelé à lever le voile sur les plus hautes énigmes ésotériques de son temps. Mais ce qui le désespérait, c'était que le mode d'utilisation de cet instrument fabuleux lui échappait à peu près sur toute la ligne !... Il y a, vous savez, les questions que soulèvent l'homéopathie du Dr Hahnemann ou encore les expériences relatives à la "mémoire de l'eau" du Dr Jacques Benvéniste où l'on voit que des effets sont mis en évidence alors qu'on n'en comprend pas les mécanismes... Je dirai que dans le cas du Dr Franck Selmane, des mécanismes étaient mis en évidence alors que les effets étaient quasiment inobservables !... Jour et nuit, Selmane s'épuisait en cogitations en vue de percer le mystère du fonctionnement de cet appareil récalcitrant qui était, on peut le dire, comme la chair de sa chair ! Un autre point me laissait pantois. Figurez-vous qu'il avait imaginé que ses théories "unoloscopiennes" devaient faire la preuve de leur validité irréfutable sur ce champ d'application jugé par lui idéal qu'était le corpus des pronostics de courses hippiques ! Je m'explique : Selmane se faisait fort de démontrer à plus ou moins brève échéance qu'il serait en son pouvoir par le truchement de son unoloscope de se procurer le nom des chevaux gagnants dans l'ordre dans la 6ème à Vincennes !... C'était devenu son obsession. Alors qu'il n'était pas cupide pour un sou, il se disait pas loin de mettre la main sur une petite fortune ingénieusement ratissée sur les champs de courses du PMU, petite fortune qu'il se proposait, il faut être juste, de redistribuer pour partie à ses congénères à l'exception des "mécréants rationalistes" et des "bêtes à foins" dont j'étais !... Tous les six mois, il m'annonçait être près du but ! Je dois reconnaître qu'avec toute la considération que je devais à Franck Selmane et toute l'ouverture d'esprit dont j'étais capable, il m'était difficile d'apporter ma caution à cette quête qui se paraît du noble épithète d'occultiste et qui se donnait par ailleurs comme visée suprême de toucher le tiercé ! Tout cela me semblait manquer de hauteur, me dépassait. Cette démarche ne me paraissait propre qu'à rebuter l'individu le mieux disposé à la tolérance et le mieux disposé à encourager l'émergence de connaissances nouvelles par-delà les formes totalement extravagantes qu'elles revêtent parfois inévitablement !... Je suis fils et petit-fils d'agriculteur, ancien instituteur de campagne des écoles publiques, plus proche — je ne m'en cache pas —de la Sociale que du Goupillon et des cercles conservateurs, ce qui ne m'a jamais empêché de faire bonne accueil aux optiques différentes des miennes et de respecter les enseignements entendus comme ésotériques ou spirituels. Les parents de Frantz Selmane, le vétérinaire donc, avaient été de grands professeurs d'université en Autriche. Il avait été lui-même une sorte de surdoué, il avait accompli de brillantes études, il était, il faut bien le dire, un homme équipé d'une intelligence exceptionnelle, ferré dans les domaines les plus variés, raisonneur subtil, fin politique, amateur d'art, musicien comme je vous l'ai dit... Alors, nom de Dieu, le tiercé !... Je ne parvenais pas à comprendre comment il était possible qu'un esprit aussi élaboré pouvait se vouer à des objectifs aussi indigents ! C'est étrange mais je n'ai jamais pu recevoir de sa part de réponses satisfaisantes à ce sujet et aujourd'hui encore je ne sais que penser...
Comme je m'efforçais de rappeler courtoisement à M. Picardon qui nous enfumait de plus en plus avec le fourneau de sa bouffarde que c'était davantage Lucas Selmane fils qui constituait l'objet de ma curiosité, il poursuivit en accélérant le débit de ses paroles sur un ton qui laissait percer une franche pointe d'irritation :
— Les Selmane père et fils ont quitté Saint-Némoyon dans les années 60 pour aller s'installer à Paris. La Plo les a suivi. Le docteur s'est vu proposer la reprise du cabinet vétérinaire d'un confrère parisien qui prenait sa retraite. Sachez pour la petite histoire que les rumeurs sont allées grand train à l'époque dans Saint-Némoyon. Comme Selmane était un habitué de la pince à tiercé et que la rage qu'il mettait dans ses travaux sur l'unoloscope n'était un secret pour personne, il n'en fallut pas davantage pour que certains fassent courir le bruit qu'il était devenu brusquement riche à milliards et qu'il s'était offert un hôtel particulier princier dans les beaux quartiers de la Capitale ! On racontait que cet hôtel formidable disposait de pas moins de trois-cent-soixante-cinq fenêtres et que chaque jour Selmane se postait devant l'une d'entre-elles pour contempler sous tous les angles les multiples aspects du parc non moins formidable qui l'entourait !... Inutile de vous dire que personne n'a jamais pu à ma connaissance témoigner de la réalité de cette mirifique fortune.
Je n'ai rien de significatif à ajouter à propos du petit Lucas Selmane sinon que par la suite j'ai lu sa signature dans les journaux, surtout à la période où il travaillait à Jour Presse. J'étais très heureux du déroulement de sa carrière mais je n'ai jamais cherché à le contacter.
A l'opposé de l'intarissable M. Picardon, l'abbé Jean Brûlard, curé à Saint-Némoyon, personnage rose et glabre d'un abord un tantinet onctueux et retors, préféra se montrer laconique :
— A l'époque, nous étions confrontés à Saint-Némoyon à un groupuscule assez virulent de francs-maçons et de libre-penseurs qui avait pris souche à l'école du pays et qui cherchait à étendre son influence dans toute la région. Malgré un contexte familial qui subissait de plein fouet l'ascendant de cette clique sectaire porteuse de projets dangereusement insurrectionnels, le petit Lucas, grâce au Ciel, semblait parvenir à conserver un esprit libre, ce qui à mon sens dénotait une grande force de caractère chez un enfant de cet âge. Je pense qu'il avait rencontré la lumière de Dieu. Il ne jurait que par le latin. Il était aussi un fervent praticien de la confession auriculaire du samedi après-midi... mais sur ce point, il ne m'est pas possible de vous en dire davantage...
J'interrogeai ensuite Clément Lauzanne, agent commercial dans une société de matériel médical, ami d'enfance de Selmane :
— Lorsque nous étions enfants, nous habitions, Lucas et moi, le même patelin. Nous étions voisins et copains comme cochons. C'était l'époque des scoubidous. Nous buvions du Pschitt orange et du Vittel Délices citron toute la journée. Lucas faisait la collection des bouchons de bouteilles de Gévéor qui étaient en plastique mou et qui ressemblaient à de petits canotiers. Il y en avait de toutes les couleurs. J'étais son principal pourvoyeur car mes parents tenaient une épicerie et, chez lui, on ne buvait pas de Gévéor. En ce temps-là, tout le monde récupérait ces bouchons pour en faire des rideaux chasse-mouches qu'on installait aux portes des cuisines. C'était une vraie folie, on va dire...
Le jardin de Lucas possédait une grande mare. L'été, nous nous installions souvent au bord de cette mare et nous nous livrions à toutes sortes d'activités : pêche au gros, élevage de têtards, navigation de bateaux à voile en modèles réduits, ricochets, etc. Le jeu préféré de Lucas était Robinson Crusoe. Il voulait toujours m'entraîner dans ses histoires de naufragés. Il fallait que je me passe le visage au noir de bouchon de bouteille en liège brûlé et il m'imposait de jouer le rôle de Vendredi. Un peu esclavagiste sur les bords, Lucas, on va dire... La plupart du temps, j'acceptais parce que c'était l'occasion pour moi de m'en donner à cœur joie avec mon lance-pierres. Sur une des berges de la mare, nous avions construit une cabane qui abritait notre misère de rescapés des mers. Pour faire couleur locale, Lucas apportait parfois son perroquet et son chimpanzé. C'était la cerise sur le gâteau, on va dire... Je n'ai jamais lu Robinson Crusoe mais je pense que nous prenions de grandes libertés avec le livre car hormis des quantités de pirates qui ne nous laissaient jamais en paix, d'affreux Peaux-Rouges et parfois même des Martiens avides d'extermination humaine voulaient eux aussi s'accaparer notre île et il nous fallait, comme disait Lucas, "verser notre sang" pour la défendre.
