Nouvelle

UN MANIAQUE
DANS LE 10H 57
Par chance, le 10h 57 pour Bréville se trouvait déjà à quai. Franck Carvéa, alerte quadragénaire à l'oeil frétillant et voluptueux amateur de filets mignon à la périgourdine, longea d'un pas rapide l'imposant convoi de wagons qui se profilait devant lui et pénétra à la hâte dans une voiture de seconde classe qu'il jugea à sa convenance.
Le wagon était subdivisé en compartiments de huit places. Il était désert. Carvéa se félicita de la prévoyance dont il avait su faire preuve en s'étant garanti un temps d'avance sur l'horaire de départ. Grâce à dieu, il échapperait une nouvelle fois à cette calamité qu'il redoutait entre toutes, à savoir : effectuer un long trajet en chemin de fer, debout, dans un couloir jonché de valises et infesté de fumeurs invétérés. Ce fut donc avec un sentiment d'intense satisfaction qu'il se glissa dans un compartiment non fumeur et installa son sac de voyage dans le filet à bagages. N'étant pas ce jour-là enclin à bouder son confort, il s'attribua une place de choix près de la fenêtre dans le sens de la marche.
Une grande demi-heure s'écoula. Peu à peu l'agitation s'accentua sur les quais. Par la vitre du compartiment, Carvéa observait les flux incessants d'usagers qui semblaient surgir de toutes parts. Le brouhaha de la gare parvenait de façon assourdie jusqu'à lui. Un léger sourire vint se poser sur ses lèvres. Il ne savait pour quel heureux motif son wagon se trouvait soustrait aux assauts des voyageurs. Il se mit à prier pour que cette situation se pérennise mais durant les dernières minutes précédant le départ le compartiment ne put être épargné par la déferlante humaine. Il fallut faire le deuil d'une tranquillité qu'il avait sans doute trop convoitée.
Ce fut d'abord l'arrivée fracassante de trois individus vêtus de complets à rayures qui d'après ce qu'il put en juger par la teneur de leur conversation embrassaient la profession de voyageurs de commerce. A coup sûr, ces trois-là étaient de ceux qui aimaient à vous posséder jusqu'au trognon lorsqu'il s'agissait de vous cameloter une police d'assurance ou des meubles de cuisine, se dit Carvéa. Peu de temps après, ce fut au tour d'un couple d'amoureux de venir prendre possession de la banquette lui faisant face. Enfin, deux dames d'un certain âge en tenues de randonnée jetèrent leur dévolu sur les places restantes non sans après s'être délestées de sacs à dos dont on ne comprenait pas quels rôles exacts ils pouvaient jouer sur les omoplates de leurs propriétaires tant ils étaient courts, flasques et maigrichons.
Dès le tout début de cette "invasion", Carvéa avait pu par lui-même constater que les bonnes manières que l'on annonçait régulièrement comme moribondes avaient bel et bien déserté ce vaste monde. En effet, au moment de leur incursion, aucun des nouveaux arrivants n'avait daigné lui accorder le moindre salut ni même un regard. Sacrifiant aux usages, Carvéa avait pour sa part adressé quelques signes de tête et sourires affables. Mais mal lui en avait pris. Pour tout salaire de ses politesses, il n'avait reçu qu'une succession de grognements, de haussements d'épaules, quand on n'avait pas levé les yeux au ciel. Mais c'est une chose banale et bien connue : on ne choisit pas ses voisins de train.
