Nouvelle
SAUCISSONADE
À MOUGIN-LES-LIÈVRES
Conte burlesque
Où l’on croise plusieurs personnages
auxquels dut ultérieurement se frotter
le Chinois de la rue des Nourrices...
Grâce à un habile stratagème dont nous ne dévoilerons pas le secret par mesure de sécurité, notre journaliste David Murat-Flanchet est parvenu à se faire admettre parmi les convives d’un déjeuner réunissant les principaux chefs et associés d’un important clan mafieux. Nous sommes heureux de pouvoir offrir en exclusivité à nos lecteurs et lectrices ce témoignage exceptionnel sur ce mini sommet du crime qui s’est récemment déroulé en banlieue parisienne dans la plus grande clandestinité.
Par David Murat-Flanchet
On pense communément que les colloques mafieux se déroulent dans de somptueux palaces ou encore dans des arrière-salles de boîtes de nuit de luxe. Qu’on se détrompe ! En réalité, la pègre préfère le plus souvent se réunir dans les lieux les plus quelconques, les plus impersonnels, qui leur garantissent la plus efficace discrétion. Ainsi en l’occurrence, c’est sur un site insolite — celui d’un chantier de construction d’une école maternelle à Mougin-les-Lièvres (Seine et Oise) — que plusieurs dignitaires du crime organisé avaient décidé de se retrouver secrètement le mercredi 10 juillet dernier pour un « déjeuner de travail » informel placé sous le signe de la bonne franquette.
Le soleil brille en cette belle journée d’été. Midi sonne. Les uns après les autres, les truands arrivent à pied sur le site. Aujourd’hui, point de costumes à rayures, de chemises en soie sur mesure, de chaussures rutilantes à deux mille neuf cents euros la paire. Aujourd’hui, tout ce beau monde est en salopette ! Une dizaine de gardes du corps vêtus également de simples bleus de chauffe se placent à l’entrée ainsi qu’aux points stratégiques afin d’assurer la sécurité du secteur. On pénètre dans une salle de belle dimension en cours de travaux laissant voir au premier chef un sol en béton grossier et des cloisons en placo fraîchement posées. Deux grandes fenêtres partiellement maçonnées délivrent une lumière naturelle tout à fait acceptable. Plusieurs dépôts de gravats, un empilement de montants d’échafaudage, quelques palettes de tuyaux de canalisation encore emballés, une rangée de vestiaires métalliques verdâtres destinés en temps normal aux authentiques ouvriers du chantier, un large lavabo ainsi qu’un distributeur mural de pâte Arma, ce savon nettoyant puissant pour les mains fréquemment en usage sur les chantiers, forment le gros du décor. Au milieu de ce fatras peu esthétique et poussiéreux, des planches de bois ont été posées en guise de tables sur de méchants tréteaux maculés de peinture et de plâtre avant d’être recouvertes de nappes en papier blanc. Chaises et fauteuils de jardin en plastique sont également répartis un peu partout dans la salle.
Les accolades terminées, on s’installe. Placement libre. Il y a là, tenant la vedette, Gabriel Castella, la cinquantaine, cheveux ébène, prunelles charmeuses, courte moustache, un des mages notoires de la pègre, criminel de haut rang, l’homme des affaires troubles et sanglantes, Avec ses allures de grand dégoûté, il semble aujourd’hui trôner au sein de l’assemblée. Il a assurément l’ascendant sur toute cette petite troupe. A l’évidence, on le craint.
Peter-le-Hollandais, dit « Extra-sous-la-Couette », se trouve là, lui aussi. C’est le beau gosse de la galerie, un brin poseur, une réputation non usurpée de don juan, par ailleurs éminente pointure du crime, tueur impénitent. L’asthme chronique qui le frappe depuis l’enfance n’a jamais été un obstacle à la multiplication de ses conquêtes féminines ni à celle de ses exactions meurtrières. Appartenant au premier cercle de la tribu Castella, le Hollandais nourrirait le projet d’en devenir le chef suprême après avoir fait place nette. On dit qu’il attend son heure pour s’imposer.
On remarque également la présence de Ferdinand Mâcheux, taille moyenne, chauve, un peu de brioche, cou épais, poings massifs, hors normes, faux sourire, regard sardonique, pas facile à dérider, tout pour plaire (proxénétisme, contrebande). Celle de Franck Bataverre, alias « le Toréador », grosse chaîne en or, petit caïd aux traits durs dont une des particularités est de ne porter que des espadrilles, été comme hiver (racket, enlèvement de personnalités, fanatique du pic à glace). Les jumeaux infernaux, Karl et Elmut Godfuller (casinos, trafic d’armes) sont de la partie. Ricco Sacca, taillé en armoire à glace, nervi au tempérament sanguin, a lui aussi été convié (assassinats expéditifs à l’arme blanche). Sacca a sa tête des mauvais jours, un épouvantable rictus cynique aux lèvres.