Il y avait aussi le catéchisme. Nous y allions régulièrement Lucas et moi. La Plo donnait quelquefois un coup de main au père Brûlard et nous délivrait ponctuellement la bonne parole le jeudi dans une petite salle du presbytère. C'était un personnage, la Plo, on va dire. A l'église, lors de la célébration dominicale, nous étions souvent sommés par elle de nous installer près de son banc en bois attitré. Emmitouflée dans un vieux manteau de laine couleur moutarde, elle se montrait pendant toute la durée de l'office très digne, très rigide. On aurait dit un véritable morceau de bois ! L'église n'était pas chauffée. Elle était presque toujours glaciale été comme hiver. La Plo avait contracté une sorte de rhume chronique et à chaque messe du dimanche matin, on pouvait voir une longue goutte de morve translucide solidement amarrée au bout de son grand nez rougi par le froid. On avait l'impression que cette goutte était toujours la même et qu'elle était vieille de plusieurs années (Lucas disait "de plusieurs siècles"...). C'était fantastique, cette goutte ne tombait jamais. Cela tenait du prodige. Lucas et moi avions parfois du mal à contenir nos envies d'éclater de rire.
Je n'ai pas beaucoup fréquenté Lucas à l'époque du lycée et des études car nous nous trouvions dans des établissements différents. En revanche, lorsqu'il travaillait à Jour Presse, je le rencontrais quelquefois, on va dire...
Lucas a toujours été un type compliqué. Il avait des idées très arrêtées. Il n'y avait pas plus gentil garçon mais il fallait toujours qu'il coupe les cheveux en quatre. A chaque fois qu'il ouvrait la bouche, c'était des prises de tête, on va dire... A quoi cela sert-il de s'esquinter le tempérament avec des raisonnements assommants !
Tout ne marchait pas exactement comme il le souhaitait dans son milieu professionnel. Il m'a confié un jour qu'il rencontrait des problèmes avec ses collègues journalistes parce qu'il refusait de rester debout au moment des conférences de rédaction comme le voulait une tradition-maison qu'il jugeait imbécile à son journal. Sacré Lucas ! Une vraie tête de bois ! Il ne se déplaçait jamais aux arrosages qu'organisaient ses collègues de travail. C'était une autre de ses lubies qui n'était pas très bien prise, on va dire... Je me souviens également d'une discussion que nous avions eu à propos d'un changement de formule de son journal Jour Presse. Ces relookages qui avaient lieu régulièrement dans la presse française avaient le don de le hérisser. Il disait que ce n'était pas en changeant de maquette tous les deux ans qu'on pouvait prétendre faire sortir du bois de nouveaux lecteurs et que ces bouleversements systématisés conduisait infailliblement à une baisse de crédibilité générale qui finirait pas tuer tous les journaux du pays. Pour lui, ces efforts de nouveautés n'étaient que des simagrées inspirées par la fascination qu'exerçait sur tous les esprits le monde de l'audiovisuel. Un peu vieux jeu, Lucas, on va dire !... Je me demande si ce n'est pas en partie pour ces raisons qu'il a perdu son poste à Jour Presse.
La dernière fois que je l'ai vu, je ne lui ai pas trouvé bonne mine, on va dire... Il n'avait pas l'air dans son assiette. D'après ce que j'ai cru comprendre, il ne voyait plus personne. Je me suis demandé s'il n'était pas en train de péter les plombs. Avec Jeanne-Françoise, ma femme, on venait juste de faire Marrakech. Je lui ai dit à Lucas : "Lucas, le soleil brille. Pourquoi ne ferais-tu pas le Maroc cet été ? Le Maroc, ça l'fait ! Voila qui te changerait les idées. Il faut que tu te lâches ! C'est clair." Il n'a pas eu l'air emballé, on va dire...
Mme Anne-Lise d'Échansson, née Burg, professeur de philosophie au lycée Henri IV à Paris, ancienne camarade de lycée de Lucas Selmane, ne souhaita pour sa part s'en tenir qu'à un témoignage lapidaire :
— Je crois que j'ai capté un moment l'attention de Lucas mais il m'était indifférent. Il était beau garçon, on ne peut le nier, mais cela ne suffit pas pour contenter une femme. Il jouait divinement du piano (clameurs d'acquiescement dans la salle). C'était aussi bien Glinka, Moussorgski que le Clavier bien tempéré ou les Variations Golberg. Ses interprétations étaient à tomber par terre.
Ce fut ensuite Nora Legman, aujourd'hui journaliste, correspondante permanente de France Inter à Washington, parée ce jour-là d'une ravissante robe bleu azur, qui accepta avec beaucoup de grâce de me livrer son opinion à propos de Selmane :
— Vous savez, nous étions toutes un peu amoureuses de Lucas même s'il faut reconnaître qu'à une époque chez lui le libertin supplantait le gentleman ! Ce n'était pas vraiment un romantique. Je ne rentrerai pas dans les détails. Lucas était un garçon très gai, très positif, pas tracassier pour un sou. Nous formions à l'époque un groupe d'amis très soudé. Nous passions notre temps à remuer des idées, à rire, à nous attendre à la sortie de nos écoles ou de nos facs, à participer à des manifs, à prendre des pots rue Mouffetard, à pérorer sur les bancs du Luco, à nous extasier sur les films du Saint-André-des-Arts, à nous chamailler dans les bouibouis de la Huchette, à nous rendre chez les uns, chez les autres, à nous aimer féériquement dans les chambres de bonne qu'on acceptait avec beaucoup de méfiance de nous louer. Nous vivions dans une très forte excitation, nous étions ivres de désirs, de projets. Je n'ai jamais retrouvé des instants aussi intenses, aussi spontanés.
En matière sentimentale, je me souviens qu'il y avait parmi nous les adeptes de la rencontre fusionnelle et ceux de la rencontre étincelle. Lucas était un des grands prêtres de la seconde école. Ne me demandez pas en ma qualité d'ex-fusionnelle à quoi se référaient exactement les gens de l'étincelle. Je crois qu'en réalité nous nous chicanions au sujet de notions vides de sens qui avaient chacune le même contenu erroné. A cette époque, nous éprouvions constamment le besoin de rompre des lances à tous propos.
Lucas était un renard. Cela ne fait aucun doute — beau parleur, grande agilité intellectuelle, dialecticien redoutable, cérébralité florentine, du panache, beaucoup d'humour — mais il était aussi un être simple, vrai, naturel, capable de sincérité, de sensibilité, de douceur. C'était cet alliage paradoxal qui faisait son charme. Il n'y avait aucun cynisme chez lui. Mais tout cela, vous savez, remonte à bien loin. Notre petit groupe s'est progressivement désagrégé au gré des orientations professionnelles des uns et des autres, des déménagements, des mariages. Ce fut la plus merveilleuse époque de ma vie.
Phénomène inévitable, Lucas Selmane ne se connaissait pas que des amis ! Un nommé André Tabarin, ancien "camarade" de promotion à l'école de journalisme, individu au regard fuyant et au ton narquois, aujourd'hui rédacteur au service économique d'un grand hebdomadaire national fit entendre son son de cloche :
— Excusez-moi de vous le dire aussi directement mais Selmane était un type imbuvable. C'était un petit monsieur je-sais-tout assez content de lui. Crâneur, vantard, fanfaron, il ne se mouchait pas du pied, je peux vous le dire ! Il fallait toujours qu'il brode, qu'il parade. Par dessus le marché, c'était un coco, un rouge ou un gauchiste ou quelque chose comme ça. Il a fréquenté un temps une jeune journaliste italienne, Gésuina Azarelli, qui avait fait un court passage dans notre école. C'était une fille superbe qui avait beaucoup de classe, une magicienne, un idéal de charme, d'intelligence, de sensibilité, de douceur. Selmane quant à lui était un gars de la campagne qui était resté un peu rustre, un peu mal dégrossi. La pauvre n'était pas à la noce avec un type pareil ! Elle l'a d'ailleurs plaquée assez rapidement. Je crois qu'elle a bien fait de prendre le large. Sur le plan journalistique, Gésuina Azarelli était au top, Selmane ne valait pas un clou ! Leurs palmarès professionnels parlent d'ailleurs pour eux : Gésuina Azarelli est devenue une star du journalisme et une grande patronne de presse, Selmane a disparu de la circulation. Il est dans les choux !