Le plus extraordinaire était que ces voyageurs savaient paradoxalement se montrer entre eux très urbains. Les uns et les autres ne se privaient pas en effet d'engager des conversations courtes, il est vrai, mais fort aimables qui s'étendaient souvent bien au-delà des limites du strict exercice des convenances élémentaires. Sachant qu'on ne peut à toute heure "contenter tout le monde et son père", Carvéa renonça à se formaliser de ces primes rebuffades et la légère irritation qui s'était emparée de lui se convertit presque aussitôt en un froid détachement. N'avait-il pas d'autres chats à fouetter que de s'intéresser à l'atrabilarité de cette clique de pauvres diables. Au reste, il entrevit très vite la somme d'avantages qu'allait lui procurer le comportement ouvertement ségrégationniste de ceux qu'il avait désormais grand peine à appeler ses "compagnons" de voyage. Que ces voyageurs chagrins et mal élevés le laissent en paix représentait à y réfléchir ce qu'on pouvait espérer de mieux. Il allait en tout état de cause — et pour son plus grand bénéfice — échapper au calvaire obligé des palabres oiseuses qui avaient le don de fleurir sur toute l'étendue du réseau des chemins de fer de France et de Navarre.
Fort de ces considérations, Carvéa décida de se replonger dans la lecture d’un exemplaire de poche de Her Little Nose, le fameux thriller de D.J. Pinkerton qu'il avait entamé la veille. A peine s'était-il saisi du livre qu'un coup de sifflet retentissait. Le train s'ébranla. Il choisit finalement de différer sa lecture pour profiter pleinement des instants toujours excitants du départ.
Très vite le convoi trouva son rythme de croisière. L'environnement citadin se dissipa peu à peu laissant place au paysage champêtre qui jalonne la ligne et dont un authentique natif de Bréville ne se lasse jamais. Le train roulait vite. Il semblait avoir des ailes. S'offrant aux regards par la vitre du wagon, la végétation s'étendait recouverte d'une scintillante pellicule de givre. Par endroits, les brumes ne s'étaient pas encore levées. Sous le ciel bas, prairies et futaies nappées d'un voile de cristaux à la blancheur argentée formaient une succession de tableaux féeriques, de ceux qui remuent si souvent mystérieusement nos imaginaires à l'approche de Noël. Depuis plusieurs semaines, il faisait un froid sibérien. Par bonheur, à l'intérieur du compartiment, la climatisation dispensait une chaleur réconfortante. Le tangage du train avait installé un bercement doux, apaisant. Affaissé sur la banquette, Carvéa se prit à songer à l'instant d'émotion qu'allait susciter chez lui son retour à Bréville.
Il languissait souvent du pays. Il éprouvait toujours une sorte de pincement au coeur chaque fois qu'il reposait les pieds sur le sol de son cher village. Peut-être cette fois-ci au détour d'une rue... au travers d'une vitrine de commerçant... apercevrait-il la silhouette de Nelly, la petite voisine de son enfance qui, disait-on, était devenue une mère de famille comblée et à laquelle il vouait depuis plus de trente ans un culte secret... Peut-être apercevrait-il la chevelure ambrée de Nelly... Peut-être croiserait-il son regard... ce regard vert... ce regard vert et dévorant qui l'avait fait chavirer jadis... Mais dans ce train cahotant, il était décidément bien difficile de s'absenter dans d'intimes rêveries tant la promiscuité se montrait détestable.
En l'occurrence, le sort ne l'avait guère favorisé. Les voyageurs de commerce avaient le verbe braillard et plastronnant. Avec un sans-gêne qui dépassait tout ce que l'on pouvait imaginer, ils avaient entrepris d'échanger à tour de rôle des souvenirs d'aventures minables qui avaient eu pour cadre des bars, des salles de restaurants, des chambres d'hôtels de province. Il n'était question que de soirées "trop géniales" arrosées au whisky, de gueuletons "supérieurs" qui avaient reçus le renfort de "divins" Pomerols, Sauternes et autres Chambertins. Les gaillards ne pouvaient s'empêcher d'assaisonner leurs récits de plaisanteries à sous-entendus inspirées la plupart du temps par de croustillantes rencontres féminines sans lendemains. Ces représentants de commerce formaient à eux trois un folklorique panel de play-boys tel qu'on les aime : l'un était un mélange de vieux singe et de gros réjouis ; l'autre, un grand dadais taillé en athlète surjouant son rôle de cadre dynamique ; le dernier, un flegmatique faux jeton aux airs supérieurs qui avait choisi la peau de l'intellectuel à lunettes.
