Nouvelle
L’ENFER BURIDAN
Conte burlesque
Le Chinois de la rue des Nourrices,
une noire période...
On a beau s’appeler Tom David Jonathan Risler, on ne peut échapper aux trivialités de la vie quotidienne qui réservent souvent à chacun et à chacune leurs lots de surprises fâcheuses dont on se passerait bien. Si l’on connaît désormais les glorieux exploits réalisés par notre héros notamment lors de la mémorable expédition dite "des chameaux d’Hamsala ", il serait dommage de ne pas faire état d’une péripétie appartenant à un registre plus mineur à laquelle dut se frotter ce grand aventurier à l’époque où il était encore tout jeune capitaine à l’IACO. Pour décrire cet épisode domestique parisien épique et pour tout dire assez cruel, évoquons ce petit matin de dimanche de mai où Risler fut réveillé en sursaut et se trouva comme tétanisé dans son lit.
— Buridan ! Mille pétards ! Peste soit ces maudits cauchemars qui vous assaillent pour un oui ou pour un non ! lâcha-t-il tout tremblant et en sueur.
Il n'était pas contestable que les raviolis vapeurs et les portions de poulet impérial à la mode de Shandong absorbés goulûment et en quantité la veille chez Feng étaient en partie à l'origine du songe affreux qui venait de le tirer du sommeil si désagréablement. Mais cette halte gastronomique — certes coupable aux yeux de la digestion stomacale et intestinale — ne devait pas être imputée, seule, dans la survenue de cette terreur nocturne épouvantable. Ce rêve horrible était aussi le pur produit d'une succession de souvenirs, le reliquat inconscient d'un traumatisme encore vivace, la séquelle toujours présente d'un cortège de souffrances et d'infortunes qui dans un passé pas si lointain avaient hélas hanté la vie de Risler. Buridan ! En dépit de la tenue d’un solide et durable armistice, ce nom qu’il avait exécré retentissait encore certains jours dans sa mémoire comme un coup de canon !
Ce petit matin-là donc, au sortir de ce somme agité, encore allongé sur le dos dans son lit, Risler ne bénéficiait pas vraiment d'une forme physique triomphante. De surcroît, du fait d'une inconfortable position acquise durant le sommeil, une raideur douloureuse s'était emparée de sa nuque. Sans remuer la tête, il ouvrit les yeux qu’il avait refermés après la secousse aigue de sa torpeur. Les angelots de plâtre aux silhouettes gracieuses et rebondies voletaient comme à l'accoutumée autour de la rosace centrale du plafond, signe indubitable qu’il se trouvait bien dans sa chambre, chez lui, rue des Nourrices. Progressivement, il réintégra le monde réel et regagna un état de conscience plus réconfortant. L'absence totale de bruit acheva de le délivrer de son accablement. Grâce au ciel, la hache de guerre était bien enterrée, les rivalités et les haines étaient bien mortes, les hostilités ne s'étaient pas à nouveau déclenchées. Il ne rêvait pas. Tout ici était profusément calme et pacifique.
Pour comprendre le terrible émoi qui s'était un instant emparé de l’esprit de Risler et qui lui avait fait craindre le pire, il fallait savoir que son appartement parisien de la rue des Nourrices dont il était désormais propriétaire n'avait pas toujours été un havre de paix. S’il avait aujourd'hui accordé à ses persécutrices pardon et miséricorde, Risler n’oubliait pas que sa tranquillité avait été conquise de haute lutte. Il n’oubliait pas que durant des années une cascade d'épreuves, de conflits, de démêlés avait laminé mon existence. Pour résumer, il n’oubliait pas la redoutable et affligeante période des sœurs Buridan « première mouture » !
Disons quelques mots sur ce fragment d'histoire domestique dantesque et désastreux.
Ainsi, il y avait une dizaine d'années environ, pour le plus grand malheur et le grand préjudice de l'ensemble des locataires de l’immeuble où résidait Risler et alors que ce dernier venait tout juste d’emménager, un couple de cafetiers originaires du Nord de la France, les Buridan, dont le café-tabac se tenait un peu plus loin dans le quartier, avait élu domicile dans le logement du quatrième étage, porte droite, situé juste au dessus de son appartement. Cet événement en lui-même aurait pu demeurer bien anodin si ce couple de cafetiers n'avait été accompagné de leurs deux progénitures alors âgées de onze ou douze ans, en l'occurrence des jumelles qui répondaient aux noms de Carline et Judith.