Gésuina Azarelli n'était pas issue d'un milieu très favorisé. Il est difficile de se rendre compte à quel point elle a accompli au prix d'efforts considérables une réussite exceptionnelle. Ce qui ne veut pas dire d'ailleurs que tout a toujours été rose dans sa vie personnelle. Hormis ses déboires sentimentaux avec Selmane qui étaient de notoriété publique, j'ai appris que son père avait été lâchement assassiné à Palerme. Quelle tuile pour elle ! Elle ne méritait pas cela.
Où se trouve Selmane à l'heure actuelle ? Je le verrais bien chez les cloches ou chez les zinzins personnellement…
Je trouvais — à contrario — en Francis Salomon, ancien collègue journaliste de feu Jour Presse et ami de Selmane, son panégyriste :
— Le niveau des interventions de Lucas avait toujours une certaine altitude. En matière de réflexion, il avait toujours sur nous un ou deux coups d'avance. Il avait lu une multitude de bouquins dont la plupart du temps nous ne soupçonnions pas même l'existence. J'ai également très bien connu Gésuina Azarelli. C'était une jolie fille mais aussi une foutue garce ! J'ai lu quelque part que Philippe Soupault qui n'aimait pas Gala, l'épouse de Dali, l'avait surnommé "la punaise". Cet épithète aurait pu tout aussi bien s'appliquer à cette Gésuina ! Je ne comprends pas comment Lucas avait pu s'acoquiner avec une pareille furie. Elle avait réussi à faire le vide autour de Lucas et à éloigner de lui tous ses amis. Il y avait constamment entre eux de l'eau dans le gaz. Elle le faisait tourner en bourrique. Remarquez, Marc-Antoine était bien le petit toutou de Cléopâtre...
J'atteste que Lucas était fondamentalement une "bonne nature". C'était un type extrêmement énergique. Ce n'était pas un gars à se ronger l'âme ni à perdre les pédales. Il aimait la vie. Il explosait de vitalité. Lorsque l'on parle de Lucas Selmane, il faut toujours avoir à l'esprit qu'il nourrissait une grande passion pour la fiction et plus spécialement pour la fiction littéraire. C'était également mon cas et nous nous entretenions souvent tous deux de littérature. Je sais qu'à plusieurs reprises il s'était essayé à écrire des romans. Je peux vous certifier qu'il n'était pas pour autant homme à confondre évocation romanesque et réalité ! Il serait par conséquent à mon sens totalement stupide de prendre Un petit coucou au pied de la lettre. Il serait dommage que le lecteur de ce texte sombre dans une telle confusion. Je suis effaré par le nombre d'amateurs de romans qui demeurent obnubilés par la personnalité privée, sociale et psychologique des auteurs dont ils abordent les œuvres ! Il y a toujours cette sempiternelle résistance à admettre qu'auteur, narrateur et personnage représentent des entités bien distinctes dans un processus littéraire ! Tenez, je prends cet exemple : vous, M. Risler. Vous êtes appelé à devenir le narrateur à part entière de cet entretien dédié à Lucas, n'est-ce pas ? Il serait en conséquence totalement absurde de vous confondre avec M. Didier Robrieux, le véritable auteur du présent texte ! Je redis à nouveau avec force que lorsque l'on a du goût pour la littérature, la grande ou la petite, la bonne ou la mauvaise, il est indispensable d'accepter le principe de la différenciation entre auteur et narrateur et personnage ! Dans le même ordre d'idées, quelle aberration, ne croyez-vous pas, que de s'acharner à vouloir croire que Julien Sorel est Stendhal ou que Humbert-Humbert est Nabokov ! Il n'y a que Flaubert pour proclamer que Madame Bovary, c'est lui !... et d'ailleurs, par parenthèse, rien ne prouve que ce dernier ait prononcé cette parole que tout le monde colporte à plaisir !... Les lecteurs qui ne croient pas en la créativité démiurgique de leurs écrivains ni aux personnages qu'ils enfantent sont perdus pour la grande émotion esthétique romanesque ! Savez-vous que la grosse majorité des auteurs dignes de ce nom lorsqu'ils se retrouvent devant la page blanche et qu'ils prennent la plume ne connaissent rien de ce qui les attend ? Savez-vous que la plupart du temps ils ne connaissent rien des situations qui vont se présenter à eux, rien des personnages qui vont venir s'animer dans leurs récits ? Croyez-moi, il serait totalement insensé de prendre les écrits de Lucas Selmane pour argent comptant ! Ce texte vaut ce qu'il vaut mais je pense que sa centralité est purement littéraire. Vous me direz que cela ne résout pas l'énigme de la disparition de notre ami. Je vous confierai que je suis plutôt de ceux qui l'imaginent à cette heure installé incognito dans un transat et sous un parasol à siroter une orangeade bien fraîche sur une plage de Floride !
Parvenu à ce point de mes entretiens, un certain Denis Morel, dessinateur de bandes dessinées, ancien camarade et voisin de palier de Selmane pour ce qui concerne son dernier domicile connu au 18, de la rue du Capitaine Cocard (quartier du canal Saint-Martin) à Paris, leva timidement le doigt. L'individu appelait une immense sympathie. L'ensemble de sa personne irradiait de désintéressement, de bienveillance. Je n'avais jamais croisé de ma vie un tel regard, doux et noir, saisissant, désarmant presque, de bonté vraie et c'est avec plaisir que je m'empressai d'accorder la parole à celui qui en était l'étonnant détenteur :
— Je me permets d'intervenir pour vous faire part d'une réflexion qui ne manquera pas de prolonger celle de M. Salomon et que je souhaite soumettre à votre jugement, cher amis. Il faut bien voir que Lucas dans son texte, vous l'avez remarqué, "parle" des cuisines — je dis bien des cuisines — de la brasserie Schlumflecker et que nous tous et toutes ci présents, nous nous trouvons — comme par hasard — attablés dans un réfectoire. Il y a là, vous en conviendrez, un certain cheminement !... (murmures d'approbation dans la salle). Symboliquement, tous ici rassemblés, nous nous trouvons aujourd'hui être en quelque sorte les tout premiers dégustateurs de cette histoire sensationnelle… Y aura-t-il un second service ?... Un autre défilement de plats tout aussi goûteux et tout aussi surprenants aura-t-il lieu par la suite ?…. Cela ne me paraît pas impossible. Entende celui et celle qui a des oreilles... Salive celui et celle qui a des papilles… En attendant bon appétit à chacun et à chacune d'entre vous ! Je souhaite également à tous et à toutes une excellente digestion !...
Tout le monde fut fortement impressionné par la spirituelle intervention de Denis Morel. Il y eut un tonnerre d'applaudissements. Je ne pus quant à moi me retenir de lancer à toute force un bravo à l'adresse de cet exceptionnel personnage.
Ce fut à peu près à cet instant que Thierry Burlador, bottes texanes aussi blanches que l'émail éclatant de ses dents, pantalon à fines rayures noires et oranges "coordonné" à une veste bleue nuit criblée de paillettes argentées, chemise de satin noire, cravate jaune poussin, pénétra dans l'enceinte du réfectoire. Ce dernier m'avait préalablement informé qu'il ne pourrait passer nous rendre visite qu'en "coup de vent" se trouvant ce jour-là dans la nécessité de procéder à pas moins de deux séances d'enregistrement !
On ne présente plus Thierry Burlador, le célèbre producteur et présentateur-vedette de l'émission culturelle hebdomadaire de télévision Houlala. On sait moins que cette coqueluche de la scène médiatique — Thierry Burlador est l'homme aux cinq Sept d'Or, ne l'oublions pas !... — est originaire de Saint-Némoyon et — pour ce qui nous occupe plus particulièrement — qu'il figure parmi les amis de la première heure de Lucas Selmane.