Le couple de jeunes gens qui s'était installé face à Carvéa n'affichait guère, de son point de vue, une attitude moins stupide. Il était pour moitié composé d'un type assez maigre flanqué d'un teint crayeux, d'un regard fade vaguement bleuté, d'un bloc de cheveux drus peroxydés coupés en brosse et d'une quincaillerie d'anneaux métalliques plantés dans les oreilles. On ne pouvait pas par ailleurs ne pas remarquer une balafre qui traversait sa joue droite ni les tatouages d'inspiration nazillonnante qui ornaient ses avant-bras. Son aspect vestimentaire, à lui seul, traduisait aux yeux de Carvéa l'étendue de sa primitivité brutale et grossière. En effet, alors qu'il régnait à l'extérieur une température polaire, l'individu était en bras de chemise et selon toutes vraisemblances ne s'était muni d'aucun autre vêtement. L'énergumène possédait cette autre particularité de faire déferler des flots de jacasseries dans les oreilles de sa petite amie, jacasseries qu'il assortissait de papouilles délurées.
Moins volubile, sa jeune complice jugeait à l'évidence préférable de ménager sa salive, ne lui répliquant qu'au moyen d'oeillades minaudières et de trémoussements alanguis, par certains égards, charmants. Car pour être honnête, Carvéa avait dû admettre que la compagne de ce déplaisant personnage était une fort ravissante personne. Son brin de robe rouge — de la soie sans doute —, très courte, façonnée avec bonheur très près du buste et resserrée à la taille par une large ceinture de cuir mettait en relief une plastique qu'elle avait exceptionnelle. C'était une année où les femmes sous l'influence de la mode recouvraient volontiers leurs jambes de seyants collants noirs en laine assez épais. Cette jeune fille en portait. Ses longs cheveux châtain étaient relevés très haut sur le dessus de sa tête et retenus seulement par quelques épingles disséminées à la diable. Que dire de son adorable visage de princesse arabe, du sublime dessin de ses lèvres, de l'arc insensé de ses sourcils sombres et sauvages, du brûlant éclat de ses yeux noirs. Que dire du velours de sa voix, des paroles qui s'échappaient de sa précieuse bouche comme autant de chaudes et célestes mélodies. Véritablement il émanait d'elle un charme à vous donner la fièvre.
Carvéa sut très vite par le canal de son fiancé qu'elle était étudiante en sculpture aux beaux-arts et qu'elle répondait au nom d'Idalina. La belle passagère, on l'aura compris, se trouvait être la seule personne du compartiment qui aurait pu le cas échéant obtenir grâce à ses yeux. Mais un incident avait définitivement ruiné cette possibilité à peine avait-elle vu le jour dans son esprit.
En effet peu de temps après son arrivée dans le wagon, cet ange étourdissant tout de rouge et de noir vêtu avait fait suspendre à Carvéa ses méditations nuageuses à propos de Bréville et délaisser l'idée qu'il avait eue de réattaquer la lecture de son roman. Il n'avait pu se retenir de demeurer immobile comme en extase devant cette conjonction de beauté et de féminité. Alors que depuis un gros quart d'heure il maintenait sur elle un regard appuyé, le fiancé à la balafre s'était brutalement retourné et lui avait décoché un coup d'oeil terrifiant. Ne souhaitant pas envenimer la situation, Carvéa avait détourné les yeux et s'en était tenu là... se réservant toutefois le droit de river son clou à cet Othello aux petits pieds si le besoin s'en faisait sentir. Comment cette fille avait-elle pu tomber dans les bras d'un tel primate ! avait-il fulminé intérieurement. Les goûts de certaines femmes en matière d'hommes avaient toujours été pour Carvéa un domaine qui avait échappé à son entendement. Tel chanteur de variétés en vogue, pour n’évoquer que cela, se permet de ne pas se raser, de se piquer la ruche toute la journée et de jeter à toutes celles qui l'approchent des bordées de grossièretés injurieuses et sexistes... et parvient pourtant à fréquenter les plus jolies et les plus fines d’entre-elles ! Ce genre de constat si souvent observable constituait pour lui une énigme aussi profonde que celle s'attachant aux origines de l'univers.