De prime abord, lesdites jumelles ne présentaient aucun attribut susceptible de susciter l'aversion ni même l'antipathie. Elles offraient même de leurs personnes une image en tous points séduisante et avantageuse. Avec leurs grands yeux noirs en amande un peu canailles, leurs fronts indubitablement intelligents, leurs minois joliment dessinés toujours éclairés d'un franc sourire, avec leurs socquettes blanches et leurs jupes larges qui les faisaient ressembler à des danseuses de be-bop des années quarante, les sœurs Buridan semblaient en effet posséder toutes les qualités que l'on aime à reconnaître habituellement chez les petites filles de leur âge. Mais dans le cas ici considéré, jamais apparences ne s'étaient montrées plus trompeuses ! Les premiers contacts que vous établissiez avec ces fillettes vous menaient rapidement de désillusion en désillusion et vous conduisaient immanquablement à vous demander comment il avait été possible que le système de reproduction humaine ait pu donner lieu à de telles calamités.
Sournoises, ingrates, insolentes, menteuses, malhonnêtes, perverses au plus haut degré, les filles Buridan collectionnaient en réalité tous les vices. Le tapage diurne, et occasionnellement nocturne, était sans conteste la spécialité dans laquelle elles s’illustraient avec le plus de brio. Ainsi, ces charmantes demoiselles n'avaient pas leurs égales en particulier pour sauter à pieds joints ou à cloche-pied sur les lattes de leur plancher, plancher qui, comme on a déjà pu le comprendre, avait eu la douloureuse mauvaise fortune d'avoir partie liée avec toute l’étendue du plafond de Risler. Elles étaient les reines du saut à la corde, les championnes toutes catégories de la course à l'échalote, des adeptes inépuisables du jeu de marelle, des virtuoses de la galipette et de la cabriole au sol. Les misérables étaient également passées maîtresses dans l'art de faire racler chaises et tabourets, de faire rebondir balles et ballons, de faire rouler billes et cerceaux aux quatre points cardinaux du parquet de leur appartement. On ne sera pas étonné d'apprendre que ces deux propres-à-rien étaient aussi des expertes de première force en fous-rires prolongés, en borborygmes crapuleux, en imitations de cris d'animaux et en hurlements en tous genres qu'elles faisaient fuser dans l'enceinte de l'immeuble généralement au moment où on s'y attendait le moins. Sans compter qu'elles avaient toutes deux entamé une désastreuse étude du piano et qu'elles torturaient atrocement et sans trêve les quatre-vingt-huit touches de ce pauvre instrument... sans en oublier une seule. Personne n'aurait raisonnablement exigé d'elles qu'elles interprétassent d'emblée l'intégrale des Sonates de Scarlatti avec la technique d’Horowitz ou The Man I Love avec le toucher de Mary Lou Williams ou de Dorothy Donegan mais lorsqu'elles se mettaient en tête de reprendre leur apprentissage pianistique, ce qui pouvait se produire à tout instant dans la journée, il semblait à chaque fois qu'elles s'adonnaient au pilonnage systématique de tout ce qui pouvait s'apparenter à une structure harmonique ou mélodique. Par moment, on aurait pu croire qu'elles avaient transformé leur chambre en annexe de l'IRCAM et qu'elles s'étaient données pour mission de concocter les formules acoustiques les plus antagonistes, les plus écorchantes pour l'oreille.
La palette des exécrables talents des jumelles Buridan était formidablement étendue. A épisodes réguliers, il leur prenait la fantaisie de jouer "aux indiens". Elles multipliaient alors pendant des heures cérémonies au totem, rituels aux tambours, chants guerriers et autres danses du scalp et chasses à l'ours. Il faut renoncer à dépeindre les cycliques et ahurissantes parties de "petit train" ou de "bal chez la princesse" dont Risler n'avait aucune peine à suivre les entiers déroulements au dessus de sa tête souvent à demi migraineuse.
