Nouvelle
SUR LES GENOUX
D’UN ANGE
Conte burlesque
Où l’on voit relatée une des nombreuses situations insolites et délicates
auxquelles se trouva confronté le Chinois de la rue des Nourrices
antérieurement à l’affaire dite « des chameaux d’Hamsala »
Libéré depuis quelques heures seulement d’un stage intensif de parachutisme en chute libre imposé par son employeur — stage d’une dizaine de jours truffé de nouveautés et de pièges à hauts risques mais qu’il avait jugé rasoir et inutile —, Tom Risler était enfin de retour à Paris. En cette fin de journée de février, pour tirer au plus vite le rideau sur cette session de plongées acrobatiques en altitude et pour reprendre pied dans un monde moins atmosphérique et plus délassant, il avait décidé de se rendre à La Rhumerie Martiniquaise afin d’y passer un moment en compagnie d’Éloun Mangué, un sien collègue de l’IACO (International Anti Criminal Office), un bon vivant avec lequel on ne s’ennuyait jamais.
Pour ce déplacement placé dès son départ sous le signe de la détente, le taxi s’offrit à Risler comme le tout premier choix, mais aucun de ces véhicules n’était garé à l'emplacement habituel. Au bout d'un quart d'heure d’attente dans une froidure transperçante, Risler releva rageusement le col de son pardessus et se rabattit sur le plan « B » qui consistait à emprunter tout simplement les bons vieux transports en commun. Il se dirigea alors en toute hâte vers la bouche de métro se trouvant à une trentaine de mètres de là et s'engouffra dans les chaudes entrailles de la station.
Sur le quai, il n'y avait pas âme qui vive. Quoique peu habitué à utiliser le métro parisien, Risler savait que cette ligne n° 21 avait la réputation d'être miraculeusement soustraite aux affluences d'usagers qui faisaient le cauchemar des autres lignes. Très vite, une rame quasiment vide de voyageurs se présenta. Il grimpa dans un compartiment et alla investir la première banquette qui s'offrait à lui. Seul, un homme de courte taille, ventru et moustachu d'une soixantaine d'années, absorbé par la lecture du journal L’Équipe se tenait assis sur un strapontin, un peu en retrait.
A la station Coursivaux, une grande et jeune femme brune transportant un bébé de quelques mois dans une poussette pénétra dans le compartiment et vint occuper la banquette faisant face à Risler. Après qu'elle eût installé la poussette tout près d'elle, cette dernière extirpa d'un profond sac en skaï un tricot en cours de réalisation ainsi qu'un jeu d’aiguilles à tricoter en acier chromé. A la suite de quoi, sans perdre un instant, elle baissa pieusement les yeux et se mit ardemment au labeur.
Sagement installé aux côtés de son accompagnatrice, le nourrisson avait ramené son visage vers la vitre du wagon et ne bougeait pas. Au bout d'un moment, il tourna la tête et se mit à dévisager Risler avec insistance. D’une façon automatique et naturelle, Risler le gratifia d'un affectueux sourire. L'enfant était très beau. Il avait de grands yeux bleus clairs, des joues bien pommelées et de petites lèvres délicates couleur framboise. En contemplant cet adorable bout de chou, jamais Risler n’avait mesuré avec autant d'acuité combien la pureté première, la nature innocente des nouveau-nés constituaient une des plus prodigieuses prouesses de la Création.
Tandis que Risler se livrait à ces méditations fondamentales, le chérubin continuait à le toiser d'un œil curieux et appuyé. Avec la même spontanéité qui avait été la sienne lors de son arrivée dans le wagon, Risler lui témoigna à nouveau son ravissement en lui adressant force risettes. Mais à la vérité l'enfant ne paraissait pas follement disposé à lui rendre ses grâces. Risler récidiva cependant en lui expédiant de loin une série de petits baisers qui, pour être franc, furent accueillis avec la même froideur.