Dans le compartiment, les personnes les plus effacées étaient indiscutablement les deux randonneuses assises sur sa gauche. Leur effacement était d'ailleurs tout relatif puisque sans avoir eu besoin de tendre l'oreille, il avait en peu de temps été en mesure d'apprendre qu'elles étaient toutes deux professeurs de philosophie en poste dans une université parisienne. Ces deux femmes représentaient un étonnant duo de contraires. L'une était vive et pétaradante; l'autre plutôt mollassonne, éteinte, somnolente. Leurs discussions roulaient comme obsessionnellement sur la problématique de "l'en soi" et du "pour soi" chez Hegel. Utile débat au demeurant mais dans le lieu de cette mobile et restreinte agora rien ne parvenait à se démêler. La plupart du temps la plus remontée de ces universitaires, une tonique hussarde — épaisse chevelure blond cendré en bataille, prunelles bleues glacées luisantes comme des lames de poignards — faisait les demandes et les réponses. Elle tentait en particulier de déployer une certaine théorie sur "l'entendement et l'extrasensible absolu" que sa compagne, sorte de marquise au teint de porcelaine et aux petits yeux de souris qu'elle appelait sans cesse "Mignonne", se faisait fort de mettre en pièces avec une nonchalance mécanique et désabusée propre à faire sortir de ses gongs la plus avancée des prêtresses Zen.
L'heure du déjeuner approcha. Ce fut l'occasion de l'ouverture de plusieurs paquets de pommes chips. On se mit à engloutir force sandwiches achetés avec empressement au vendeur de restauration ambulante du train. Le pâté de foie flanqué de ses arômes si robustes tenait ce jour-là le haut de la cote, excepté dans l'univers gastronomique des philosophes qui exhibèrent une gourde de fer blanc remplie, d'après ce qu'il fut permis de comprendre, de jus de carottes ainsi que deux inexistantes galettes de blé piquetées de graines de sésame dont elles firent un vorace usage.
Passée la gare de Beauvert, un contrôleur parut dans le couloir. L'homme, un gaillard au visage poupin affligé d'une moustache roussâtre et d'une casquette de service trop étroite, frappa plusieurs fois de sa pince de fer la vitre du compartiment. Il demanda à voir les titres de transport.
Après quelques mouvements de recherche, les voyageurs les tendirent à l'employé. Avec une affectation appliquée, le contrôleur poinçonna les billets mais à sa grande surprise ne réclama pas celui de Carvéa.
— Vous oubliez mon billet, M. le contrôleur, dit-il d'une voix affable tout en se dressant sur son siège. Je suis en règle, vous savez !
Étrangement, l'homme ne répondit pas sans même prendre le soin de lui accorder un regard.
Le contrôleur présentait les apparences d'un sujet frappé de surdité profonde ou de somnambulisme. La fixité de ses yeux comme celle des traits de son visage traduisait la plus parfaite absence de réactions.
Carvéa fronça les sourcils et répéta en haussant le ton :
— Vous oubliez mon billet, M. le contrôleur ! Je ne suis pas l'Homme Invisible que je sache !