Mamadou Ousmane a rejoint de même les participants (explosifs, voitures piégées). Sérieux, concentré, visiblement l’esprit absorbé par quelque entreprise en cours, jolie prestance, du style. Ousmane est sans conteste celui qui porte la plus élégante salopette du groupe, du sur-mesure, sans aucun doute... peut-être même de la haute couture... Et beau tissu ! Du Paradis où il se trouve, Pierre Dac me souffle à l’oreille que c’est du « cachemire mercerisé ». Merci Pierre.
On peut aussi reconnaître le très remuant et fort en gueule Lary Feunière, cigarette constamment au bec, surnommé « Pop-corn », réputé pour son imprévisibilité et sa vulgarité de langage (narcotrafic). Le docteur Félix Roubié, chirurgien-dentiste, a pareillement répondu à l’invitation. Véritable fripouille, vieux compagnon de route du clan Castella. Roubié rencontre manifestement beaucoup de succès ce midi auprès de l’assistance, en particulier auprès des hommes de main présents qui lui font mille grâces. Il est vrai que les meilleures facilités sont offertes à ces derniers lorsqu’il s’agit de se rendre dans son cabinet chaque fois que leurs dentitions rencontrent « du dur », du type batte de base-ball, barre à mine ou poing américain. Chez Roubié, c’est open roulette vingt-quatre heures sur vingt-quatre ! Sans rendez-vous, dimanches et jours fériés inclus !
Un nommé Melchior Oliveira a fait, de son côté, le déplacement du Brésil. Teint très basané, silhouette svelte, démarche décidée, yeux vifs et intelligents, sans doute très futé, mais regard méfiant. Nos recherches préalables de renseignements à son sujet n’ont rien donné. Peut-être un nouveau venu dans le monde de l’honorable société des malfrats. Un visiteur somme toute très opaque.
Interpellé comme on le sait par la police et écroué en juin dernier, Fra Geppetti est quant à lui représenté par son fils, Lorenzo Gepetti, le style de bon gars aux goûts simples, visage d’enfant de chœur, jamais à cours de polissonneries. On lui donnerait le bon Dieu sans confession (drogue, contrefaçon, trafic de voitures volées, spécialiste des strangulations au fil à linge). Enfin, Jérôme Florimont, dit « le Notaire», avocat à la solde de Castella, complète la liste des convives, corrompu jusqu’aux moelles, une face de déterré, éteint, guindé, cheveux ras, lunettes sévères, plutôt avare de paroles.
La petite réception commence. Dans une sorte de brouhaha général, on échange les nouvelles, on évoque les affaires courantes, les initiatives avortées, les nouveaux objectifs, on s’enquiert du business des cousins d’Amérique, d’Italie, de Chine, de Russie, d’Albanie et autres contrées du globe, on discute politique à mi-mot sans s’avancer trop avant sur ce terrain.
Soudain, de façon inattendue, Lary Feunière se lève et se met à scander d’une voix forte : « Le rucmuche ! Le rucmuche ! Le rucmuche ! », soit le nom d’une marque de pastis bien connue en argot parisien. Et tous les membres de la compagnie d’entonner en rythme : « Le rucmuche ! Le rucmuche ! Le rucmuche ! ». C’est l’appel de l’apéro ! Aussitôt, jaillissant de nulle part, trois ou quatre garçons de café en tenue de brasserie mais équipés de casques de chantier réglementaires viennent slalomer avec une fluidité d’anguille entre les tables improvisées et servir dans des gobelets en plastique le rucmuche additionné d’eau glacée. Satisfaction générale. Après un certain temps, sans presser ces Messieurs, le service post-apéritif débute. Tout le monde à soif, tout le monde a faim. Les serveurs remplissent copieusement de Gévéor de nouveaux gobelets, font circuler les merguez grillées, les colliers de porc, le fromage de tête, les assiettes de pommes chips et de cacahuètes salées. Le jaja coule à flot, les panses se remplissent. Aujourd’hui, c’est ripaille façon « popu », c’est bombance à la mode « gagne-petit » !