— Par les os des cent huit brigands des Monts Liang ! ce joli poupard n'est pas très communicatif ! finit-il par se dire en lui-même sans par ailleurs attacher plus d'importance qu'elles n'en méritaient à ces marques d'indifférence réitérées. D'un naturel plutôt compréhensif et tolérant, Risler n'avait en effet jamais dénié à quiconque le droit de n’éprouver aucune attirance, aucune sympathie, aucune estime, aucun amour, aucun appétit envers son insignifiante petite personne. L’enfant qui visiblement n’était pas un furieux des échanges conviviaux avait rapidement fait de lui l'unique objet de ses observations. Étendu sur le dos à l'intérieur de sa poussette dans une molle et fainéante posture de vieux calife repu et satisfait, il semblait s'être donné pour seule occupation celle de planter son regard immobile, vide d'expression, dans le sien. Peu à peu, il faut l’avouer, l’enthousiasme de Risler pour le "premier âge" commença bougrement à se fissurer. Un sentiment de franche irritation finit par voir le jour en lui, sentiment qui trouva sa pleine maturité lorsqu’il découvrit que dans les yeux hagards de ce petit roublard perçait une pointe d’insolence et de défi !... Alors que du lait lui coulait encore du nez, ce gros père à face de lune semblait déjà se comporter en ce bas monde en terrain conquis. On aurait dit qu'il était revenu de tout, qu'il avait tout vu, qu'il avait tout pondu, que rien ne pouvait l'étonner ni lui causer le moindre embarras. Pour qui se prenait-il ce loupiot ? En vérité, ses grands airs supérieurs auraient pu se montrer du plus haut comique s'ils n'avaient été au premier chef souverainement insupportables.
Avec le plus abyssal dédain, Risler finit par détacher ses yeux du bébé et par les diriger vers la discrète personne qui l'accompagnait qui, autant qu’il pouvait s'en rendre compte, devait être sa mère car il leur trouva à tous deux un criant air de famille. Très concentrée dans sa besogne, la jeune femme agitait fébrilement et avec une phénoménale adresse ses aiguilles à tricoter. Il ne lui manquait guère de cœur à l'ouvrage et son hallucinante vitesse d'exécution laissait loin derrière celles les plus émérites tricoteuses qu’il avait été donné à Risler d’observer jusqu'ici. Fine, élancée, bien faite de sa personne, pourvue notamment de jolis yeux noisette, elle ne devait pas avoir plus de trente ans et n'était pas dépourvue de charme. Elle nourrissait aussi visiblement un goût assez vif pour la couleur verte. En effet, son rimmel, son fard à paupières, son rouge à lèvres, sa poudre à joues, étaient verts, ce qui contre toute attente donnait à ses traits doux et réguliers non pas un aspect maladif ou cadavéreux mais un éclat frais et un teint printanier. Cette démonstrative passion pour la couleur verte ne s'arrêtait pas en chemin. Son manteau en tartan écossais qu'elle avait dès son arrivée entrouvert sous l'effet de la chaleur excessive pulsée par les calorifères du wagon, sa robe de cretonne, la broche en verroterie fine qui ornait cette même robe et qui représentait une minuscule grenouille méditant sur une feuille de nénuphar, ses bas de laine, ses souliers, son bracelet-montre, son foulard de soie, son sac à ouvrage, le tricot qu'elle était en train de confectionner... tout cela était vert, intransigeamment vert ! Avec une telle profusion de verdure et de chlorophylle — sans pour autant manquer au respect que l’on devait à cette jeune maman —, on était en droit de s'étonner du fait que son marmot ne fut point un pied de laitue ou une branche d'épinard.
On venait de quitter la station Souvestre quand le regard de Risler retomba machinalement sur le bébé. Le satané bambin avait toujours ses damnés yeux bleus, des yeux plus bleus que l’eau des piscines peintes par David Hockney, obstinément braquées dans sa direction. Risler commençait à l'avoir un peu saumâtre. Excédé par le tour que prenait ce déplaisant petit jeu, il entreprit d’administrer au rejeton une rafale de ses plus inquiétantes grimaces, puis il se mit à le vriller des yeux d'un air démoniaque et cruel. Il n'était guère résolu ce jour-là à courber l'échine devant qui que ce fût ! Et il aurait préféré être métamorphosé sur-le-champ en chien errant ou en chenille processionnaire plutôt que de baisser pavillon devant une aussi désespérante créature. Mais le maudit cabochard ne lâchait pas prise...