Mais à nouveau nulle réponse. Le contrôleur tira la porte du compartiment et se déroba comme un voleur. En vérité, cette histoire ne manque pas de sel, maronna intérieurement Carvéa. Comme de raison, au moment où s'était déroulé l'esclandre, les passagers du wagon avaient fait la sourde oreille. Carvéa n'avait du reste à aucun instant espéré voir surgir une quelconque marque de solidarité chez ces Pilate en peau de lapin. Quoique de faible importance, l'incident avait pourtant fait naître en lui un accès d'amertume. L'attitude du contrôleur l'avait exaspéré. Il se sentit soudain légèrement oppressé, l'air lui manquait. Il lui fallait respirer, s'oxygéner. Aussi se leva-t-il, louvoya entre les jambes de ses voisins qui ne firent — pouvait-il en être autrement ? — aucun effort pour lui faciliter le passage et se transporta dans le couloir déterminé à mettre un terme à son énervement.
Carvéa s'isola un instant dans les toilettes du wagon. Il s'attarda devant le miroir surplombant le lavabo : il avait bien le nez au milieu de la figure ! Il se trouva comme à l'accoutumée un visage jeune, engageant. Ses yeux bruns et expressifs bordés de fines paupières révélaient une nature honnête et joviale. En homme soigné, il était rasé de près, ses joues roses et rebondies sentaient encore l’eau de toilette au jasmin qu’il avait utilisée le matin, son haleine répandait une senteur irréprochable, sa coiffure ne montrait aucune imperfection. Au total, il offrait l'image d'un individu on ne peut plus sain, on ne peut plus normal. Il portait un col roulé noir et sa veste rouge chorizo. Bien des gens lui enviaient son allure, son élégance. Non, il n'y avait rien qui clochait chez lui, on ne pouvait rien lui reprocher. Outillé d’un cerveau énergique et d’une résistance physique avérée, rien ne pouvait par ailleurs saper sa foi en la vie, hormis peut-être ce sentiment qui pénétrait parfois comme par effraction dans son être profond, ce sentiment de se sentir inutile, évincé, ce sentiment de solitude sans fond...
S'étant extrait des toilettes, il prit le frais quelques minutes dans le couloir devant une fenêtre ouverte puis regagna le compartiment, apaisé.
L'atmosphère qu'il y retrouva ne s'était guère humanisée. Les apartés des voyageurs allaient bon train. Les représentants de commerce continuaient de débiter leurs fanfaronnades, les amoureux se livraient plus que jamais à leurs horripilantes roucoulades, les deux universitaires n'avaient pour leur part pas renoncé à s'escrimer sur les épineuses arcanes de la phénoménologie hégélienne. Mais il était écrit que ce voyage devait être celui de toutes les excentricités.
Ainsi le train venait tout juste de franchir la gare de Gracian quand reparut le contrôleur cette fois flanqué de deux collègues. Ce dernier frappa au carreau avant d'entreprendre une seconde vérification des billets. Carvéa, il l'admettait volontiers, avait conservé un certain fond d'irritation vis-à-vis de l'employé. Fallait-il que cet animal eût du temps à perdre pour se livrer deux fois en moins de vingt minutes à la même besogne !
Sans rechigner, les passagers s'empressèrent d'exhiber leurs billets. Carvéa fit de même mais comme précédemment le préposé se mit en devoir de les vérifier tous à l'exception du sien.
Cette fois, ç'en était trop, il n'y put tenir.
— Vérifiez mon billet ! Je suis en règle, crème de butor ! tonna-t-il.
Là encore, l'homme resta de marbre et sans souffler mot entama une rapide retraite vers la porte du wagon.
Cet empressement doublé de la plus formidable insolence à vouloir déguerpir sans lui prêter la moindre attention fut la goutte qui fit déborder le vase. Dardant des yeux furieux sur le drôle, Carvéa se leva d'un bond et lui corna :
— Ne jouez pas au petit soldat avec moi, M. le contrôleur ! Il pourrait y avoir du grabuge ! Je vais vous habiller pour l'hiver, moi ! Vous allez voir ! Porte-casquette à la noix ! Triple buse !
Mais à nouveau le contrôleur prit la poudre d'escampette.