Son appartement était devenu un lieu invivable. Son estimé ami, le docteur Foudert auquel à plusieurs reprises il avait confié ses malheurs et qui à cette époque ne cessait, incrédule, de lui répondre : "Vous exagérez toujours ! Vous grossissez toujours tout, Tom ! Ces fillettes sont des anges !", avait fini, lui aussi, par tomber de haut. Pour être plus précis, Foudert avait déchanté très exactement le jour où, alors qu'il se trouvait chez Risler et qu’ils se livraient tous deux à l’un de leurs tournois d’Échecs coutumiers, la totalité des parties s'était soldée en la défaveur du docteur essentiellement parce que les jumelles avaient jugé bon d'entreprendre un remake du film La Guerre des étoiles dans les escaliers de l'immeuble ! En bonne logique, leur petit tournoi avait été remporté par celui des deux joueurs qui s'était montré le plus résistant nerveusement aux sifflements des bolides interplanétaires et aux déflagrations des fusils laser qui s'étaient fait entendre sporadiquement pendant toute la durée de leurs joutes. A l'issue de cette finale échiquéenne détestable qui avait vu sa déconfiture, ce Saint Thomas de Foudert, homme ordinairement des plus placides, était entré dans une fureur qu’on ne lui avait jamais connue. Il avait violemment balayé d’un revers de main toutes les pièces de l’échiquier et s’était mis à glapir un chapelet d'imprécations confuses où s'entrechoquaient des mots tels que Largactil, Théralène, Equilium, Haldol, Droleptan... Presque toutes les spécialités neuroleptiques répertoriées au Vidal y étaient passés. Puis il avait quitté précipitamment l’appartement de Risler sans le saluer et en claquant la porte.
Bref, la situation que vivait Risler rue des Nourrices était réellement, authentiquement, dramatiquement désespérante. Il n'était pas excessif de dire que le logis de Risler était devenu une des succursales des enfers. On peut avoir les idées larges, être réceptif aux légitimes et bouillonnantes aspirations de la jeunesse, être disposé à aimer les enfants joyeux, toniques et expansifs mais dans le cas considéré la mesure de l'acceptable étaient amplement dépassée.
Entre deux missions, lorsque tel un Ulysse harrassé, Risler rentrait dans ses appartements pour quelques jours de repos, il lui fallait chaque soir attendre le moment béni de l'épuisement physique des jumelles pour que leur production de raffut cessât et que le silence se trouvât restauré dans l'immeuble. Seule en effet l’implacable dictature du sommeil venait à bout de l'énergie pulvérisante des sœurs Buridan !
Mais ce n'était pas tout. Il ne suffisait pas à ces deux diablesses d'être perpétuellement livrées à elles-mêmes, elles se révélaient être également de fieffées effrontées qui ne se privaient pas le cas échéant de s'égayer aux dépens de Risler. Lorsque par exemple il avait le malheur de les croiser dans l'escalier, elles le gratifiaient invariablement d'un gracieux "Bonjour capitaine" qui semblait issu de la plus irréprochable courtoisie mais qu’il savait en réalité fourbe et hypocrite. Ces chipies avaient développé une fausseté qui battait tous les records. A plusieurs reprises, Risler avait surpris émanant d'elles ce qu'il convient d'appeler des grimaces, grimaces qui d’ailleurs devaient être exécutées derrière son dos depuis belle lurette. Un beau matin, ayant jugé que ces douces plaisanteries avaient assez duré, il avait fait rapidement volte-face dans leur direction et était parvenu à capter sur le vif une de ces contorsions faciales qui lui était destinée. C'était un flagrant délit ! Il leur avait alors décoché un regard foudroyant et avait hurlé d'une voix blanche :
— Ne tirez pas les moustaches du tigre ! Vous pourriez le regretter, sales petites guenons !
En guise de réponse, les deux sœurs lui avaient servi un assortiment de ricanements et de bruits de canard qui avait été suivi de leur fuite ascendante dans la cage d'escalier à un rythme de galopade.
Un autre jour encore, toujours dans l'enceinte de la cage d'escalier, une de ces damnées jumelles lui avait expédié du palier supérieur un élastique en caoutchouc qui, en sifflant, était venu se ficher dans ses cheveux. Cette offensive à l’élastique avait bien sûr provoqué un fou-rire de grande ampleur chez les luronnes, fou-rire qui s'était éternisé fort tard dans le camp retranché de leur chambre à coucher. L'agression ayant eu pour effet de porter l’exaspération de Risler à son comble. Quelques heures après l'incident, il avait apostrophé le père Buridan dans l'escalier de l'immeuble. Il avait vigoureusement protesté contre cette inqualifiable attaque à l'élastique et lui avais signifié mon irritation d'être continûment harcelé par ses progénitures. Faisant donner le maximum à sa lippe bravache et prétentieuse, le géniteur de ces poisons lui avait répondu d'un ton rogue "qu'il ne pouvait rien pour lui" et faisant par ailleurs allusion à sa nature de cheveux, il est vrai un peu désorganisée et rebelle, il avait ajouté :
— Un élastique ne doit pas beaucoup vous décoiffer, mon capitaine !