Que pouvait bien lui vouloir ce misérable crampon ? En tout état de cause, ce dernier paraissait bien nourri. Ses joues étaient aussi ballonnées que l'arrière-train du babouin-spécimen du Jardin des Plantes et aussi rougeaudes que la trogne du père Félix, le bachique caviste de chez Allestaire. Il était par ailleurs emmitouflé dans un volumineux manteau de fourrure brunâtre ajusté tant bien que mal à sa morphologie d'enfant et était coiffé d'un gros bonnet rustique confectionné dans la même fourrure, gros bonnet rustique au sommet duquel étaient glorieusement fichées deux longues plumes de bécasse ou de canard sauvage. C'était bien la première fois de son existence que Risler avait dans son champ de vision un bébé de cet âge accoutré d'un manteau de fourrure. Ah ! On pouvait dire qu'il faisait sensation ce moutard avec sa houppelande d'homme des bois et son plumet de gibier d'eau ! Il n'y avait vraiment que dans le métro parisien où l'on pouvait se trouver aux prises avec d'aussi extravagants phénomènes. Qui plus est, l'enfant enserrait dans ses doigts recouverts de gants — en fourrure eux-aussi — un jouet en matière plastique figurant une sorte de trident de couleur noire. Sans doute ce petit Monsieur se prenait-il déjà de surcroît pour un foudre de guerre !
Ce fut lorsqu’il vit pour la première fois ce navrant animal remuer son avant-bras et le menacer du fameux trident que Risler se prit à conjecturer que ce gniard ne se trouvait probablement pas en possession de toutes ses facultés mentales. Tout portait à croire en effet, et c'était bien sa chance, que les hasards de la vie l'avaient placé dans ce wagon de métro en face d'un futur idiot du village déjà bien ravagé. Il n'en demeurait pas moins que le dérangement psychique de ce nigaud que l'on pouvait charitablement déplorer ne lui conférait pas le droit de jouer les casseurs d'assiettes. Au reste, très vite, Risler vit son premier jugement à son sujet contrebalancé par de plus vraisemblables hypothèses. Pouvait-on en effet être assuré que ce bébé n'était pas plus simplement en train de jouer la comédie et de berner son monde ? Risler savait que la scélératesse enfantine pouvait innover à l'infini et frapper à tout moment. La perversité polymorphe aujourd'hui bien documentée de nos chères têtes blondes — ces " chaudrons de poison " comme les a si justement caractérisées le grand P.G. Wodehouse — constitue un fléau qui sans doute accompagnera le genre humain jusqu'aux heures de son extinction définitive.
Ceci étant, la fermeté d'esprit de Risler demeurait plus que jamais intacte. En aucune façon, il ne se disposait à s'en laisser conter par cette Méduse à quatre sous. Il se remit donc à fixer intraitablement le mouflet dans le blanc des yeux s'apprêtant à soutenir ses assauts oculaires jusqu'à son dernier souffle s'il le fallait.
Peu après que fut dépassée la station Belfoncimo et alors que Risler se livrait depuis un gros quart d'heure à cette guerre des nerfs sans pitié, un incident vint émailler de façon originale le cours du voyage.
Comme déjà indiqué, la jeune femme que Risler supposait être la maman du bébé se tenait assise face à lui et s'employait allègrement à faire avancer la réalisation de ce qui ressemblait à un empiècement de pull-over vert olive. A un moment, alors que rien ne le laissait prévoir, la pelote de laine de cette ardente tricoteuse, sans doute après que cette dernière eût effectué un malencontreux faux mouvement, s'échappa de son sac à ouvrage, tomba à terre et se mit à rouler en ligne droite et à toute vitesse sur le sol de la travée centrale du wagon de métro. De sa vie, jamais Risler, qui en avait vu d’autres, n'avait été confronté à un tel spectacle. La pelote filait à une rapidité stupéfiante tout en perdant à vue d'œil de son volume et tout en donnant l’impression singulière qu'elle allait se disloquer dans son intégralité. La jeune femme jeta alors un cri aigu. Puis tout en se mettant subitement à pleurer, elle s'exclama :
— Ma pelote !