Tous les yeux étaient braqués sur Carvéa. Prenant conscience qu'il se donnait involontairement en spectacle, il coupa court à une invective dont il ne déniait pas le caractère brutal mais qu'il jugeait amplement justifiée. Il réintégra sa place fourrant rageusement le billet dans son portefeuille.
Le contrôleur l'avait mis hors de lui. Des crispations presque douloureuses s'étaient emparées de son dos, de sa nuque, de ses épaules. Son cœur cognait dans sa poitrine, son visage était devenu écarlate, une sueur soudaine commença à suinter de son cuir chevelu, à perler sur son front. Tout cela était fort de café ! Fallait-il de nos jours se prosterner devant ces bourriques de contrôleurs pour espérer obtenir leurs faveurs. En vertu de quel principe les transports publics s'arrogeaient-ils le droit de placer certains de leurs usagers en quarantaine. Les événements de la journée continuèrent à s'enchaîner sur un mode assez déplaisant. Le train n'avait pas atteint Crépigny-le-Vieux quand le haut-parleur encastré dans le plafond du compartiment se mit à grésiller avant de laisser échapper un filet de voix nasillard :
Mesdames et Messieurs les voyageurs sont priés de ne pas quitter leurs places.
Nous avons été informés qu'un dangereux maniaque se tenait à bord du train.
Un contrôle de police va avoir lieu dans l'ensemble des voitures.
Ce n'était pas la charité envers les malades mentaux — mais Carvéa pouvait-il en être étonné ? — qui étouffait les passagers du wagon. Après avoir écouté religieusement le message du haut-parleur, les représentants de commerce se mirent à ricaner à grand bruit. Le jeune coq en bras de chemise entreprit de son côté de rassurer sa fiancée qui lui faisait part de son angoisse de se retrouver nez à nez dans l'enceinte du train avec un "fou furieux". Roulant des yeux de matamore et brandissant ses tatouages à qui voulait bien les voir, il se hâta d'expliquer d'une voix retentissante qu'il ne ferait qu'une bouchée du "maniaque" si celui-ci avait le front de se présenter dans le compartiment. Les deux universitaires quant à elles profitèrent de l'événement pour se lancer dans un renfrogneux commentaire où se fit subitement leur accord complet sur les vagabondages et les bifurcations du "fatum". A voir tous les plis de son visage frémir d'une jubilation triomphante, c'est peu dire que la Walkyrie aux cheveux fous et aux yeux d'acier ne fut pas peu satisfaite de rencontrer pour une fois l'assentiment de... Mignonne.
Peu après, comme l'avait annoncée la voix du haut-parleur, une escouade de policiers en uniforme s'arrêta à hauteur du compartiment. L'un d'entre-eux, raide créature à l'oeil dur et à la mâchoire saillante, ouvrit rudement la portière, porta la main au képi et demanda à l'assistance de bien vouloir lui confier ses papiers. De bonne grâce, les occupants du wagon se plièrent à la sommation policière et comme il se doit Carvéa s'exécuta à l'instar des autres voyageurs. Tous les papiers furent scrutés, inspectés, épluchés, quand il eut derechef l'inexplicable surprise de constater que les siens ne lui furent pas même réclamés. Son corps se raidit. Il sentit un flux de sang lui monter au cerveau. Dans un brusque accès d'exaspération nerveuse, il bondit de son siège et beugla au fonctionnaire qui lui faisait face :
— Vous ne voyez pas mes papiers ? Il vous faut une paire de lunettes peut-être ! Vous êtes tous frappadingues dans ce foutu train de malheur !
Impavide, le policier décampa du wagon.
Fou de rage, Carvéa se laissa choir sur la banquette. Il n'avait encore jamais rien vu de semblable. Il était apparemment totalement illusoire de pouvoir obtenir quoi que ce soit de cet équipage de cinglés.
