Nouvelle

LES FLOCONS
DE LA NUIT
Embusqué derrière les vitres de l'unique fenêtre de son salon, Louis Meyersohnn regardait avec un sentiment de profonde désolation la neige tomber des épaisseurs serrées du ciel. Cela faisait maintenant trois années, jour pour jour, que cette maudite neige était devenue noire et qu'elle s'abattait invariablement sur la ville, comme de la suie. Dehors, il n'y avait pas un brin de vent. Il pensa que c'était mieux ainsi car lorsque le blizzard local se mettait à souffler, il charriait de telles exhalaisons de puanteur qu'il était préférable de le savoir aux diables.
Meyersohnn logeait dans un haut de rue, au troisième étage d'un vieil et encore robuste immeuble en pierres de taille. De son poste d'observation, il pouvait contempler un grand périmètre du quartier. Ce dernier était entièrement recouvert d'un voile de neige anémique et funèbre. Le relief incertain des bâtisses alentour, les méandres vagues des principaux axes de circulation, les silhouettes fantomatiques des quelques arbres faméliques fichés ça et là dans les trottoirs offraient un aspect sinistre et désespérant. A plus courte portée de regard, la rue se dévidait en contrebas sous le halo cru des réverbères. Saupoudrée de neige grasse aussi noire que de l'ébène, elle paraissait plus désolée, plus morne, plus lugubre, plus effrayante que jamais. Comment avait-il été possible d'en arriver là ! Aujourd'hui encore, Meyersohnn ne comprenait pas. Il ne comprenait pas comment était née la folle et négative ardeur qui avait conduit au désastre. Une fois encore, il revivait dans son esprit le film des événements...
Au début, le ciel s'était simplement piqueté de petits points noirs. Puis, les petits points noirs étaient devenus des taches. Puis, les taches s'étaient elles-mêmes fractionnées, désintégrées, pulvérisées dans les hauteurs de l'air. Puis, il s'était mis à tomber des averses de particules noirâtres et glacées, fines comme de la limaille. En quelques jours, ces particules noirâtres avaient augmenté de volume et pris la taille de grosses escarbilles. On avait à l'époque émis les hypothèses les plus simples et les plus compliquées. Mais quand les chutes de cette neige fuligineuse s'étaient intensifiées, quand les couches denses de l'atmosphère s'étaient contractées jusqu'à chasser totalement la clarté solaire, il avait bien fallu se rendre à l'évidence : la neige noire annoncée par les prévisionnistes commençait son sale travail de sape et d'anéantissement.
Depuis les premières heures de ces macabres prémices, la neige n'avait cessé de se répandre. Des milliards de flocons se déversaient sans discontinuer sur toutes les régions du globe. Les saisons avaient disparu, les grands astres avaient déserté la voûte céleste, les trois quarts des océans s'étaient comme retirés dans des confins insondables. En tous lieux, la nuit avait tendu un immense catafalque.
Simultanément à la survenue de ces dérèglements, des légions de montagnes avaient éventré la croûte terrestre et développé leur croissance jusqu'à atteindre des altitudes vertigineuses et jusqu'à dominer peu à peu l'ensemble du relief. Le monde aujourd'hui — si tant était que l'on pût encore parler d'un "monde" à propos de ce qui en restait — avançait à tâtons et à contretemps sous la férule sans cesse plus coercitive d'une nature hostile et cyclothymique.
Parfois, le temps connaissait une courte période de redoux. En fondant, la neige devenait une sorte de tourbe noirâtre. De longs ruisseaux fangeux et clapotants se précipitaient dans les caniveaux et la neige gouttait des toits à la façon d'une mélasse épaisse et poisseuse. Puis, généralement au bout de trois ou quatre jours, le même scénario se renouvelait : les flocons noirs se remettaient à tomber et il fallait à nouveau endurer le lourd despotisme des éléments.
En vérité, l'environnement terrestre connaissait la crise de convulsions la plus grave de tous les temps. L'espèce humaine avait peu à peu scié la branche sur laquelle elle était assise. Elle avait avec la plus attristante irresponsabilité, au mépris des règles de conservation les plus élémentaires et les plus sacrées, ouvert la boîte de Pandore. Elle ne récoltait que ce qu'elle avait semé ! Elle ne pouvait s'en prendre qu'à elle seule. Gorgée de bêtise, de démesure, de volonté de puissance, bouffie de suffisance et de certitudes erronées, elle avait saigné à blanc la planète, saigné à blanc la poule aux œufs d'or !