Le « casse-croûte », comme se plait à l’appeler à plusieurs reprises l’inénarrable gouailleur Lary Feunière, a à peine commencé qu’un incident vient subitement casser l’ambiance. Tout en plongeant profondément son couteau dans un fromage de Munster à l’arôme puissant et en arborant des yeux mauvais, Rico Sacca lance à la cantonade : « Il y a une mouche parmi nous et j’vais m’en occuper ! ».
La phrase glace l’assistance. C’est comme si un orgue de Barbarie était guillerettement en train de jouer Ah ! Le petit vin blanc et que son officiant s’était arrêté brutalement de tourner la manivelle ! A ces mots terribles, le seigneurial Castella affiche une posture ostensiblement distanciée, un regard indéchiffrable. Le Hollandais, quant à lui, sourit d’un air énigmatique, mi-figue, mi-raisin. En revanche, Mâcheux pique aussitôt spectaculairement le menton dans son assiette de merguez et manque de la renverser. Roubié baisse les yeux. Il y a de l’orage dans l’air. Crispé à l’extrême, Melchior Oliveira n’en mène pas large. Lary Feunière manque de s’étrangler après avoir avalé une cacahuète salée. Les frères Godfuller sont tétanisés. Lorenzo Gepetti se met à effectuer une série de signes de croix convulsifs. Tout le monde est sous tension. Franck Bataverre est pris d’invraisemblables claquements de dents. Ousmane se saisit de la première serviette en papier venue et essuie précipitamment une suée qui s’est mise brusquement à inonder son front. Blanc comme un linge, Jérôme Florimont, qui semble par ailleurs un peu pompette, se lève avec empressement pour aller assouvir un besoin qu’il prétend particulièrement urgent.
Panique à bord. Le temps est comme suspendu. Le malaise semble durer une éternité. Personne n’est dans ses petits souliers car Rico Sacca montre en ces instants qui se prolongent un regard effrayant. Fugitivement, une scène du film de Billy Wilder Certains l’aiment chaud me traverse l’esprit : celle où l’on voit ce tueur à gages jaillir d’un gros gâteau d’anniversaire et se mettre à mitrailler à qui mieux mieux tous les convives mafieux d’une bande rivale. Par chance, cette pensée me quitte aussi vite qu’elle était venue. Les trompettes de la Raison me remettent l’esprit à l’endroit et me rappellent que nous sommes ici à Mougin-les-Lièvres et non à Chicago ! Point de gros gâteau d’anniversaire en vue... seulement un inoffensif paquet de petits-beurre ouvert à l’horizon, égaré sur une nappe en papier.
Finalement tout semble rentrer dans l’ordre assez rapidement. Immense soulagement. Pour filer à nouveau la métaphore de l’orgue de Barbarie, c’est comme si son officiant s’était remis à tourner la manivelle. Très vite, les serveurs aux casques de chantier réapparaissent et s’affairent de nouveau avec vigueur. Nouvelles tournées de gros rouge. L’atmosphère se décontracte, les sourires reviennent. Ce qui est certain c’est qu’au moins un des convives doit éprouver quelque inquiétude concernant son avenir dans ce milieu impitoyable. La « mouche », comme dirait Sacca, pourrait en effet être en train de vivre ses dernières heures…
Les agapes se poursuivent, les discussions reprennent, les conciliabules redoublent. A un moment, alors que Castella et le Hollandais sont en grande conversation, je crois comprendre, en tendant l’oreille, qu’un projet de détournement d’une importante cargaison d’or au profit d’une partie des membres de la bande est dans les tuyaux... mais je ne parviens pas à en entendre davantage.
Puis, les derniers petits-beurre engloutis, vient le moment où l’on ingurgite un café noir brûlant tiré de bouteilles Thermos et servi dans des gobelets en plastique neufs. Ces messieurs jugent ensuite en avoir terminé. Ils se lèvent et quittent la place comme ils étaient venus, les uns après les autres. Une équipe d’employés de service entre en piste. Adieu Gévéor, merguez grillées, colliers de porc, fromage de tête, pommes chips, cacahuètes salées ! En un clin d’œil, les tables sont débarrassées, les reliefs du repas disparaissent. Après avoir été tenus à l’écart entre midi et deux, les authentiques ouvriers du chantier recommencent à naviguer sporadiquement dans les lieux comme s’il ne s’était rien passé.