J'eus quelque difficulté à arracher ce monstre sacré flamboyant des griffes de ses fans qui, à ma grande stupéfaction, se comptaient en assez grand nombre dans la salle. La calme revenu, il nous confia sa réaction :
— Nous ne nous sommes jamais perdus de vue, Lucas et moi, depuis notre enfance à Saint-Némoyon. Nous sommes restés très proches. Quand ça le prenait, il m'expédiait par la poste ses manuscrits et sollicitait mon avis à leur propos. Je ne sais pas comment il s'y prenait pour écrire des textes aussi rasoirs ! Ses articles journalistiques étaient excellents et je ne comprenais pas comment il était possible que sa prose littéraire soit aussi plate et aussi ennuyeuse ! Quelle purge ! Je lui ai conseillé plusieurs fois de modifier sa façon de travailler, d'y ajouter un grain de folie, de choisir des sujets plus porteurs, d'employer des tournures moins amidonnées, de faire des phrases plus courtes, plus nerveuses, d'être plus direct, plus percutant, plus moderne !... Je lui disais parfois : "Tes textes manquent un peu de pêche, Lucas. Il faut mettre le turbo !"... Les gens travaillent toute la semaine. Ils ont besoin de se distraire. Ils leur faut des livres qui se lisent tout seuls, des livres qui leur changent les idées. Les longues phrases naphtalinées, les discours intellectuels alambiqués, les prêchi-prêcha philosophiques à n'en plus finir, tout le monde s'en tamponne le coquillard ! Il a toujours été impossible de se projeter dans les textes de Lucas. Et un lecteur qui ne se retrouve pas dans un texte n'a qu'une envie : celle de le refermer et d'aller retrouver Sharon Stone ou Bruce Willis au cinéma du coin ! Du rire, de l'action, du scandale, du crime, du frisson, du sexe, du radada, voila ce que le public recherche ! Et c'est bien normal !... Il faut empoigner le lecteur. Pas le canuler !
Quand je disais cela à Lucas, il faisait le dégoûté, il montait sur ses grands chevaux, il se drapait dans son manteau de vertu et me claironnait pour la énième fois qu'il y avait "ceux qui servaient la littérature et ceux qui s'en servaient", que la littérature n'était pas un "produit marketing", qu'il en avait soupé de la "sous-culture Kleenex" et ainsi de suite... Moi, je vous le dis comme je le pense : Lucas était à côté de la plaque ! Tout cela était au-dessus de ses possibilités personnelles. Il mettait la barre trop haut. A force de vouloir tutoyer le Sublime, on ne fait rien ! Il ne suffit pas de brandir un idéal. Encore faut-il posséder les moyens de l'atteindre ! Je sais que Lucas a traversé des jours difficiles mais il arrive un moment où il faut avoir le courage d'appeler un chat un chat : ses textes n'étaient pas bons, un point, c'est tout ! C'est assez pathétique d'ailleurs... Lucas m'a confié un jour qu'il ne se trouvait pas une seule personne de sa connaissance pour trouver des qualités à ses manuscrits et qu'il était le seul à croire en eux. Et pour cause : ce qu'il écrit a toujours été barbant !
Vous devez me trouver bien sévère mais ne vous méprenez pas, cette vieille branche de Lucas est plus qu'un ami pour moi. Nous avons passé ensemble les plus belles années de notre jeunesse et je considère qu'il fait partie de ma famille. J'étais prêt à tout mettre en œuvre pour l'aider, j'étais prêt à faire de ses livres des best-sellers et de lui un écrivain fêté, célébré, reconnu. Encore aurait-il fallu qu'il y mette du sien !... Je le répète : j'étais prêt à mettre Paris à ses pieds (n'oubliez pas, ma modestie dut-elle en souffrir, que de nombreuses stars du monde culturel français me doivent leurs carrières...), j'étais prêt à emmener Lucas sur la route du succès et à accompagner son triomphe ! (bruyants applaudissements dans la salle). Pourquoi pas un lancement de ses ouvrages en prime time dans mon émission Houlala ? Pourquoi pas un classement Bingo-flash-top au Hit-livres Houlala ? Pourquoi pas une rafale de portraits et d'entretiens dans les titres de la presse magazine Houlala ? Pourquoi pas des piles de ses bouquins placées en tête de gondole dans nos librairies Houlala ? Pourquoi pas une promotion du feu de Dieu dans les grands salons internationaux sur les étales des stands Houlala ? Pourquoi pas un portail sur le web, une vidéo, un clip Houlala ? Pourquoi pas des tee-shirts, des posters, des autocollants, des porte-clés, des épinglettes parrainés par Houlala ?... J'y étais prêt, M. Risler ! (nouveaux applaudissements nourris). Mais il devait y avoir un Schmilblick chez Lucas. Je me demande si au fond de lui-même il ne préférait pas jouer au poète maudit. C'est le meilleur moyen de ne rien faire de son existence, non ?... Bon, je suis obligé d’admettre qu’au final — sans moi — il a réussi à faire, quelques dizaines d’années plus tard, un exploit avec Un petit coucou adressé des cuisines de la brasserie Schlumflecker. Mais c’est incompréhensible !
Son intervention achevée, Thierry Burlador s'excusa de devoir nous quitter et fila rejoindre les studios où ses équipes l'attendaient. Puis, il fut temps d'écouter un autre participant.
Eu égard à un planning professionnel qui l'absorbait entièrement, j'avais eu toutes les peines du monde à obtenir la venue de Marion Lancenay, Directrice de Recherche à la faculté d'Orsay, spécialiste du choc histaminique chez les cellules souches hématopoïétiques suréquipées de type CTH, qui ne voulut cependant pas me désobliger, ce dont je lui sais gré. Je ne pus en revanche recevoir d'elle qu'une réaction dépossédée de toute substance dont je ne parvins pas à déterminer si je devais la mettre sur compte d'un reniement ou d'une amnésie. Sous leur gangue affable, les quelques mots qu'elle prononça ressemblaient au néant :
— Je suis désolée. J'aurais bien aimé vous être utile, M. Risler, mais il me semble ne jamais avoir rencontré de ma vie une personne ayant pour nom Lucas Selmane ! Il n'est rien arrivé de fâcheux à ce monsieur, j'espère ? En revanche, j’ai bien connu un dénommé Tom Risler. Seriez-vous parent ?
Apparemment, ma réponse à ce sujet lui importait peu car, en effet, alors que je m’apprêtais à lui confirmer volontiers que j’étais bien, sans erreur possible, le frère cadet du Tom Risler dont elle parlait (j’avais entendu le nom de Marion plusieurs fois jadis dans la bouche de Tom), Marion Lancenay, prise pas on ne sait quelle urgence et en vrai courant d’air, avait déjà décampé du réfectoire.