Professeur et chercheur à l'Université, Louis Meyersohnn avait pendant des années tenté de faire entendre sa voix. Il s'était exténué à dénoncer le jeu suicidaire auquel se livraient nos sociétés avec la plus honteuse complaisance. Il s'était époumoné à décrire la montée en puissance des périls qui guettait les grands équilibres vitaux et que ne cessaient de faire encourir les options technologiques désastreuses prises par le régime décérébré du potentat Hannibal Fuller. Il avait sillonné le monde entier, multiplié les communications, les appels à la raison. En pure perte ! Ses alarmes n'avaient rencontré que sarcasmes et indifférence. Il avait été regardé tour à tour comme un oiseau de mauvais augure, comme un démoralisateur public, comme un paranoïaque tourmenté, comme un Cassandre à l'esprit défaillant et halluciné.
Durant une longue période, l’administration Fuller avait tenté de le réduire au silence. Les services du courrier l'avaient abreuvé de lettres anonymes lui promettant d'énergiques raclées et de noirs attentats. On avait également fait parvenir à son domicile une succession de poupées en chiffon grossièrement manufacturées à son effigie et criblées d'épingles de couturière. Sans compter qu'il avait aussi été le destinataire d'une quantité non négligeable de petits cercueils noirs de la taille d'une boîte d'allumettes, très évocateurs, très artistiquement miniaturisés, sur lesquels avaient été gravés son nom et celui de son chat Press. Pouvait-on faire plus éloquent !
Pourtant, cette suite de menaces et de persécutions n'avait pas eu le pouvoir d'exorciser l'implacable enchaînement des faits. Quelques années plus tard, les accablants pronostics de Meyersohnn s'étaient révélés cruellement exacts. A cette heure, l'humanité faisait ses premiers pas dans un âge terrifiant dont personne ne mesurait véritablement l'importance.
Malgré les proportions insoutenables que prenait ce chaos, les pouvoirs publics et Fuller, leur chef suprême, continuaient à refuser d'infléchir d'un iota leur politique mégalomaniaque tout en s'employant par ailleurs à accroître le volume déjà imposant de leurs profits personnels et à amasser des fortunes colossales. Ces mêmes pouvoirs publics mettaient de surcroît un soin diabolique à minimiser l'étendue de ces intempéries meurtrières et leurs directes conséquences. Fuller et ses sbires faisaient annoncer périodiquement par médias interposés qu'ils contrôlaient la situation de bout en bout et qu'on s'acheminait vers un retour à la normale. A toutes forces, ces tristes fripouilles invitaient l'opinion à ne pas prêter foi à ce qu'ils appelaient dans leur maudit jargon : "la propagande superstitieuse, infantile et mensongère des cliques alarmistes et obscurantistes". Ce déversement constant de désinformation contribuait à maintenir un semblant de stabilité sociale sur fond de vive déchéance et de sourde torpeur. Une forte proportion de citoyens, abusée, manipulée, tenue dans l'ignorance des réalités, n'avait qu'une idée très approximative des ressorts de ce gigantesque drame et se cantonnait en conséquence dans un renoncement docile. Une autre frange de la population regroupait un nombre égal de cyniques, de lâches et de fricoteurs. Dans un tel contexte, quelles marges de manœuvre pouvaient encore s'offrir aux derniers opposants lucides qui s'échinaient à une résistance difficile ? Existait-il encore des possibilités d'agir, de changer radicalement la donne, de susciter un sursaut propre à briser ce processus de démantèlement et d'agonie alors que la collectivité dans son immense majorité paraissait s'accommoder de l'administration sauvage d'un ramassis de prédateurs décadents qui commanditait sa propre extinction ?!
Lassé de ressasser ces interrogations et d'avoir si longtemps prêché dans le désert, Meyersohnn s'était finalement résigné au silence et résolu à dire adieu à ce monde inepte. Un plan d'action avait longuement fermenté dans les limbes de son cerveau. Un plan d'action qu'il allait exécuter aujourd'hui même...
Deux heures du matin sonnèrent au carillon de l'église Saint-Médard, heure à laquelle Meyersohnn avait décidé de faire débuter les opérations. Il quitta alors promptement son observatoire, se rendit dans une chambre attenante lui servant de débarras, déplaça en silence quelques piles de vieux cartons poussiéreux et mit à jour un coffre métallique d'où il extirpa son matériel. Il avait tout prévu : boussole phosphorescente, sécateur en titane, torche électrique, quelques provisions pour Press... Il n'était de toute façon pas question de se charger inutilement pour un tel voyage.