Ladite pelote avait terminé sa course au fond de la voiture, aux extrêmes confins du compartiment. Le long fil de laine vert qui s'était déroulé avec tant de démesure semblait se perdre dans une ligne de fuite sans fin, ligne de fuite qui paraissait vouloir indiquer — à qui possédait une imagination entreprenante — la direction magique de quelque monde surnaturel, lointain, inconnu, mystérieux.
La femme se leva précipitamment, le visage blême et décomposé. Risler en fit autant et s'offrit spontanément d'aller récupérer son bien.
— Oh ! Mille fois merci, monsieur, dit-elle d'une voix effondrée et en continuant à émettre d'attristants sanglots. Je ne sais ce qui s'est passé... ma bobine de laine m'a échappé et...
La pauvre femme était dans un état consternant. Elle était agitée d'une sorte de tremblement nerveux. De grosses larmes ne cessaient de s'échapper de ses beaux yeux bruns et son rimmel vert en ruisselant désespérément avait donné naissance à deux rigoles marbrées et suintantes sur ses joues.
— Ne vous faites pas de soucis, déclara vivement Risler en s'efforçant de la réconforter. Je vais aller la récupérer, votre pelote.
Singulièrement, elle semblait se faire tout un monde de cette péripétie somme toute insignifiante. Sans attendre, Risler se lança valeureusement vers l'extrémité du wagon.
Hormis la présence de la jeune femme, de celle de son affreux jojo de fils et de lui-même, le compartiment était devenu entièrement désert, le lecteur de L’Équipe à la moustache étant descendu quelques stations plus tôt. La rame roulait à vive allure et se trouvait soumise à un trépidant tangage. S'agrippant solidement aux barres d'appui, Risler entreprit alors de traverser le compartiment sur toute sa longueur.
Le fil de laine reposait sur le sol sur près d'une vingtaine de mètres. En s'approchant, Risler s'aperçut rapidement que la pelote s'était logée sous une banquette. Lorsqu’il s'agenouilla pour l'atteindre, il fut surpris de constater également la présence sous le siège d'un paquetage informe, assez volumineux, enveloppé dans un morceau de tissu de laine épais, sombre et crasseux. Risler se baissa davantage et examina d'un peu plus près ce ballot étrange et suspect. Malepeste ! C’était un cadavre ! Nul doute là-dessus ! Le cadavre d'un homme d'une cinquantaine d'années, de faible et courte corpulence. L'individu avait les paupières closes, la bouche ouverte, la langue pendante. Le cheveu était ras, clairsemé, jaunâtre. Le visage était émacié, mal rasé. Le teint était gris, terreux. Le pauvre bougre gisait recroquevillé sur lui-même emmailloté dans un douteux et trop grand pardessus à carreaux gris. Au surplus, le corps répandait une forte et indisposante odeur d'ammoniaque. Risler observa enfin que le tissu du manteau montrait, au niveau du flanc droit, une large déchirure par laquelle une certaine quantité de sang s'était manifestement échappée et une petite mare vermeille, fluide et luisante comme du vernis à ongle, s'était formée tout près de la dépouille sur le sol couleur crème du wagon. Au total, tout cela sentait davantage son assassinat que sa mort naturelle.
— Burle de burle ! pensa Risler. Mais qu'ai-je donc fait au Ciel ! Une nouvelle fois, le guignon me rattrape pour me jeter dans une sale affaire!
Pour l'avoir maintes fois éprouvé, Risler connaissait bien le processus. S’il commettait l'erreur de faire état à la station prochaine de sa macabre découverte, on ne manquerait pas de le mettre sur-le-champ à contribution pour l'enquête. Capitaine Risler par ci ! Capitaine Risler par là !... Nul savait mieux que lui dans quel guêpier on saurait le fourrer...
Après avoir très brièvement interrogé sa conscience et estimant qu’il avait suffisamment donné de sa personne ces toutes dernières heures en participant à ce stage de parachutisme inepte qui ne s’était achevé qu'en fin de matinée, Risler considéra que pour une fois il pouvait s’autoriser à manquer à ses devoirs, qu'exceptionnellement il était en droit d'épouser le comportement de l'homme qui n'avait rien vu ni rien entendu.