Gésuina Azarelli, divorcée, actuelle directrice de The New European Weekly First basé à Londres, eut également l'amabilité, quoique également très affairée, de répondre à mon invitation. Elle fut sans conteste la personne féminine qui me fit la plus forte impression. Elle tint mystérieusement à conserver un long moment ses lunettes noires qu'elle ôta peu avant de prendre la parole. Je découvris alors le visage d'une femme comme je n'en avais jamais rencontré. La description qu'avait fait Lucas Selmane de Gésuina Azarelli dans ses Mémoires n'était pas exagérée. Il ne me fut pas difficile d'imaginer que les années n'avaient eu aucune prise sur sa beauté qui se promettait d'aller jusqu'au bout des siècles et des siècles. Gésuina Azarelli semblait également toujours être demeurée ce chaudron d'énergie et de passion évoqué par Selmane. Sans se montrer ostensible, la réussite sociale se voyait chez la belle journaliste : chaussures chics, sac à main luxueux, tailleur rouge écarlate de grand couturier, bijoux de prix, coiffure impeccable, ongles vernissés avec goût,
Mme Azarelli était un rêve à elle toute seule. Quand on la voyait, on ne pouvait qu'empoigner sa lyre : de longs cheveux brun noir parsemés d'ombres rousses, deux chatons innocents dans d’invincibles yeux jaunes et verts, un soupçon de pastel rose sur les joues, une bouche insensée faite pour l'adoration, des quenottes virginales comme de jeunes clochettes de muguet, une poitrine remplie d'oiseaux sacrés multicolores volant en liberté, une taille d'infante, une silhouette de biche, une démarche suave et légère de divinité indienne, des pieds qui cheminent en glissant et qui ne touchent plus terre... et aussi toutes les marques d’un esprit que l’on imaginait rayonner de profondeur et de finesse... De longs cheveux brun noir parsemés d'ombres rousses… Deux chatons innocents dans ses yeux jaunes et verts... De longs cheveux… Je confesse qu'elle m'avait littéralement conquis bien avant que les pétales de ses lèvres ne s'ouvrissent et que j'entendisse sa voix d'ange :
— Je suis certes une femme d'Europe du sud mais je suis aussi une femme moderne, une femme d'aujourd'hui. J'éprouve comme toute femme moderne, comme toute femme d'aujourd'hui, le besoin légitime de respirer, de bouger, d'exister, vous me comprenez, M. Risler ?! Lucas était un personnage étouffant ! Lorsque je le fréquentais, j'avais le sentiment d'être maintenue dans une boîte. C'était une sorte de dictateur, de Tibère ! Il ne tolérait pas ceci, pas cela. Il me faisait une scène lorsque je n'avais pas installé le couvert au moment où il avait décidé qu'il devait être installé ou lorsque je mettais Bella Tchiao sur le pick-up après vingt-trois heures ! J'ai entendu dire quelque temps après notre liaison par une "bonne copine bien intentionnée" qu'il lui arrivait de passer des nuits entières à s'éclater au piano !... Il savait que j'adorais la musique et je peux vous dire que, moi, je n'ai jamais eu droit à des moments pareils ! On prétend que les femmes sont versatiles. Eh bien, c'est ahurissant ce que les types peuvent au gré des circonstances modifier leur personnalité ! Lucas a du faire le petit mignon avec celle qui m'a succédée. Pour ma part, je n'ai connu que la mauvaise période. Il n'avait aucune fantaisie. Il ne supportait pas le bruit, les voisins. Rien ne trouvait grâce à ses yeux. Il s'en prenait à tout. Il s'en prenait même à mon pauvre papa qu'il n'aimait pas et au sujet duquel il ne cessait de faire des allusions déplacées alors qu'il n'y avait pas plus honnête que daddy Babbo qui n'est plus de ce monde aujourd'hui.
Comment pouvait-il me traiter comme cela ?! Cette époque de mon existence est pour moi synonyme d'enfermement, d'oppression. Vous savez, j'appartiens à la génération de celles qui ont été à l'école de Virginia Woolf, de Simone de Beauvoir, de Kate Milett. On peut dire que la lutte des femmes passait au-dessus de la tête de Lucas ! C'était regrettable pour lui, mais en ce qui me concernait, il n'était pas question que je me laisse marcher sur les pieds. Je crois également qu'il était jaloux de mes diplômes. Je possède trois doctorats, dont un obtenu en France. Lorsqu'il était en colère, il m'appelait Hilary Clinton ! Sentimentalement, il n'était jamais satisfait de ce que je pouvais lui donner. Bien des hommes, ces pauvres chéris, se sentent inexistants lorsque ce qu'ils appellent le "beau sexe" ne les regarde pas en "lions superbes et généreux" !... Lucas aurait voulu que je sois sa Juliette Drouet alors qu'il était loin d'être Victor Hugo ! C'est ce qui s'appelle se fourvoyer dans les grandes largeurs...
Nous étions à l'époque une bande de jeunes journalistes décidés à en découdre et à faire notre trou. Lucas, lui, faisait du surplace. Je peux vous dire qu'il n'était pas facile de le bouger. Il vivait surtout dans le passé. Il avait à peu près cinquante années de retard sur son temps. Sur le plan journalistique, c'était un élément de peu d'envergure. Je chaperonne en ce moment des stagiaires dans ma rédaction de Londres qui sont meilleurs que lui. Je crois en réalité qu'il était davantage fait pour écrire des contes de Noël ou des choses comme ça...
Mais à ma grande surprise, la jolie Gésuina éclata brusquement en sanglots.
— ... Tout ce que je vous raconte là, en ce moment, M. Risler, n'a aucune réalité !... ne veut rien dire... Lucas était un chou... Je l'ai laissé tomber comme une vieille chaussette... Je n'ai pas été à la hauteur... Je n'ai rien fait pour le rendre heureux... Je fréquente beaucoup de monde, je suis en rapport constant avec une multitude d'individus, M. Risler... et bien imaginez que depuis ma rupture avec Lucas, je n'ai pas rencontré une seule personne qui ait entendu parler de Thucydide, de Bachelard, de Marcel Aymé, de Patricia Highsmith, d’Edmonde Charle-Roux, de Boulgakov, de Kathryn Stockett, de Karen Blixen !... Il était si amoureux, si caressant, si indulgent... J'aurais mieux fait de l'épouser... Ah, M. Risler, si j'avais su être patiente... si j'avais su comprendre combien cet homme était merveilleux... Je serais aujourd'hui sa femme... sa petite femme chérie... j'aurais des enfants de lui !... Où est-il à cette heure?... Où est-il ?... Où est-il ?... Si vous le retrouvez, dite-lui, grand Dieu, qu'il est pour toujours dans mon cœur et que je l'aimerai jusqu'à la dernière seconde de ma vie...
Le chagrin de Mme Azarelli ne cessa que lorsque la boîte de mouchoirs en papier fut vide. "The show must go on". Un peu émotionné moi aussi, je mis cependant un point d'honneur à poursuivre stoïquement mes entretiens.
Je me tournai alors vers Solène Jacquemont, toujours professeur d'Histoire au Lycée Chaptal. Sur la défensive et peu encline à évoquer ses relations avec Selmane, elle roula des yeux furibonds et ne se prêta qu'à une confidence expéditive :
— Certes Lucas ronflait comme un dinosaure mais je vous demande de me faire la courtoise de croire que je ne suis pas idiote au point de m'être séparée de cet homme au seul motif qu'il ronflait !
Je ne fus pas en mesure d'arracher d'autres paroles à Solène Jacquemont qui se leva d'un bond et quitta précipitamment le réfectoire en me faisant remarquer sèchement — non sans une certaine pertinence — que cette affaire privée ne me regardait en rien. Je crus un instant que cet incident allait inciter M. Victor Évangélista, maître de manège aux haras de Saint-Cloud, robuste gaillard à la forte moustache et à la voix puissante, à déguerpir à son tour. Mais ce dernier n'en fit rien car — je ne tardai pas à le comprendre — il avait à cœur de vider son sac :
— Comment donc que je l'ai connu, ce Lucas Selmane ! Il m'avait été présenté par Mme Jacquemont qui vient de se retirer à l'instant. Mme Jacquemont est une de mes plus anciennes élèves. C'était un grand type brun assez baraqué. Il m'a expliqué qu'il avait fait dix ans d'équitation avec son père qui était vétérinaire et il s'est inscrit au cours de polo. Il a du commencer un mois de septembre, en tout début de saison. A la troisième séance, il m'a blessé au ventre mon cheval Savon Noir, une de mes meilleures montures de polo. Il avait purement et simplement oublié d'installer son protège-sangle à l'animal ! Je peux vous dire que j'étais heureux ! J'ai du faire soigner mon cheval pendant six mois ! Ce n'était pas joli-joli à voir. La plaie refusait de se cicatriser. Sur le moment, je n'y ai pas pensé mais j'aurais du amener mon cheval chez son vétérinaire de père et le lui laisser à ses frais en pension complète jusqu'à ce que la plaie soit guérie !... Pour sûr que je n'ai pas oublié Lucas Selmane ! Et mon cheval non plus d'ailleurs... Le gaillard est resté environ une année au club. Sinon, ce n'était pas un mauvais cavalier.