Il fallait maintenant faire vite. Meyersohnn exhuma également du coffre une combinaison de ski très résistante qu'il avait fait spécialement confectionner. Il l'enfila à la hâte, chaussa de solides chaussures, enfonça sur sa tête un casque robuste surmonté d'une puissante lampe de spéléo. Il entreprit enfin de faire la chasse à Press qui, bon prince, se laissa capturer et enferma l'animal dans un sac à dos qu'il amarra à ses épaules. Quand il fut fin prêt, skis et bâtons en main, il rejoignit le salon, traversa le couloir et se dirigea sans attendre vers la porte donnant sur le palier.
Déposant une main ferme sur la poignée, Meyersohnn ne put s'empêcher de se retourner et de jeter un dernier coup d'œil sur ce qui avait été son logis durant plus de vingt années. A l'autre extrémité de l'appartement, par la porte du salon qu'il avait laissée entrouverte, il aperçut un pan de sa bibliothèque et aussi un des verts rameaux de son vieil hibiscus. Sur le guéridon, au fond du couloir, se détachait le téléphone ainsi que l'enveloppe postale blanche à l'intérieur de laquelle se trouvait la lettre qu'il avait rédigée quelques heures plus tôt et que les "officiels" ne manqueraient pas de découvrir après son départ. Une lettre dans laquelle il en appelait une dernière fois à la sagesse publique et dans laquelle il avait également glissé, sans trop y croire, un plan détaillé du mont Ucha.
Revenu à ses préoccupations immédiates, Meyersohnn enfila une paire de gants fourrés, rabattit d'énormes lunettes de ski renforcées à hauteur des yeux sur son visage et fixa sur sa bouche et son nez une sorte de masque de chirurgie en matière filtrante destiné à le prémunir contre les vapeurs nauséabondes qui sauraient immanquablement venir l'assaillir au plus fort de son périple. Il tourna ensuite le bouton de la porte et descendit sans bruit les trois étages de l'immeuble.
La rue était déserte. Seul, dans le silence, se détachait le crissement mat et régulier de la neige. Avec le temps, les espions et les miliciens de Fuller croyaient avoir définitivement dompté l'insubordonné professeur Meyersohnn et avaient peu à peu relâché leur surveillance. A cette heure, il n'était pas douteux que ces brutes dormaient comme des loirs ! Non sans réprimer de puissantes émotions, Meyersohnn se lança vaille que vaille sous les ténébreuses chutes de neige. Skis à l'épaule, il se mit à courir en direction du mont Ucha.
Après trois cents mètres de foulées rapides, il atteignit les filets de la zone ouest. La ville avait en effet été segmentée en districts enclos de hauts filets de protection, filets officiellement installés dans le but de préserver les particuliers des éboulis de glace mais qui servaient en réalité à décourager les candidats au départ.
Sans perdre un instant, Meyersohnn fit à l'aide de son sécateur une entaille dans un des filets et se faufila à travers le treillage éventré. Après avoir actionné la lampe de son casque, il se rua vers l'emplacement de ce qui avait été la fameuse rue Mouffetard et qui n'était plus aujourd'hui qu'une vague piste étroite et dévastée, puis il emprunta le raidillon à marche forcée.
Au bout de quatre heures de route, le mont Ucha fut en vue. Parvenu au pied de la montagne, Meyersohnn fixa des peaux de phoque à ses spatules et entreprit de gravir la pente qui lui faisait face. Malgré les plaques de neige noires et gelées, lisses et glissantes comme des dalles de marbre humide, qu'il rencontrait à chaque instant, il progressait avec constance.
Il avançait ainsi depuis une bonne vingtaine de minutes quand un petit coup de vent annonça la venue de sévères difficultés. En moins de temps qu'il ne fallut pour le dire, le ciel se zébra d’éclairs, une tempête foudroyante se déclara sur le site. D'amples bourrasques de cristaux noirs se mirent à jaillir de toutes parts et à battre furieusement la montagne. Il semblait tout à coup que Lucifer en personne avait donné mandat à ses auxiliaires les plus hargneux, les plus malfaisants. Le vent glacé paraissait vouloir déchiqueter tout ce qui se trouvait à sa portée. Les lames de houle neigeuse se succédaient sans trêve. Bientôt elles n'eurent de cesse d'harceler Meyersohnn, de le molester avec une rage effrénée.