Une onde de violence le traversa. Dans l'existence, il se trouvait toujours des gens pour vous pousser à bout, des gens pour vous faire payer le prix fort, des gens pour vous pourrir la vie... Une fureur sombre l'emplissait désormais, la tension qui l'avait gagné avait gravi un seuil indescriptible. Les digues allaient ne pas tarder à se rompre. Le point de non-retour allait être franchi... Il allait exploser... Il ne pourrait plus retenir ses pulsions... Plusieurs frissons le traversèrent à nouveau. Il dut mettre son mouchoir à contribution pour éponger la sueur qui se faisait plus profuse sur son visage en feu. Anéanti, désespéré, mais également en proie à une étourdissante sensation de sauvagerie dont il ne savait nullement quelle forme extérieure elle allait prendre, Carvéa s'apprêtait à se lever quand les freins du train se mirent à crisser. Le convoi s'immobilisa en rase campagne. Presque immédiatement le haut-parleur du compartiment se remit en action :
Mesdames et Messieurs les voyageurs sont informés que le train 7512 en direction de Bréville
ne pourra malheureusement poursuivre son itinéraire, de nombreux aiguillages
jalonnant la ligne étant gelés et ne pouvant être manoeuvrés...
Nous invitons donc Mesdames et Messieurs les voyageurs à emprunter les cars de remplacement
mis à leur disposition et stationnés sur les bas-côtés de la route se situant à gauche des voies...
Ces cars desserviront les gares de Loupières, Montmarquant, Ménec, Bréville...
Nous recommandons aux voyageurs de descendre sur le ballast avec la plus extrême prudence...
Nous prions notre aimable clientèle de bien vouloir excuser ce contretemps indépendant de notre volonté.
Comme s'il eut été annoncé que le train allait être bombardé, les passagers se levèrent dans un même élan. Puis, dans ce qui ressembla à un délirant mouvement d'hystérie, s'habillèrent en hâte, grimpèrent sur les banquettes, s'emparèrent des sacs, paquets, valises et autres fourniments stockés dans les filets et évacuèrent les lieux en un éclair.
Carvéa, que cet exode précipité avait désenflammé, les abandonna à leur excitation et demeura assis sans bouger leur souhaitant mentalement à tous bon vent et bonne transhumance. Ils étaient tous timbrés. Sortir tel un mouton de Panurge, par ce froid, en pleine nature, en pleins champs, et prendre un car pour Bréville, très peu pour lui. On ne dictait pas sa conduite à Franck Carvéa ! Les grands élans grégaires, il s'en était toujours méfié, on ne savait jamais où cela pouvait vous mener. Lui, avait toujours su écouter la voix de la raison. Il était, en la circonstance, mille fois plus à propos d'agir en dehors de tout emballement, de prendre de la distance avec les événements et de demeurer sereinement au chaud dans le compartiment enfin purgé de la sale engeance qu'il lui avait fallu subir durant plus de trois heures.
Bientôt, il entendit les autocars démarrer et le bruit de leurs moteurs mourir peu à peu dans la campagne. Un silence intense et un grand vide s'installèrent autour de lui.
Carvéa était épuisé, abruti de fatigue. Il ferma les yeux à demi. Il sentit ses nerfs se relâcher, son corps s'engourdir. Il commençait à savourer les molles voluptés d'une somnolence naissante quand un coup de sifflet déchira ses tympans. Le train fut pris d'une brusque secousse et se remit brutalement en marche mais... en sens contraire !... Le Paris-Bréville rebroussait chemin. Ni plus ni moins.
A compter de cet instant, rien de particulier ni personne ne se signala à Franck Carvéa dans l'enceinte du train. Le convoi regagna à toute vapeur et sans faire de halte la gare Montparnasse. Ne souhaitant pas affecter par d'autres complications le déroulement de cette journée irrécupérable, il décida de suspendre l'exécution de ses projets campagnards immédiats et de rejoindre au plus vite le petit logement qui l'abritait au plus profond de la ville.
Didier Robrieux
[ Octobre 2025 ]
DR/© D. Robrieux
[Texte en recherche d’éditeur/éditrice]