Je crus ensuite comprendre que M. Georges Pelham — dit "Jojo", jardinier municipal, ex-concierge de l'immeuble du n° 6 de la rue Exodus Clay à Paris dans lequel Selmane occupa durant plusieurs années un appartement, petit personnage trapu possédant des inflexions de voix à la Carette qui me parut passablement aviné — ne le portait pas davantage dans son cœur :
— Y'avait toujours plein de pépées qui venaient chez lui. Ça avait l'air d'être un lapin. Ça défilait, j'peux vous le dire ! Y'avait des sacrées bamboulas le samedi soir au troisième... Ça dansait, ça chantait, ça riait fort, ça mettait la musique à fond la caisse, ça vous claquait des portes à quatre heures du matin !... Et ils suçaient pas de la glace… Fallait voir le lendemain les cadavres de bouteilles de champagne que j'retrouvais dans les poubelles ! Je parle pas des boîtes de foie gras vides. Nénette, ma femme, pense que ça devait être des parties fines avec homosexuels et tout ça. Moi, je dis que, vu les hurlements, ils devaient faire l'amour comme des animaux. En tout cas, je peux vous dire qu'à chaque fois ça sentait bougrement l'opium chinois dans les étages. J'étais obligé d'ouvrir les fenêtres et de faire des courants d'air pour aérer tellement ça cocotait…
... Et le piano !... Parce que MONSIEUR jouait du piano !... Les gammes en avant en arrière, en arrière en avant, les concertos zazous-pattes-de-chat-Picasso, c'était pour l'immeuble ! Tout le monde en profitait. Ça vous faisait trembler les carreaux en verre de la loge, fallait voir comment !... Et comme par hasard, il se mettait toujours à jouer au moment des Grosses Têtes ou du Bigdil ! Mais ces gens-là, ils sont propriétaires, on peut rien leur dire, on peut rien contre eux. Si vous la ramenez, ils vous écrasent !... Avec ça, c'était prétentiard comme pas deux ! Ça avait tout le temps un petit air de se foutre du monde. Monsieur était journaliste, s'il vous plaît !... Et les frusques ! Fallait voir ce qu'il se mettait sur le dos, ce cochon-là ! Que du beau. Que du cher. Il manquait pas d'oseille, le frangin !... Nénette a longtemps fait le ménage chez lui. Elle m'a raconté comment c'était là-haut. Oh, le salopard ! De la moquette partout, des meubles partout, des étagères partout, des livres partout, des bibelots partout ! Bonjour la poussière ! Et c'était sale... Et un foutoir, j'vous dis pas ! Il se payait tous les appareils modernes qui venaient de sortir : camérascopes, magnétoscopes, unoloscopes, faxoscopes, ordinoscopes et tout le tremblement... Nénette a compté qu'il avait trente-sept cassettes vidéo différentes dans toutes les langues du film Rabbi Jacob.
Il faisait aussi du polo. Vous en connaissez beaucoup, vous, des pékins qui font du polo !? Après ses matchs, le dimanche, il rentrait dans le hall de l'immeuble avec son casque vert pelouse sur la tête et ses bottes de cheval toutes crottées. Merci pour les saloperies dans les escaliers ! Jamais MONSIEUR aurait daigné s'essuyer les pieds sur le paillasson ! A un moment, il a eu une régulière qui faisait aussi du canasson et qui ne s'essuyait pas les pieds non plus. Même engeance, même race ! Je t'enverrais tout ça à l'usine ! Un jour, il m'fait : "Vous savez, vous aussi vous faites du polo sans le savoir, M. Pelham, comme M. Jardin faisait des roses sans le savoir". Cause toujours, j't'en fous ! Ce M. Jardin, il peut aller se brosser, que j'ai pensé. Mon polo à moi, c'est de me peler de froid l'hiver en sortant les poubelles ! J'lui montais son courrier trois fois par jour à l'animal. Mais j'ten fous, jamais une pièce, jamais un billet !... Les étrennes, c'était pareil. Tiens ! Pas ça ! Que digue ! Que pouic! Que t'chi ! Pas un fifrelin.
Ça faisait plus de quinze ans que j'étais dans cette loge. J'suis sûr que c'est lui qui nous a fait virer Nénette et moi. J'en suis certain. Remarquez aujourd'hui, je travaille à la mairie d'Aulnay pour les jardins de la ville. J'fais "des roses sans le savoir" sans doute... En tout cas, j'suis bien content d'avoir mis les bouts et de plus voir ces sales faces de richards des Buttes Chaumont ! Vous savez pas ? Ce Selmane, il était juif ! C'était un foutu juif...
Plusieurs personnes se proposèrent d'aller toutes affaires cessantes casser la figure au "Jojo" et j'avoue que j'en fus. Mais Pelham s'apercevant que cela allait barder pour son matricule eut instantanément le réflexe de prendre le large et échappa de justesse à une correction sanglante méritée.
Après l'abjection nauséabonde libérée par ce triste sir, l'émotion fit un retour inattendu et salutaire avec l'exposé poignant de Louisa Coppenson, cousine de Selmane, directrice d'un bureau d'études en architecture. Je crus un instant qu'il allait me falloir me procurer une seconde boîte de mouchoirs en papier :
— Je n'ose émettre d'hypothèses à propos de la disparition de Lucas. Il a quitté son employeur du jour au lendemain, il a abandonné son studio sans préavis n'emportant avec lui apparemment qu'une seule valise, il n'a informé personne de ses décisions... Je dois vous dire que ce pauvre Lucas était tombé bien bas ces derniers temps. Il avait peur de tout. Il ne voulait plus sortir de chez lui. Il refusait de répondre au téléphone. Il s'était totalement replié sur lui-même. Il ne se plaignait de rien d'ailleurs. Je n'en sais pas plus que cela mais son état m'inquiétait. C'est très banal ce que je vais vous dire mais on se sent parfois terriblement démuni devant le malaise éprouvé par les êtres qui nous sont chers. Une forme de paralysie vous saisit. Vous êtes comme pétrifié par une sorte d'épouvante. Rien ne peut sortir de vos lèvres. Vous vous apercevez que si vous pouviez articuler un son, tout ce que vous pourriez exprimer serait vain, oiseux, dérisoire, indécent... Vous vous sentez petit, dépassé, imbécile. Dans ces moments-là, même l'amour entre soi est comme figé. Vous n'avez plus que des échanges de regards. Des échanges de regards longs, interminables, insoutenables (on ne peut commettre la lâcheté de les éviter entre proches), des échanges de regards où se lisent des signaux de détresse et un sauvetage impossible. J'adorais Lucas. Je sais qu'il aimait aussi très fort sa petite cousine."
Jetant un machinal coup d'œil sur l'assistance encore secouée par la déclaration de Louisa Coppenson, je m'aperçus que j'allais presque oublier M. Valère Carabignac qui se tenait au fond de la salle dissimulé aux trois-quarts par le puissant poitrail de cette armoire à glace enveloppée de velours côtelé qu'était notre ami maître de manège, M. Victor Évangélista. Lorsque je cédai la parole à cet autre ancien petit camarade "pays" de Selmane, aujourd'hui gérant à la suite de ses parents de l'hôtel-restaurant Les Bouleaux Argentés à Saint-Némoyon (cinq étoiles au dernier classement du Michelin, s'il vous plaît !...), nous étions tous et toutes avides de nous réchauffer à nouveau à la flamme de l’enfance innocente... et nous étions, il faut bien le dire, bien loin de nous attendre à ouïr d'emblée, sans médiation, sans préambule, cette tonitruante scansion qui empruntait directement au bréviaire des carabins le plus graveleux :
Lève la jambe
Lève la cuisse
Lève la cuisse, cuisse, cuisse
Voilà qu’ça glisse
Oh ! hisse...
Murmures horrifiés dans la salle. Et Valère Carabignac impénitent de continuer à tue-tête :
Qu'est-ce qui gigote
Dans mon froc
C'est mon ouistiti
C'est la java
Trou du c... du chat
Les miches à papa...
Une dizaine de vigoureux "Assez !", "Dehors !", "Dégoûtant !" criés dans le réfectoire tentèrent de juguler le flux de ces obscénités mais Valère Carabignac n'était plus là, Valère Carabignac ne se contrôlait plus :
... Trois orfèvres à la Saint Eloi
S’en allèrent dîner chez un autre orfèvre
Trois orfèvres à la Saint Eloi
S’en allèrent dîner chez un autr’bourgeois
Ils ont b...
On allait tous tout droit sans délai vers La P’tit Huguette et Le Père Dupanloup ! C’était certain ! Je me demandai si je n'avais pas joué les apprentis sorciers en priant Valère Carabignac de venir jusqu'à nous et si nous n'étions pas désormais en présence d'un possédé dominé par des transes que seul un exorciste serait en mesure de conjurer.