Risler avait alors regardé ce triste limonadier droit dans les yeux et lui avait lancé à la tête un certain nombre de considérations qui lui faisaient savoir qu'il appartenait selon lui à la plus grande dynastie d’imbéciles de l’Histoire de l’Humanité.
L'escarmouche à l'élastique avait été la première d'une longue série. Comme le père Buridan était aussi franc qu'un âne qui recule et qu'à chacune des incartades de ses filles il restait sourd à ses doléances, Risler et lui avaient de fréquentes altercations qui n'atteignaient pas toujours des sommets de finesse. Les jumelles, quant à elles, fortes de la protection, et peut-être des encouragements, de l'auteur de leurs jours multipliaient les actes de guérilla. De son côté, la mère des fillettes que Risler n’avait pas manqué également d'interpeller plusieurs fois avait choisi de se draper dans une digne neutralité qui équivalait ni plus ni moins à donner carte blanche aux drôlesses.
En vérité, les démêlés de Risler avec les jumelles avaient pris un tour paroxysmique. Dans ce contexte, il faisait tant bien que mal œuvre de résistance, il s'efforçait de répliquer au coup par coup, tantôt en montrant les dents, tantôt en bombardant les fillettes de petites phrases caustiques qu’il jugeait pour sa part assez dévastatrices mais qui la plupart du temps manquaient leurs cibles car ces gamines n'en comprenaient visiblement ni l'esprit, ni même le premier sens. On laisse à penser qu'elle fut son existence à cette époque. Il avait les nerfs en pelote, il se sentait travaillé par de noires et violentes ruminations. Sa patience s'épuisait et tout concourait à le porter aux plus violentes extrémités. Et puis, un beau soir, alors que les dissensions faisaient rage, alors que l'escalade allait grandissante et qu’il sentait germer lui de solides dispositions d'assassin, un authentique miracle avait eu lieu. Ses relations avec les jumelles avait connu un brutal et étonnant revirement, un cours nouveau, inattendu, inimaginable. Qu'on en juge !
Comme on le sait, Risler, en marge de ses activités professionnelles à l’IACO, profondément inspiré et influencé par la littérature chinoise, écrivait des textes poétiques et avait déjà publié plusieurs plaquettes de poèmes qui commençaient à faire sensation auprès de la critique et de nombreux lecteurs. Il venait tout juste de participer à une fameuse émission littéraire de télévision à l’occasion de la sortie de Matin Propice, son dernier recueil en vers. Les jumelles qui ce soir-là devaient se trouver devant le petit écran familial l'avaient aperçu et tout bonnement reconnu parmi les écrivains présents sur le plateau de l'émission. Dès lors, un véritable prodige s'était accompli.
Le lendemain de sa prestation télévisuelle, aux alentours de dix-neuf heures, on avait sonné à sa porte. C'était les deux sœurs Buridan qui, sans mot dire, lui avaient apporté une brassée de grandes roses rouges avant de disparaître à toutes jambes. Dans le bouquet, les terribles misses du 4ème avaient glissé un bristol sur lequel on pouvait lire, rédigés d'une écriture appliquée, ces quelques mots : "Capitaine Risler, nous vous avons vu à la télévision. Vous étiez formidable !". En l'espace de quelques secondes, Risler était devenu formidable ! Il n'en n’avait pas cru ses yeux ni ses oreilles, il s’était pincé pour savoir s’il ne rêvait pas tout éveillé. Ce geste affectueux et surprenant, ce témoignage d'estime sensible et spontané avait été instantanément suivi de mesures concrètes et radicales dont il avait été l’heureux et prioritaire bénéficiaire. Du jour au lendemain les sœurs Buridan avaient cessé de le harceler et d'attenter à sa tranquillité. Du jour au lendemain, elles avaient aboli et abandonné cavalcades et charivaris. Du jour au lendemain, elles s'étaient mises à observer une discrétion draconienne, bienveillante, prévenante, attentionnée, proche de la dévotion à son endroit. Du jour au lendemain, il avait été mis fin à un lourd et pénible contentieux qui avait fait de Risler et des jumelles des adversaires irascibles et des ennemis jurés.