Rassemblant tout son flegme, Risler tendit calmement le bras et ramassa la pelote. Par chance, elle n'avait pas roulé dans la flaque de sang frais. Il se releva en la maintenant avec autant de fermeté que de précaution et se retourna vers la voyageuse en vert en affectant de sourire et en montrant la plus solide désinvolture. Au comble de l'accablement, la malheureuse se tenait debout à l'autre extrémité du wagon et attendait Risler en le regardant fixement, se tordant les mains et secouant la tête en signe d'affliction.
— Ne vous inquiétez pas ! lui cria-t-il en agitant triomphalement la pelote au-dessus de sa tête. Je la tiens, regardez ! Tenez le coup ! J'arrive!
Tom Risler retraversa le wagon en sens inverse tout en rembobinant grossièrement le fil de laine, puis rejoignit la jeune femme et lui restitua l'impudente pelote. Ce fut alors un déluge de chaudes amabilités. Tout en épongeant avec un mouchoir en papier blanc au dépliage récalcitrant ses yeux encore remplis de larmes, elle se confondit en intarissables remerciements et l'appela son "sauveur". Risler lui rétorqua à plusieurs reprises qu'il avait été de son devoir de lui rendre ce service dérisoire mais rien n'y fit ! Il crut que ses effusions n'allaient jamais cesser. Souhaitant à tout prix faire partager son sentiment de reconnaissance à l’égard de Risler à sa progéniture, elle prit l'enfant à témoin et lui dit en tapotant le sommet de son bonnet de fourrure :
— Tu vois, Joseph, le Monsieur, il a été très gentil avec ta maman !
Le dénommé Joseph qui, après n'avoir pas lâché Risler des yeux durant une demi-heure avait fini par jeter son dévolu sur le boîtier rouge d'un signal d'alarme consentit à tourner la tête. Mais, au grand désespoir de sa mère, il ne sut accorder à Risler qu’une méchante œillade qu'il agrémenta d'un nouveau geste de menace avec son trident.
Après qu’il eut chevaleresquement rempli ma mission auprès de la belle passagère au tricot, Tom Risler reprit sa place sur la banquette qu’il occupait en face d'elle depuis le début du voyage. Il devait avoir la mine assez défaite car elle lui demanda :
— Qu'avez-vous, monsieur ? Vous êtes pâle comme un cierge ! J'espère que vous n'allez pas vous trouver mal ?
— Ce n'est rien, répondit-il. Seulement un petit vertige. Je suis un peu fatigué ces temps-ci, cela va passer.
— Vous n'avez pas l'air bien ! insista-t-elle.
Risler fut contraint de poursuivre ses mensonges :
— Je suis parfois sujet à des chutes de tension mais c'est sans gravité. Tout va rentrer dans l'ordre. Chez moi, ces incidents sont toujours passagers et sans conséquences, ne vous inquiétez pas !
— Vous avez été si obligeant. C'est si rare !...
— Quoi de plus naturel ! Il faut bien se rendre service.
— Oui, mais c'est rare ! tint-elle à ajouter énergiquement avant de se remettre industrieusement à son travail d'aiguilles.
Ce trajet en métro était interminable. De temps en temps, la femme levait ses vertes paupières et adressait un sourire de sympathie à Risler. Pour sa part, il essayait de faire bonne figure car, il faut l'avouer, la découverte du mort l'avait un peu remué. Il affichait un air naturel et dégagé sans vraiment parvenir en réalité à chasser de son esprit l'image du malheureux défunt qui reposait sous la banquette... Des voyageurs allaient bien finir par monter dans le wagon et par repérer le funèbre et sanguinolent colis... Et les ennuis, sacrebleu ! c'était couru d'avance, ne se feraient pas attendre...
Plus que jamais déterminé à pratiquer la politique de l'autruche, Tom Risler ferma les yeux et se disposa à effectuer une petite séance de relaxation chinoise, pratique à laquelle il se livrait régulièrement depuis une bonne quinzaine d'années. Il effectua deux amples respirations liminaires, puis entreprit, degré par degré, de relâcher et d'apaiser comme il se devait chacune des parties de mon corps. Quelques instants lui suffirent pour parvenir à chasser toutes préoccupations de son esprit et à établir le vide complet en lui-même. Malgré la vague perception qu’il avait des roulements bruyants du métro, il se sentit bien vite fort éloigné de l'agitation de ce monde de poussières et des accaparantes contraintes qui harcellent sans répit la vie en société.