— Stop, Valère ! Stop ! Vade retro cochona ! hurlai-je alors en improvisant avec mon micro un geste autoritaire et propiatoire que n'aurait pas désavoué un aspergeur d'eau bénite. Je ne m'attendais pas à entendre votre "petite musique" même si je suis conscient que vous avez gentiment voulu nous faire plaisir, mais maintenant ça suffit ! Stop ! Arrêtez tout de suite ou je vous botte les fesses ! Moi aussi je peux être très vulgaire, chié, vache, con !
L'effet fut immédiat. Carabignac devint aussi rouge qu'une tomate et s'exécuta sur-le-champ en s'excusant, puis il s'enfonça dans une attitude penaude et définitivement inoffensive. L'assistance présente dans la salle, bonne fille, passa l'éponge sur l'incident.
Jean-Luc Godard, le grand cinéaste, une des plus savoureuses intelligences du siècle, avait lui aussi généreusement répondu à mon appel. Quoique quelque peu malmené par Selmane dans ses Mémoires, il eut le panache de se montrer beau joueur tout en s'interdisant avec beaucoup de modestie de s'accaparer la parole :
— J'aimerais faire un film à partir d’Un petit coucou... c'est sûr !... (salves d'acclamations dans la salle du réfectoire). Mais j'ai entendu dire que Woody Allen s'était déjà procuré les droits... Il faut que je me renseigne... De toute façon, il n'y a pas le feu au lac.
Si le 7ème art s'intéressait sérieusement à son histoire (non, très cher Jean-Luc, ce n'est pas Woody Allen mais Tim Burton qui, sauf erreur de ma part, a retenu le mois dernier une option préférentielle sur Un petit coucou), le pauvre Lucas Selmane n'en avait pas pour autant terminé avec ses détracteurs comme devait en témoigner l'intervention de M. Stéphane Chantepie, autre ancien confrère journaliste, devenu éditeur depuis plus d'une quinzaine d'années à Paris :
— Du temps où nous étions tous deux journalistes, je me demandais toujours où Selmane avait obtenu sa carte de presse. Dans une pochette-surprise ? C'était un type anodin qui à mon avis ne se trouvait pas à sa place dans ce métier. S'il avait pu faire quelque chose dans le journalisme, cela se serait su ! Ceci étant, j'ai lu avec grande attention son livre Un petit coucou adressé des cuisines de la brasserie Schlumflecker et c'est plutôt en professionnel de l'édition que je vais vous livrer mon sentiment.
Personnellement, je vous le dis tout net — et les louanges implicites de M. Jean-Luc Godard n'infléchiront en rien mon jugement —, je n'aurais pas édité ce texte si on m'avait demandé de le faire ! Tout d’abord, ce titre validé par mon confrère Les Éditions de L'Hirondelle où il a été publié : Un petit coucou adressé des cuisines de la brasserie Schlumflecker ! Vous ne trouvez pas que c’est un peu long, non ? Moi, j’aurais opté simplement pour La Plonge. Ce n’est pas mieux, non ? Pour le reste, tout ce qui constitue ce bouquin est déplaisant. Je trouve proprement insupportable ce retour en force du moi chez tous les individus qui se mêlent d'écrire de nos jours ! Des enfilements de confidences intimes médiocres et rebattues : voila de quoi est fait l'air du temps ! Ces gribouilleurs à la mie de pain s'imaginent sans doute qu'il suffit de se raconter pour que la littérature leur renvoie l'ascenseur ! D'où vient cette passion à vouloir se donner tant d'importance ? Toujours parler de sa peau !... Tout le monde n'est pas capable de faire de sa vie une œuvre d'art ! Comme tant d'autres, Selmane s'abandonne au grand déballage. Comme tant d'autres, il se trouve en réalité dans l'"impuissance" de créer des situations, d'engendrer d'authentiques personnages ! L'éditeur féru d'œuvres d'imagination dans la lignée des Dumas, Verne et consorts que je suis vous dit que la littérature est en train de vivre un déclin dont elle ne se relèvera pas ! La majorité des écrivaillons d'aujourd'hui sont incapables de la moindre inventivité ! Ne parlons pas de ceux qui ont un projet littéraire et qui ne possèdent aucune technique et de ceux qui possèdent une technique et qui n'ont aucun projet littéraire !... N'abordons pas la question du style : depuis Proust et Céline, rien de nouveau sous le soleil !...
Pour revenir à Selmane, je ne souhaite pas tirer sur une ambulance mais puisque vous solliciter mon avis, je serai franc ! Je vous confierai sans détours que je n'ai jamais rencontré dans toute ma carrière plume aussi poussive ! Que trouvons-nous dans ce laborieux pensum ? Des tournures bon marché, des clichés comme s'il en pleuvait !... aucun souffle, pas de rythme, pas de ligne narrative, pas de dialogues, pas d'univers personnel, et cela va sans dire : poésie aux abonnés absents !... Tout cela manque de chair et d'âme, tout cela est mort, dévitalisé ! Impossible d'intéresser le moindre lecteur avec des évocations aussi recuites. Et les adverbes ! Vous les avez remarqué les adverbes ? Des milliers d'adverbes ! Ils empoisonnent chaque ligne du récit ! On étouffe là-dedans ! À moi le plein vent, à moi la chlorophylle ! J'enfourche sur-le-champ mon roussin et m'en vais de suite rejoindre Pardaillan et Les Trois Mousquetaires ! Ah, ces maudits adverbes !... Je ne parle pas des prépositions, des conjonctions, des adjectifs, des verbes, des noms communs, mes mots-mêmes ! Ils saturent la narration du texte ! C'est là où l'on se rend compte que la musique, en allant droit au cœur, en allant droit au but, est un vecteur artistique autrement supérieur à la littérature!... Quoique que, à y réfléchir, dans certaines œuvres musicales, ce soit un peu pareil : il y a beaucoup trop de notes !!!
Ce qui me frappe également dans le propos de Selmane, c'est qu'il dégouline de sentimentalité. Quel pathos ! Quel potage ! Quelle mélasse mélodramatique ! Notre homme indique à plusieurs reprises avoir été un pauvre gosse "non désiré". Sortez vos mouchoirs !... Si cela a vraiment été le cas, il faut savoir que ces gars-là ont tendance à se raconter un certain luxe de boniments. Leur imagination s'emballe facilement, c'est très connu. Cela peut aller très loin. Ils se croient parfois entourés de guerriers et de magiciens... Il leur arrive de prendre les ailes des moulins à vent pour des bras de géants pourfendeurs de preux et tous les plats à barbe pour l'armet de Mambrin !... Il se trouve que j'ai fait quelques années de psycho dans ma jeunesse. Savez-vous ce qu'est un érotomane, M. Risler ? Eh bien, Selmane est à mon sens le type-même de l'érotomane. Cela crève les yeux ! Je suis persuadé que cette Carole qui tenait le vestiaire au restaurant Schlumflecker et dont il parle dans la dernière partie de ses lamentations était une jeune femme tout à fait formidable, une jeune femme qui travaillait, qui était mariée, qui avait deux ou trois enfants, qui avait une vie de famille normale, qui avait une existence personnelle comme tout le monde, qui avait comme tout à chacun ses bonheurs et ses soucis qu'il lui fallait résoudre en propre et qui avait d'autres chats à fouetter que de s'intéresser à ce Pierrot-là, eut-il possédé quelques beaux restes de Lucas-le-Magnifique du temps de sa pseudo splendeur journalistique ! Les femmes ont les pieds sur terre, vous savez. La plupart du temps, elles réclament du concret. Pas des vapeurs platoniques ! Voyez comme il divague dans son récit ! Selmane exprime explicitement ce que les experts en psychiatrie appellent une "conviction délirante". Il se croyait aimé de cette Carole, le bougre. J'en donnerais ma tête à couper ! A moins que cette Carole n'ait jamais existé. Tout simplement...
L'intervention de M. Chantepie fut immédiatement interrompue pas les hou ! Hou ! scandalisés de l'assistance. Chacun et chacune, à des degrés divers, se sentait en effet indignés par les propos de cet individu douteux qui était allé jusqu'à se permettre de salir la mémoire de Carole en récusant son existence-même.