Peu de temps après le déroulement de cette saucissonnade aigre-douce de Mougin-les-Lièvres, la Chevrolet flambant neuve de Mamadou Ousmane explosa un beau matin au moment précis où il en actionnait le démarreur. Lary Feunière bascula malencontreusement par-dessus la rambarde de son balcon situé au quatrième étage de son immeuble alors qu’il se penchait pour regarder innocemment un couple de pigeons qui roucoulaient dans un bosquet en dessous de chez lui. Franck Bataverre eut un malaise cardiaque et se noya dans sa baignoire sans avoir eu le temps d’ôter ses espadrilles. Jérôme Florimont fut retrouvé sans vie dans son cabinet d’avocat, tué par balles.
Certains des participants à ce déjeuner de gangsters hors norme échappèrent toutefois à l’hécatombe. Lorenzo Gepetti fut arrêté et rejoignit son doux papa en prison. Les frères Godfuller se retrouvèrent sous les verrous tout comme d’ailleurs Ferdinand Mâcheux. Seuls Castella, Le Hollandais et Sacca ne furent pas liquidés et parvinrent à ne pas se faire interpeller lors l’opération choc d’ample envergure menée pas les autorités policières et judiciaires. Melchior Oliveira, le Brésilien, passa lui aussi mystérieusement à travers les mailles du filet et se volatilisa. Ces quatre dangereux personnages sont pour l’heure activement recherchés. On remarquera que docteur Roubié ne fut pas inquiété, ce qui n’est pas sans laisser nombre d’observateurs dubitatifs. Côté services de répression criminelle, on tient à rappeler que c’est grâce à une surveillance serrée sur le terrain de cet aimable petit rassemblement gourmand de Mougin-les-Lièvres qu’il fut permis de donner un grand coup de pied dans une des plus importantes fourmilières du crime organisé.
D. M-F.
Petit débriefing post-reportage
tenu dans le bureau du rédacteur en chef du journal Jour Presse
qui emploie le journaliste David Murat-Flanchet...
Paul Varlet, rédacteur en chef : Alors comment avez-vous fait, David, pour être présent physiquement dans cette salle du chantier de Mougin-les-Lièvres et pour assister à ce déjeuner de mafieux ? Dites-moi tout ! C’était vous le Brésilien basané ! Ha ! ha ! ha !... Bien joué, David !
David Murat-Flanchet : Non. Pas du tout !
P. V. : Ah bon !... Mais alors comment avez-vous fait ?
D. M-F. : Oh, c’est tout bête — et cela je pense que la plupart des lecteurs et lectrices de notre journal l’auront deviné en lisant mon article —, je me suis débrouillé pour investir les lieux bien avant l’heure de la réunion et je me suis enfermé dans un des vestiaires métalliques... Ce n’est pas plus compliqué que cela, c’est tout simple...
P. V. : Dans un des vestiaires métalliques !... Vous êtes resté coincé là-dedans plusieurs heures ?...
D. M-F : Oui. En l’occurrence, c’étaient des vestiaires américains en fer particulièrement robustes de la marque Stenson When pour ateliers d’usine. Ils offrent l’avantage d’être très spacieux et de présenter des ouvertures d’aération assez grandes sur le devant. J’ai tout vu...
P. V. : Vous avez tout vu ?...
D. M-F. : Oui, j’ai tout vu ! J’ai également utilisé à deux ou trois reprises les petites jumelles de théâtre dorées de mon arrière-grand-mère Gabrielle que j’avais emportées. Impeccable ! De là où je me trouvais, j’ai tout vu !... Et j’ai aussi tout entendu !...
P. V. : Vous avez tout entendu ! Comment cela a-t-il été possible compte tenu de l’endroit où vous vous trouviez et dans lequel vous étiez totalement confiné...
D. M-F. : Pas folle la guêpe ! J’avais placé un micro miniature dans une assiette de cacahuètes. J’avais sur moi un mini amplificateur, un magnéto et des oreillettes. Ça a été du gâteau, j’ai tout entendu !
P. V. : Un micro miniature dans une assiette de cacahuètes ! Vous vous foutez de moi, David ?!
D. M-F. : Je plaisante. J’avais tout bonnement fixé un micro ventouse derrière le distributeur de pâte Arma... Là encore, je suis certain que les lecteurs et lectrices de notre journal l’auront deviné en lisant l’article. C’est aussi banal que cela !
P. V. : Là, je m’incline. C’est excellent ! C’est de la belle ouvrage ! Le Prix Pulitzer vous guette, David !
D. M-F. : Je n’ai fait que mon travail de journaliste, Paul...
Didier Robrieux
[ Septembre 2025 ]
DR/© D. Robrieux
[ Texte en recherche d’éditeur/éditrice ]