Nouvelle


Casserole 7

 

 

 

 

COMME DIABLE
EN SABBAT

 
 
        Une fois encore ce voyou, ce scélérat m'avait possédé ! Je me reprochais d'autant plus ce nouveau fiasco que je ne pouvais le remiser sur le compte de l'inexpérience. Combien de fois, en effet, au cours de ma vieille existence, m'étais-je trouvé devant une cuisinière à gaz en position de surveiller une simple, une banale casserole de lait ! Je n'aurais su le dire tant ces occasions avaient été innombrables.        
        Avec le lait, l'histoire commence toujours de la même façon... Vous craquez une allumette, vous allumez le gaz. Les flammes bleuâtres de la cuisinière se mettent à mugir faiblement, presque sans bruit, sous la casserole. Debout, solidement campé sur vos jambes, après avoir rassemblé toute l'attention, toute la présence d'esprit, toute la maturité que réclame cette opération périlleuse, vous surplombez le récipient et vous projetez un regard tendu, concentré, fixe, immobile — un regard d'aigle ! — sur le liquide. 
        Pendant de longues minutes, tout est tranquille, rien ne bouge. Vous vous faites un bonheur de contempler cette surface si plane, si blanche, si lisse, si pure, si sereine. Une rêverie chaste et somnolente vous enveloppe et s'installe progressivement dans toutes les fibres de votre être. 
         Puis le lait se met à frissonner, à frémir légèrement, à trembloter. Une petite vapeur tiède et sucrée s'élève alors jusqu'à vos narines et vient flatter votre odorat. Graduellement, le lait s'arrondit, se galbe. Quoi de plus attendrissant que ce joli ventre soyeux qui gonfle, qui gonfle, qui gonfle lentement, imperceptiblement, silencieusement, sans heurt ni violence, dans ce qui semble être la paix d'une grossesse heureuse. A mesure que le terme approche, vous êtes de plus en plus saisit, envoûté par la simplicité, la beauté, la fraîche innocence de cette maturation féerique... 
         Et puis subitement, l'enchantement cède le pas à l'épouvante ! Le prodige s'efface devant l'horreur ! Comme sous l'emprise d'un charme retors et maléfique, le lait commence à grimacer, à s'enlaidir, à se flétrir. Il se livre soudain à toutes les débauches, à tous les vices, à toutes les bacchanales ! Il se tord, il se trémousse, il se convulse comme diable en sabbat. De seconde en seconde, ce large dôme immaculé qui semblait renfermer toute la sainteté du monde devient de plus en plus hideux, de plus en plus protubérant. Dans la casserole, c'est bientôt le saccage, le déchaînement, c'est l'enfer ! A ce stade, le lait n'a plus d'oreilles, le lait ne connaît plus personne !... Aucune voix ne peut le raisonner, aucune prière ne peut le tempérer, aucun couvercle ne peut en venir à bout ! Porté par ses pulsions ignobles, il gravit toutes les marches de l'orgueil, du dédain, de l'arrogance. Il franchit toutes les bornes de l'impudeur, de l'exubérance, de la mégalomanie. Il enfle, il se bombe, il se gausse, il se rengorge, il se fait plus gros que le bœuf. Il se prend pour le maître du monde ! C'est l'excroissance, c'est l'hypertrophie suprême ! 
         Et puis, splashhhh!... dans un spasme ultime et monstrueux, le lait déborde, bascule, se précipite, s'écrase, dégouline... ruisselle.

Didier Robrieux

[ Septembre 2025 ]
DR/© D. Robrieux