En appui aux protestations furieuses qui fusaient de toutes parts et qui se proposaient de faire rendre gorge à tous les "négationnistes" déclarés ou non de la réalité incarnée des personnes qu'avaient eu à fréquenter Lucas Selmane (les ennemis ou rivaux de Selmane n'étaient pas les derniers à manifester leur réprobation), Noella Olivarès, coiffeuse, jeune amie de Carole Silberstein — une Carole Silberstein dont il me fut par ailleurs impossible de retrouver la trace —, porta à notre attention une révélation d'une importance capitale et sut à point nommé remettre les pendules à l'heure en quelques phrases simples et émouvantes :
— Moi, je ne peux vous dire qu'une chose, c'est que Carole est venue au salon et qu'elle m'a expliqué qu'elle s'envolait pour une destination inconnue avec un type qu'elle avait rencontré chez Schlumflecker, un type qui était devenu riche comme Crésus parce qu'il venait d'hériter de son père qui était un puissant nabab astrologue qui avait des affaires de champs de courses un peu partout dans le monde. Une vraie histoire de maison de fous ! Je suis tombée des nues. Tout cela n'était pas très clair, c'est le moins qu'on puisse dire. J'ai essayé d'en savoir plus mais Carole a repoussé mes questions. Je lui ai demandé si elle voulait que je lui fasse des mèches comme d'habitude mais m'a elle dit de lui faire seulement un shampooing. Elle m'a fait cadeau de la presque totalité de ses chemisiers ainsi que de tous ses bâtons de rouge à lèvres qu'elle avait apportés dans un cabas en plastique. Elle m'a ensuite fait la bise et a quitté le salon. Elle avait l'air heureuse. Je me suis demandé si elle n'avait pas commencé la drogue ou si une secte ne lui avait pas mis le grappin dessus ou un truc comme ça. Elle semblait avoir perdu complètement la boule. Elle m'a dit que c'était comme ça, l'amour. Je crois qu'elle déraillait complètement.
Nous avions reçu précédemment dans la figure la mauvaise foi injurieuse de l'éditeur Chantepie. Avec ses déclarations, Noella Olivarès nous remit du baume au coeur (l'amour, l'amour, l'amour...) et je ne crois pas faire preuve d'outrance en disant qu'elle nous fit l'effet d'une authentique Pandora en préservant in extremis l'Espoir.
Il ne me restait plus qu'à interroger le restaurateur Julius Schlumflecker que j'avais gardé, si je puis dire, "pour la bonne bouche" et qui avait conservé tout ce temps une posture marmoréenne ainsi qu'un silence exemplaire. Il se lança sans attendre dans une brève proclamation :
— J'ai le regret de vous informer solennellement que je n'ai jamais employé de plongeur répondant au nom de Lucas Selmane ou correspondant aux caractéristiques décrites dans le livre de Mémoires écrit par ce monsieur et que vous m'avez donné à lire, M. Risler ! Je vous certifie également que je n'ai jamais mis de vestiaire à la disposition de ma clientèle dans les murs de mon établissement et qu'en conséquence, je n'ai jamais rencontré la nécessité d'embaucher un quelconque personnel féminin du nom de Carole Silberstein pour cette fonction !
La communication de Schlumflecker glaça littéralement l'assistance. Il était donc écrit qu'il nous faudrait subir un nouveau Chantepie !
Après l'abasourdissement provoqué par ce soudain coup de théâtre, je sentis à nouveau dans l'enceinte du réfectoire gronder la révolte. Cette fois, il allait y avoir du grabuge ! Possédant par devers moi certains renseignements recueillis lors du travail d'investigation préalable que j'avais effectué à propos de Selmane et dont l'ensemble des contributeurs qui avaient acceptés de prendre de part à cette réunion n'avait pas connaissance, je gardai pour ma part la tête froide et m'offris même le luxe, à la surprise générale, d'un petit sourire en coin. Je fis alors en me levant un geste d'apaisement, puis dis d'une voix forte en désignant du doigt Schlumflecker :
— Mes amis, que chacun se calme et se sente rassuré ! Cet homme est un imposteur ! J'en possède la preuve formelle. Sachez que M. Julius Schlumflecker, le propriétaire de la brasserie qui porte son nom, est décédé depuis plus d'une dizaine d'années !... Cet homme se fait passer pour lui ! Cet homme est un usurpateur ! Cet homme s'est introduit aujourd'hui parmi nous aux seules fins de nous abuser ! Je réclame cependant votre mansuétude à l'égard de ce sale personnage. Je l'observe discrètement depuis le début de nos entretiens et je le crois en effet passablement dérangé.
Mes paroles ne parvinrent pas à calmer l'assemblée en essayant d’exciter sa fibre compassionnelle. En moins de temps qu'il ne faut pour le dire, les huées se mirent à pleuvoir sur le faux Schlumflecker qui, terrorisé par la violence des réactions, le visage blême, s'éclipsa sans demander son reste. Je ne fus pas mécontent de sa déconfiture. Les forces du déni sont assurément tenaces et il n'est pas toujours aussi aisé que cela de leur damer le pion ! J'eus en la circonstance pour ma part le sentiment d'avoir marché un instant dans les pas de Lucas Selmane. Je crois en effet que ce dernier aurait été heureux de voir dans cette affaire la vérité portée sur le pavois.
J'étais épuisé, abruti de fatigue. Nous avions eu à subir toute l'après-midi les éprouvants mouvements de yoyo des jugements sur Selmane ainsi que les douches écossaises de la vérité. A titre personnel, je me sentais traversé par cette conviction que dans tout le fatras de rebondissements et de dédoublements dont étaient capables le réel et l'irréel, il fallait choisir les bonnes pensées et que par ces choix sans cesse répétés le monde aurait quelques chances de devenir meilleur.
Il commençait à se faire tard. Il était temps de nous séparer. Je remerciai chaleureusement les participants ne manquant pas d'inclure dans ces remerciements toutes les personnes qui avaient assistées à ce convent sans pareil mais qui n'avaient pas souhaitées prendre la parole : Ernesta Selmane, Victor Legman, Marmanda Candicioso, Pierre Boulez, Sylvain Motteville (que l'abbé Brûlard écarta prestement de notre groupe lors de la première pause et dont il entreprit à l'abri des oreilles indiscrètes de recueillir la confession), Solange de Fleury, l'impossible Monsieur Bébé, la Plo, Zi Feng (restaurateur dont on sait gré d'avoir régalé gratuitement l'assistance de ses beignets de crevettes lors de la seconde pause), Celia Johnson (la partenaire de Trevor Howard dans le film Brêve Rencontre), Isidore Ducasse, Savon Noir (qui dévora à notre insu le chapeau de paille de la Plo), Dugland, Sergey Prokofiev (qui nous fit la faveur lors de la troisième pause de nous interpréter quelques variations de Pierre et le loup), Daniel Truche, Pauline Carton, Le Dr Foudert, Gilbert Levic, Éloun Mangué, Luc Blumental, Françoise Rosay. Il y eut ensuite force embrassades et, il faut bien le dire, quelques larmes à l'œil. Jamais notre Centre n'avait abrité réunion aussi fervente. Nous nous promîmes tous et toutes de nous revoir à l'occasion d'une fête à tout casser dont on me fit l'honneur de me confier l'organisation (je ne devrais guère rencontrer de difficultés à obtenir le feu vert du professeur Sainte-Suzanne pour ce qui concerne la mise en chantier rapide de ce projet réjouissant).
Mes visiteurs prirent congé les uns après les autres. J'eus une nouvelle fois à constater que la belle Gésuina Azarelli avait été durement remuée par l'évocation de la personne de Lucas Selmane. Elle fut la dernière à se retirer de la salle, comme à regret. Je quittai alors à mon tour le Centre pour rentrer chez moi. En passant devant le comptoir du réfectoire, mon regard se posa un moment sur le vase contenant l’immense et éclatante gerbe de glaïeuls rouges, glaïeuls rouges vigoureusement et lumineusement épanouis qui semblaient eux aussi enchantés de cette sensationnelle après-midi dominicale, glaïeuls rouges qui donnaient également l'impression d'être les seuls à détenir le secret susceptible de révéler où se trouvait à cette heure Lucas Selmane.
Jean-Samuel Risler,
Aulnay-sur-Oise,
Centre de Loisirs Ouvert
Pour Surdoués Très Spéciaux
& Modestes (CLOPSTSEM)
" Les Rhododendrons",
Le 5 juillet 19...
Didier Robrieux
[ Juillet 2025 ]
DR/© D. Robrieux