Quelques jours après la remise de la gerbe de roses, Tom Risler eût le plaisir d'être intercepté dans l'escalier par les deux fillettes timides et rougissantes et fut pressé de leur délivrer sur-le-champ deux autographes. Dans cet élan, les démonstrations de sympathie des deux sœurs se firent de semaine en semaine plus abondantes. Désormais, par exemple, elles ne lui claquaient plus la porte d'entrée de l’immeuble au nez ainsi qu’elles avaient régulièrement coutume de le faire. Contre leurs habitudes, ces démons transfigurés s'effaçaient avec déférence à son passage et se mêlaient, lorsque cela était utile, d'aménager toute la place nécessaire à ses déplacements dans les communs de l’habitation. Lorsqu’il se trouvait dans la cage d'escalier ou dans le hall de l'immeuble et qu’il était aperçu d'elles, ces deux trésors s'empressaient de venir papillonner autour de lui et de lui distribuer mille grâces tout en ayant la délicatesse de ne pas le retenir excessivement.
La vie quotidienne rue des Nourrices s'était radicalement métamorphosée. Les jumelles Buridan étaient devenues d'adorables petites amies qui ensoleillaient son existence de locataire. Il s'était mis à les aimer comme si elles eussent été ses propres filles. Elles allaient au devant de tout ce qu’il paraissait souhaiter. La concierge de l’immeuble ne montait plus son courrier. Les filles Buridan étaient progressivement devenues ses substituts. Elles lui livraient avec zèle ses lettres et journaux, et c'était tout juste si le facteur du quartier était autorisé à franchir leur barrage et se trouvait dans la possibilité de lui remettre paquets, télégrammes et courrier recommandé. Il ne se passait pas trois journées sans que ces mignonnettes se fussent enquises de sa santé. Elles avaient même spontanément, et pour le salut de tous, abandonné l'apprentissage du piano. Lorsqu'elles l'apercevaient au marché ou dans quelque magasin du quartier, ses deux admiratrices se précipitaient pour venir lui offrir leur aide ou porter son panier à provisions. Le changement de dispositions d'esprit des jumelles dépassait toutes les espérances. Risler en était même parvenu à éprouver vis à vis d'elles une sorte de sentiment de culpabilité et de remords de les avoir pris si longtemps en grippe. Avait-il été mesquin durant toutes ces années avec ces deux petites fleurs ! N’aurait-il pas du réaliser, comprendre qu’il fallait, comme disait l'adage, que "jeunesse se passe" ?...
Il y avait cependant une ombre à ce tableau de félicité. Au demeurant, les marques enflammées d'adulation manifestées par les sœurs Buridan n'étaient pas sans provoquer chez Risler un brin de gêne. D'autant que les commerçants du quartier commençaient à s'interroger sur le phénomène extravagant de cette paire de préadolescentes qui l'entourait si fréquemment lors de l'accomplissement de ses tâches ordinaires de ravitaillement. On ne comprenait pas bien dans les boutiques et les échoppes du quartier ce qui le différenciait du commun des mortels, ce qui faisait de lui un homme si exceptionnellement attractif. Il est vrai que son unique prestation à la télévision n'avait pas été suffisante pour lui assurer un vedettariat étendu.
Chaque jour, l’embarras de Risler grandissait. Il voyait bien que la perplexité de ses fournisseurs habituels se teintait de noirs soupçons. Certains n'étaient vraisemblablement pas loin de penser qu’il appartenait à une confrérie de satyres pédophiles. D'autres imaginaient sans doute qu’il était une sorte de joueur de flûte satanique occupé à ourdir quelque obscure et trouble manigance. Un peu plus hardie et un peu moins hypocrite que ses congénères, la crémière donna à entendre à Risler qu'on ne tolérerait peut-être pas cent sept ans dans le quartier ses frasques bizarres qui s'étalaient ainsi si impudiquement au grand jour. Bref, sur la place publique, on se questionnait à des degrés divers sur les formidables succès rencontrés par Risler auprès des innocentes ressortissantes des classes collégiennes et sur ce charisme anormal qui s'était mis si soudainement à transpirer de sa petite personne. En d'autres termes, ses déplacements dans la rue des Nourrices et dans les hauts lieux du commerce de proximité s'accompagnaient d'un parfum de scandale, suscitaient une ribambelle de calomnies et de ragots.
La situation n'était pas simple à démêler. Comment Risler pouvait-il endiguer les débordements strictement cordiaux que lui prodiguaient — en tout bien tout honneur — les sœurs Buridan ? Comment pouvait-il parvenir à tempérer cette pure, sincère, juvénile, généreuse et turbulente idolâtrie ? Après l'installation de tant de quiproquos, comment pouvait-il faire admettre son innocence et reconquérir l'estime générale ? La résolution de ce problème lui était rendue d'autant plus difficile que les jumelles tenaient strictement secrètes les raisons de l'admiration entêtée qu'elles lui portaient.