Très vite, il fut saisi d’atroces et violentes douleurs. C'était comme si on eût appliqué sur toutes les parties de son corps de gigantesques coups de battoir. A tout instant, les rafales manquaient de l'arracher à la pente et de le projeter dans le vide. S'étant préparé de longue date à ce combat titanesque, il résistait, se cramponnait, engageait tous ses muscles, toute son énergie, tout son être dans l'effort. Sans fléchir, il continua sa progression. A ce supplice, il fallait ajouter celui de ces émanations de charogne et de putréfaction qui saturaient l'air. Chaque brassée de ce vent empuanti lui levait le cœur et menait sa respiration au bord de la suffocation. Loin de s'atténuer, l'ouragan prit le parti de redoubler plus follement encore s'accompagnant d'un vacarme de grondements et de détonations qui semblait ébranler l'univers entier. Puisant dans ses dernières ressources, Meyersohnn parvint cependant à trouver la force de poursuivre l'ascension et de ne pas abandonner sa vie au déluge de vent et de neige.
La tempête ne s'éloigna qu'au bout de six ou sept heures. Le mont Ucha culminait à plus de trois mille mètres. Il fallut à Meyersohnn compter encore deux heures d'une éprouvante escalade avant qu'il put mettre le pied au sommet de la montagne. Parvenu au but, éreinté, moulu, écrasé de fatigue, il ne s'accorda pas pour autant de halte. Pendant la tourmente, la torche électrique et la lampe du casque avaient rendu l'âme. A tâtons, il détacha ses peaux de phoque et les glissa dans une poche du sac à dos. Il tenta en vain de sonder la nuit totale qui l'environnait puis se saisit de sa boussole phosphorescente qu'il ausculta avec soin. Le repérage effectué, il rechaussa les skis et poussa énergiquement sur ses bâtons.
La déclivité du terrain était d'une bonne teneur. Il lui fallut peu de temps pour atteindre une vitesse soutenue. Les éléments étaient maintenant apaisés, les épaisses vapeurs pestilentielles s'étaient dissipées, la neige ne tombait plus. Ici, comme dans la Capitale qu'il avait quittée quelques heures plus tôt, il faisait nuit noire. Lancé sur la pente neigeuse dans cette obscurité uniforme, impénétrable, à couper au couteau, Meyersohnn skiait droit devant, confiant et serein. Naviguer ainsi sans repères, sans balises, sans ligne d'horizon ne lui posait aucune espèce de difficulté. Les spatules fixées à ses pieds accomplissaient leur besogne ne rencontrant pas la moindre aspérité ni la moindre ornière. La peur de l'obstacle était totalement absente de son esprit, l'idée d'une chute éventuelle ne l'effleurait pas davantage. Cette longue, étourdissante, vertigineuse descente à skis dans ce gouffre moelleux, dans cet abîme sans fond, dans cet espace sans limite et sans forme, était un véritable enchantement. Bientôt, il vit devant lui, dans le lointain, briller un petit éclat de lumière doré et miroitant. Toujours immergé dans l'obscurité la plus complète, Meyersohnn mit alors le cap vers cette lueur clémente et entreprit de skier avec plus de vaillance encore. Le plaisir de glisser sur cette pente infinie irradiait désormais tout son être.
Il se fit tout à coup plusieurs remous à l'intérieur du sac à dos, puis plus rien ne bougea. Meyersohnn comprit que son chat Press était parvenu à soulever le rabat du sac et à extraire sa tête hors de l'habitacle. Sans cesser de skier, il passa la main par-dessus son épaule et lui gratta affectueusement le dessus du crâne. Puis tous deux, tout en filant à vive allure dans les nuées et le silence, tout en se propulsant vers ce minuscule foyer de lumière mordorée qui s'agrandissait à mesure qu'ils s'en rapprochaient, tout en s’acheminant bon train vers cet ailleurs vibrant et luminescent où logent encore le discernement, la bonté et le salut, ils se mirent à humer l'air qui devenait de plus en plus exquis et de plus en plus parfumé.
Didier Robrieux
[ Octobre 2025 ]
DR/© D. Robrieux
[Texte en recherche d’éditeur/éditrice]