Au bout d'un certain moment, jugeant qu’il s'était suffisamment ressourcé, Risler se résolut à se redresser sur son siège et à rouvrir les yeux, d'autant qu'il lui fallait rester vigilant pour ne pas risquer de rater l'arrêt de métro auquel il devait descendre. Le voyant quitter son immobilisme, le jeune femme au tricot leva brusquement le nez de son ouvrage et l'entreprit à nouveau :
— Vous vous êtes assoupi. Vous vous sentez mieux maintenant ?
Abandonnant l'idée de lui expliquer qu’il ne s’était pas "assoupi" mais qu’il venait de procéder à une séance de relaxation chinoise, Risler rétorqua qu’il se trouvait désormais parfaitement d'attaque. Il était en train de la remercier à nouveau de sa sollicitude quand elle enchaîna sur un ton affectueux :
— Auriez-vous la gentillesse de me laisser vos coordonnées, cher gentil monsieur. Je souhaiterais vous faire parvenir par la poste — si vous me le permettez — une écharpe ou quelque chose de ce genre tricoté par mes soins pour vous remercier davantage d'avoir eu l'amabilité d’être allé rechercher ma pelote auprès de cet affreux clochard qui dort, saoul comme une bourrique, sous cette banquette. Avant que vous n’arriviez dans ce métro, je l'avais vu monter à Valdaine. Il a brisé son litron de gros rouge en jurant comme un charretier et s’est ensuite allongé au fond du wagon. Je vous dois une fière chandelle, vous savez ! Vous allez trouver que je suis godiche et bien peu vaillante mais si vous n'aviez pas été là, je n'aurais jamais eu le courage de m'aventurer toute seule jusqu'à l'endroit où s'est vautré ce sale type répugnant... Mon père était un sac à vin. Lorsque j'étais enfant, il hurlait dans la maison chaque fois qu’il rentrait du bistrot, et j'ai toujours eu une peur bleue des ivrognes... Vous avez été chic, monsieur !
Tom Risler ne sait toujours pas à ce jour pour quelle raison il lui donna sa carte de visite mentionnant l'adresse de son domicile de la rue des Nourrices. En recevant le morceau de bristol de ses mains, elle le baisa longuement du bout des lèvres et ses transports reprirent fougueusement. Elle lui affirma notamment qu’il était "beau garçon", qu'elle n'avait jamais rencontré une personnalité aussi "magnétique" que la sienne et lui demanda à demi-rougissante de l'appeler par son petit nom, Véronica.
La rame arriva enfin à l'arrêt Gustave Le Rouge où Risler devait descendre. Il souhaita bonne fin de voyage et présenta ses adieux à la jeune femme qui loua derechef ses qualités de gentleman, puis il descendit du compartiment. Sur le quai, en repassant devant le wagon qui l'avait véhiculé et qui s'apprêtait à repartir, Risler la revit brièvement à travers la vitre du wagon… elle... et son hypomaniaque de fils... Ce dernier profita de l'occasion pour fixer Risler une ultime fois de ses yeux bleus dilatés et fous. Comment pouvait-on posséder une mère aussi sensée, aussi belle, aussi remarquable et être affligé d'autant de tares ? Leur métro redémarra. La dernière image que Risler reçut d'eux fut celle de ce gosse vêtu de peau de bête, assis sur les genoux de sa mère, agitant hargneusement son trident noir dans sa direction et faisant mine de l'embrocher.
— Le diable trônant sur les genoux d’un ange... On aura tout vu..., songea Risler.
Ce triste constat établi, il se dirigea promptement vers la sortie. Pris d’un remord, il s'arrêta et fit le 15 avec son portable pour signaler qu’un pauvre bougre nécessitait des soins urgents sur la ligne 21. Il navigua ensuite tant bien que mal dans un interminable entrelacs de quais et de couloirs, puis un long escalier mécanique l’enleva lentement des profondeurs du métro et le fit remonter à l'air libre.
— En route pour La Rhumerie Martiniquaise ! se dit-il gaillardement avec un sourire pétillant de joie reconquise aux lèvres.
Didier Robrieux
[ Août 2025 ]
DR/© D. Robrieux