L'attitude involontairement équivoque des fillettes dura plusieurs mois. Par bonheur, un jour, les jumelles finirent par mettre un terme à ce comportement invraisemblable qui prêtait à tant de méprise et qui aurait valu à plus ou moins brève échéance à Risler de devoir répondre à une convocation de la police des mœurs. On a vu que les sœurs Buridan étaient de fortes personnalités qui ne se trouvaient jamais à cours de ressources. En dévoilant enfin haut et fort à la ronde que Risler était "passé à la télé" et qu’il était un "grand écrivain", elles dissipèrent instantanément la confusion publique et remirent toutes les pendules à l'heure dans l'esprit de voisins et commerçants. Dans cette tâche, Carline et Judith Buridan déployèrent une telle phénoménale ardeur communicative, une telle force de persuasion, que tous les chuchotements, que tous les murmures, que toutes les rumeurs vénéneuses furent écrasés en bloc ! Dans le quartier, Tom Risler connut alors une nette, une éclatante réhabilitation. Il fut ardemment félicité, porté sur le pavois. Il regagna ainsi les bonnes grâces tour à tour de son marchand de journaux, de son poissonnier, de son pharmacien, de son quincaillier et même celles du rigide cordonnier de la rue Ambrose qu’il avait vu se métamorphoser pendant toute la durée de cette période critique en un haineux Torquemada de la bouche duquel il s'apprêtait à chaque instant à recevoir l'annonce de sa condamnation au bûcher. On se confondit en excuses, on lui fit la faveur de lui avouer qu'on avait douté un temps de ses intentions, de son honnêteté, de sa moralité. A titre anecdotique, le boucher de la rue des Nourrices, alors qu’il venait lui acheter un bifteck dans la poire, sortit une bouteille de champagne de sa chambre froide, porta un toast en son honneur, lui demanda de trinquer et l'accabla de louanges. Un inoubliable et doux lundi de Pâques, le boulanger de l'avenue Masseteau lui donna l'accolade et lui fit ristourne ce jour-là de dix centimes sur sa demi-baguette de pain. Pour son compte, la crémière ne fut pas la moins satisfaite de voir Risler réintégrer aussi spectaculairement le sain et vertueux giron de la bonne société. Elle lui assura longuement qu'elle n'avait jamais porté foi aux médisances dont il avait été l'objet et lui indiqua que son unique intention avait été de l'informer des commérages malhonnêtes qui se répandaient sur son compte aux seules fins de lui " éviter des ennuis "... Enfin, dans son voisinage le plus immédiat, Tom Risler reçut une offrande de prix qui acheva de le combler : les parents des jumelles mirent genou à terre et firent amende honorable ! Le père Buridan le dota d'un droit à vie de consommation gratuite et illimitée dans son établissement. De son côté, la mère Buridan prit la familière habitude de lui sauter au cou dans l'escalier et de le laisser le visage constellé de marques de rouge à lèvres chaque fois que l'occasion lui en était donnée.
Ces beaux jours consolèrent grandement Risler des années de tumulte que lui avaient fait endurer les jumelles. Ce renversement de situation exceptionnel était appelé à devenir pour lui inoubliable.
Année après année, les événements se normalisèrent et revêtirent de plus justes proportions. Devenues de grandes jeunes femmes et de brillantes étudiantes en chinois à Langues O’, les sœurs Buridan quittèrent l’immeuble pour s’établir dans une chambre de bonne près du Luxembourg et continuèrent un temps à conserver le contact avec Risler par courrier. Puis, Carline et Judith ne donnèrent plus signe de vie. On apprit que l’une était trompettiste de jazz à Pékin, l’autre traductrice-interprète en langue mandarin à l’UNESCO. Pour leur part, les parents Buridan déménagèrent eux aussi du 4ème étage. Ils vendirent leur fonds de commerce de cafetiers pour aller s’installer définitivement à Monts-Picotin dans le Var et jouir de leur retraite. Ils coulent actuellement des jours heureux.
Ainsi après bien des déboires, la fin définitive de l’ère Buridan " première manière " fit donc de Tom Risler un petit coq en pâte rue des Nourrices... excepté quand un ordre de mission ayant germé dans la tête de son patron de l’IACO venait briser ses grands rêves.
Didier Robrieux
[ Août 2025 ]
DR/© D. Robrieux